E. Todd : “Ce livre, c’est aussi la révélation du rôle du PS dans la destruction de la République”<!-- --> | Atlantico.fr
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Emmanuel Todd revient dans "Qui est Charlie ?" sur les moteurs effectifs de ce rassemblement.
Emmanuel Todd revient dans "Qui est Charlie ?" sur les moteurs effectifs de ce rassemblement.
©Chicagoboyz.net

Qui est Emmanuel Todd ?

Alors que les manifestations du 11 janvier ont été caractérisées comme une prise de conscience collective et républicaine, Emmanuel Todd revient dans "Qui est Charlie ?" sur les moteurs effectifs de ce rassemblement, un "flash totalitaire", qui révèle au contraire les fractures d'une société française en pleine crise religieuse.

Emmanuel Todd

Emmanuel Todd

Emmanuel Todd est un historien, anthropologue, démographe, sociologue et essayiste. Ingénieur de recherche à l'Institut national d'études démographiques (INED), il développe l'idée que les systèmes familiaux jouent un rôle déterminant dans l'histoire et la constitution des idéologies religieuses et politiques.

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Atlantico : Depuis la sortie de votre livre vous êtes la cible de violentes critiques, comment l’expliquez-vous ? Aviez-vous conscience, en vous attaquant aux manifestations du 11 janvier, de vous en prendre à un totem français ?

Emmanuel Todd : C’est une évidence. Le 11 janvier, j’avais ressenti ce que j’appelle un flash totalitaire, et l’impossibilité de s’exprimer dans les médias. J’ai donc fermé ma gueule. Et là, 4 mois après l’événement je me heurte à un très joli tir de barrage de la part de journalistes qui pour la plupart n’ont pas lu mon livre. Je découvre France-Inter et France-Culture, hier espaces de liberté, revenu au style RTF de radio d’état, Le Monde reconverti en néo-Pravda publiant les communiqués du gouvernement, des organes comme Marianne ou Challenges s’affirmant en pôles d’analphabétisme. Mais il ne faudrait surtout pas dramatiser : L’Obs, Libé, l’Huma, le Journal du Dimanche, Canal-Plus, RMC et Mediapart, pour n’en citer que quelques-uns, se sont fort bien comportés, ce qui ne signifie pas qu’ils ont approuvé mon livre, mais accepté de discuter ou de critiquer sereinement  "Qui est Charlie ?". Le débat est ouvert. La France reste une démocratie libérale, un peu émotive peut-être, mais libérale. "Your excitable country" avait coutume de me dire mon directeur de thèse de Cambridge, Peter Laslett. Et puis, la situation, comme en janvier dernier n’est pas celle que l’on croit : je reçois par mail un nombre incroyable de messages de soutien et, ce qui est fascinant, un nombre infime de reproches et quasiment aucune insulte.

De toute façon, je suis adossé à un livre, certes polémique, mais très solide, dont le cœur est une analyse statistique – une régression multiple – indiscutable. Mon armure c’est ce livre. Le problème que commencent à avoir les gens qui ont raconté n’importe quoi c’est qu’ils vont apparaître de plus en plus pour ce qu’ils sont : des censeurs a priori, et des paresseux.

Vous dites Zemmour, Houellebecq et Charlie Hebdo même combat ?

Je ne dis pas ça. Je pratique une sociologie précise. On a eu, du milieu des années 80 à l’année 2000, en gros, une vague arabophobe en milieu populaire. Ca a été l’époque de la montée du FN. Ensuite, ce que l’on a vu, en particulier depuis 2005, c’est la montée de l’islamophobie dans les classes moyennes. Même si l’islamophobie des classes moyennes reste modérée- il faudrait commencer à la quantifier- je suis inquiet, parce qu’aujourd’hui, comme dans la Grèce d’Aristote, l’équilibre social et politique dépend fondamentalement des classes moyennes.

Tous les basculements sociaux, qu’ils soient d’extrême gauche ou d’extrême droite, sont portés par les classes moyennes. C’est quand elles deviennent instables, quand elles commencent à déraper, que les sociétés dérapent. L’émotion et la sur-mobilisation des classes moyennes et supérieures le 11 janvier c’est d’abord l’indication d’une société qui entre en instabilité. Les gros tirages que réalisent Houellebecq et Zemmour sont aussi des indicateurs. Charlie, je ne veux pas en parler, parce que ce qui est arrivé aux gens de Charlie est atroce… J’adorais Bernard Maris qui me le rendait bien. Il répondait pour moi au critère premier de l’intelligence : être capable de changer d’avis.

Pourquoi dites-vous que les manifestations du 11 janvier étaient islamophobes ?

