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Egalité femmes-hommes : quand la langue est manipulée dans un véritable chantage à la représentation
©DIARMID COURREGES / AFP

Bonnes Feuilles

Jean Szlamowicz dans "Le sexe et la langue" publié aux éditions Intervalles propose de faire un état des lieux des manipulations militantes prenant la langue en otage et le féminisme pour prétexte d'une manœuvre d'intimidation idéologique. Extrait 1/2.

Jean Szlamowicz

Jean Szlamowicz

Jean Szlamowicz est Professeur des universités. Normalien et agrégé d’anglais, il est linguiste, traducteur littéraire et est également producteur de jazz (www.spiritofjazz.fr). Il a notamment écrit Le sexe et la langue (2018, Intervalles) et Jazz Talk (2021, PUM) ainsi que Les moutons de la pensée. Nouveaux conformismes idéologiques. (2022, Le Cerf).
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Parmi les arguments attribuant à la langue une influence, on lit fréquemment que « l’usage du masculin n’est pas perçu de manière neutre en dépit du fait que ce soit son intention apparente, car il active moins de représentations de femmes auprès des personnes interpellées qu’un générique épicène ». Passons sur l’idée d’une « intention apparente » — la généricité est un fait de langue, pas une apparence, et la langue n’a jamais eu d’intention. Il faut néanmoins préciser ce qu’on entend par « activer des représentations ». Nous ne croyons pas à ce que nous disons.

Quand une image devient la manière non marquée de désigner un référent, on appelle cela une catachrèse. Si en français on parle de pied de poule, de pied de la table, de pied à coulisse, de pied de lampe, du pied comme mesure, de compter les pieds d’un vers, de pied à friction, de pied de cymbale, de pied de biche ou de prendre son pied, cela ne signifie pas qu’un locuteur a la moindre « représentation » podologique : il ne voit pas des pieds partout. L’analogie anatomique qui fonde ces termes n’est pas activée cognitivement à chaque fois qu’un locuteur aperçoit un pied de table— il ne se dit pas « c’est incroyable comme les tables nous ressemblent avec ces supports qui sont pour elles comme les pieds sur lequel nous tenons ». On peut penser, cependant, qu’un test psycholinguistique ferait apparaître toutes sortes d’associations réflexes générées par l’identité des termes. Quand nous écrivons, de façon générique, « un locuteur », cela déclenchera-t-il une représentation masculine ? Cela signifie-t-il que le lecteur (encore un homme !) est susceptible de penser « les linguistes excluent les femmes des locuteurs » ou « c’est une tentative d’exclure les femmes des sujets parlants ? ». Faudrait-il à chaque fois dire « un locuteur ou une locutrice » — au risque d’alourdir considérablement les ouvrages de linguistique ? La question du sens d’un énoncé ne concerne pas une « représentation » mais une intention discursive. Dire « Les députés se traitent parfois de repris de justice » n’exclut pas les femmes de cette assertion. On peut imaginer, pourtant, que le groupe nominal « repris de justice » déclenchera davantage une image masculine archétypique puisqu’il est au masculin générique.

Cela signifie-t-il qu’on ne peut pas imaginer qu’une femme puisse être « une » repris de justice parce que le mot employé ne suggère pas directement une femme ? Parler de « représentation » au sens d’« activation réflexe d’une image » n’est pas la preuve de quoi que ce soit, et certainement pas d’une influence sur l’organisation de la société. Certains chercheurs en psycholinguistique tentent des « expériences » pour prouver cette activation de représentations. Comme ils en conviennent volontiers, même s’ils peuvent croire à une influence du générique masculin, « il est toujours plus difficile d’apporter des preuves empiriques pour l’absence d’une différence que pour l’existence d’une telle différence ». Autrement dit, quelle que soit l’expérience, on arrivera toujours à produire des chiffres et des corrélations. Ce biais est lié à l’expérience même. Les variables de telles procédures sont très nombreuses (le protocole, les formulations, les objectifs, les calculs…) et dépendent de choix qui construisent la pertinence de l’expérience. On trouve ainsi des tests où l’on demande à des participants de citer des personnalités politiques, des sportifs, des acteurs en alternant dans les questions formulation générique masculin / formulation mixte (« les candidats ou les candidates », « les sportifs ou les sportives », etc.). On lit alors des conclusions expliquant que « Les participants citent trois fois plus de femmes politiques quand on les interroge sur des candidats / candidates plutôt que des candidats. Ce résultat suggère que le générique masculin favorise l’activation de représentations masculines ».

 Quelle surprise : quand la formulation attire l’attention sur le genre féminin, on a plus de réponses qui mentionnent des femmes… Une approche strictement quantitative ne peut qu’aboutir à ce résultat puisque, en français, un mot masculin peut désigner soit les hommes et uniquement les hommes, soit des hommes et des femmes. De plus, ce genre d’expérience procède en utilisant des consignes qui exercent une grande influence sur les réponses. En particulier, la forme des réponses n’est pas libre : citer des noms en réponse à une question n’est pas tout à fait une production verbale spontanée. Énumérer une liste de noms n’est pas non plus un discours exprimant une opinion. Il ne s’agit donc pas de situations verbales naturelles, ce qui introduit un biais considérable. Par ailleurs, les réponses de ce genre de tests sont aussi conditionnées par l’aspect formel des mots. Les chercheurs, ayant réalisé l’expérience citée, remarquaient ainsi que des participants à un test « décrivaient moins souvent une femme quand on leur demandait d’imaginer un individu typique plutôt qu’une personne typique d’un groupe professionnel ».33 Ce genre de phénomène n’est pas le fruit d’une représentation sociale mais d’une simple affinité formelle : on répond au masculin à une formulation au masculin et vice-versa.34 Le langage repose sur un traitement procédural et pas seulement déclaratif et il comporte nécessairement une forme d’automatisme — or ce genre d’expérience sollicite davantage la dimension procédurale mécanique que le développement discursif déclaratif.35 Enfin, dans des contextes différents, le même mot n’aura pas les mêmes extensions sémantiques. La généricité d’une formulation peut être ambiguë ou pas. Le mot homme possède, par exemple, des emplois génériques et d’autres spécifiquement masculins. De toute évidence, dire « Comme tout animal supérieur, l’homme est un agrégat de plusieurs trillions de cellules, dont chacune représente un assemblage de molécules diverses »36 ne déclenchera pas les mêmes réactions que de demander une liste de « sportifs ». Un contexte qui génère des ambiguïtés référentielles (« candidats », « sportifs ») produira nécessairement certains types de réponses

Extrait de "Le sexe et la langue" de Jean Szlamowicz publié aux éditions Intervalles

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