J’ai dit qu’il y avait une composante islamophobe. Dans mon souvenir, les gens ont très explicitement manifesté en masse, crayons à papier en main, pour défendre la liberté de caricaturer Mahomet. Il est absolument clair que ça avait un rapport avec l’islam. Ce qui est étrange, c’est que nous soyons encore en train d’en discuter. Mais j’ai aussi dit dans le livre qu’il y avait des tas de gens sincères. D’ailleurs la fureur qu’a suscité mon livre ne vient sans doute pas des gens sur lesquels je me serais trompé, c’est-à-dire les gens sincères, des vrais libéraux égalitaires et républicains. Je ne peux pas imaginer que les gens qui relèvent de cette catégorie soient rendus hystériques par ce qui serait seulement de leur point de vue une erreur, une stupidité. Ca n’est pas ça qui peut expliquer la fureur. Ce qui explique la fureur, je pense, c’est le dévoilement d’autre chose, l’empreinte  "catholique zombie"(selon Emmanuel Todd et Hervé le Bras, dans le Mystère français, les catholiques zombies sont les populations catholiques ayant abandonné leur pratique religieuse à partir des années 60 tout en ayant gardé des habitudes sociales), c’est la répétition de Maastricht. (La carte sociale et géographique des manifestations de soutien à  "Charlie" se calque sur celle du vote oui à Maastricht) Surtout, le parallèle que je fais entre les manifs et le vote pour Maastricht m’a permis d’aller au bout de l’analyse du phénomène socialiste. C’est ça l’important ; le dévoilement. Mais il faut être nuancé jusqu’au bout : je reçois beaucoup de messages de gens qui s’auto-définissent comme catholiques zombies et qui me remercient de les avoir aidé à progresser vers une prise de conscience positive. Identifier des déterminants statistiques, ce n’est pas priver de liberté. En l’occurrence, c’est la possibilité de devenir plus libre.

Vous affirmez donc que les cortèges étaient essentiellement composés de blancs, catholiques, issus des classes moyennes. Comment pouvez-vous affirmer que les populations d’origine immigrées était sous représentées ?

Il y a quelques éléments du livre qui ne sont pas quantifiables par la méthode cartographique mais je ne fais ici que dire ce qui a été vérifié par tout le monde. J’ai questionné nombre de participants. Des journalistes me reprochent maintenant- de vrais comiques ceux-là -de ne pas être allé aux manifestations. On me dit : comme pouvez-vous en parler alors que vous n’y étiez pas ? Vous connaissez beaucoup d’historiens qui sont allés visiter l’Athènes du Vème siècle ou Paris au Moyen-âge, où qui ont personnellement participé à la prise de la Bastille ? Par rapport à ce livre, certains ne sont pas dans un état normal.

Si ces manifs étaient islamophobes, comment expliquez-vous que les zones où le Front National est fort n’aient que peu manifesté ?

Je n’ai dit nulle part que le fait de ne pas aller manifester prouvait l’absence d’arabophobie.

Quels sont les ressorts qui, selon vous, ont transformé la notion de l’arabophobie ;  "l'arabe" des années 80-90 en "musulman", à l’islamophobie des années 2010 ? Que traduit cette évolution ?

Le Front National apparaît entre 1984 et 1986. Vers 1990, il est corrélé à +0,82, (le maximum étant +1) avec la présence d’immigrés d’origine maghrébine. C’est un moment où les classes supérieures sont à un degré zéro de conscience du problème. Elles se complaisent, en particulier au PS, dans le droit à la différence. Toutes les cultures sont merveilleuses, la France est une grande république universaliste. C’est l’époque du  "Touche pas à mon Pote". Les élites baignent dans une idéologie multiculturaliste que moi j’appelle différentialiste. De leur côté, les classes populaires sont confrontées à des populations immigrées dont les modes de vie sont extrêmement discordants par rapport aux leurs.

Dans Le Destin des immigrés, publié en 1994, je disais déjà : attention, l’immigration maghrébine, ça n’est pas comme l’immigration italienne du 19ème. Les structures familiales italiennes sont comme les nôtres en Provence, plutôt féministes, exogames. Cette fois, les milieux populaires voient arriver des gens différents, avec un statut de la femme assez bas et c’est dans ce contexte que se développe l’arabophobie sur laquelle se construit le FN. A ce moment-là, tout le monde se contrefout de l’islam. Chirac fait des blagues sur les odeurs, il fait écho à l’arabophobie des classes populaires. La seule chose qui aurait pu empêcher la montée du FN, à l’époque, c’aurait été sans doute que les élites disent fortement "Nous sommes en France et tout le monde va s’aligner sur les mœurs françaises". Elles disent le contraire, elles vantent la diversité culturelle. Mais dans la pratique, sous l’apparence de la poussée FN, de 1985 à 1995, on voit augmenter le nombre des mariages mixtes. Tout ne va pas si mal que ça jusqu’à la faillite de l’euro.

L’échec économique a donné un coup de frein à l’assimilation, la crise a enfermé une partie de la population d’origine étrangère dans les banlieues, relégué les milieux populaires français au fond des départements. La crise infinie maintient des différences visibles. A partir de 2000/2005 se développe l’islamophobie des classes moyennes. C’est très différent car ici, nous ne sommes plus dans des problèmes de contact concret, nous sommes dans l’idéologie pure. Une bonne partie des classes moyennes n’a aucun problème de contact avec les populations dites musulmanes, et elles s’excitent quand même. On passe dans le fantasme religieux ou racial. On en arrive à un niveau plus élevé d’abstraction et de danger en fait. On se rapproche du concept d’antisémitisme.

Selon Christophe Guilluy, l'intégration a changé car  "l'autre ne devient pas soi". A l'inverse, vous observez la désintégration de la culture maghrébine au contact de la société française. Comment expliquez-vous cette opposition ? Comprenez-vous l'angoisse d'une partie de la population relative à la perte de son mode de vie ou n'y voyez-vous que de l'Islamophobie ?

C’est le sujet que je traitais déjà dans  "le Destin des immigrés" (1994) où je pointe cette différence de mode de vie. Il faut bien voir que les structures familiales sont des choses qui donnent du sens à la vie. Un système familial, c’est quelque chose dans lequel on vit, qui nous permet de fonctionner en tant qu‘être humain comme si la vie avait un sens, par répétition, par routine. Nous le vivons comme un "bien" qui n’a pas à être discuté. Le système anthropologique français actuel, c’est un système individualiste égalitaire, où les enfants sont libres, et où les femmes et les hommes sont égaux. Nous sommes dans une phase d’accentuation de ce système vers plus de liberté des individus, plus d’égalité des hommes et des femmes. Je ne critique pas, je ressens les choses comme ça moi aussi. Je suis un français du bassin parisien, natif de Saint-Germain-en-Laye, et je pense que les hommes et les femmes doivent être égaux, je pense que les enfants doivent être libres, et quand on dit ça, on est tous d’accord et on pense que l’on est dans le beau, le vrai, et le bien. C’est notre système anthropologique. Et on peut se lever tous les matins sans se poser de question sur le sens de la vie.

Par contre, si vous avez comme voisins des gens qui pensent que leur truc, c’est que la femme ne sorte pas, que les frères doivent être hyper solidaires et que les filles n’ont pas le droit d’aller en boîte de nuit, vous avez un problème qui n’est pas que matériel. Le problème n’est pas juste de l’ordre de la cohabitation ou des  "odeurs", de l’indiscipline etc... Vous ne pouvez pas vous lever tous les matins et partir au travail en vous reposant la question du sens de la vie parce que vous avez un voisin qui fait exactement le contraire de ce que vous pensez être le sens de la vie. Il y a donc un effet anxiogène. J’en étais là en 1994, et la problématique actuelle de l’insécurité et de l’identité culturelle est tout simplement en retard. Imaginez des gens qui revendiquent aujourd’hui le droit à la contraception, bonjour la modernité ! Ce sont des questions qui méritent certes toujours d’être posées, mais ce qu’il est urgent d’ajouter, ce qu’il faut voir maintenant, c’est que le maintien des différences culturelles ne vient pas tellement d’une volonté des populations d’origine arabe de maintenir leur identité, mais qu’il vient de leur enfermement territorial et social par des politiques économiques démentes qui enferment chacun dans son milieu. Les ouvriers sont enfermés, les commerçants sont enfermés. Au niveau People nous voyons partout des  "fils de". Et bien ça passionne moins la presse mais c’est pareil du haut en bas de la pyramide sociale.

Nous sommes dans une situation où le bloc MAZ (classes Moyennes, personnes Agées, et catholiques Zombies) accepte de vivre avec un taux de chômage de 10%, de ne pas faire de politique monétaire suffisamment souple, accepte de laisser pourrir toute une catégorie de la société qui est dominée. Les ouvriers sont relégués au fond des départements, les gosses d’immigrés sont enfermés dans des banlieues pourries, et tout cela sous la supervision du bloc MAZ et, à l’heure d’aujourd’hui, du parti socialiste.

Selon l'étude "le catalyseur" de Jérôme Fourquet et d'Alain Mergier, le 11 janvier est venu "valider" la vision du monde (banlieue-insécurité-terrorisme) de l'électorat frontiste, formant ainsi plus un socle électoral qu'un plafond. Partagez-vous ce diagnostic ?

En ce qui concerne l’effet de validation, c’est très vraisemblable. Je dis dans le livre qu’il existe un risque fondamental que les gens aient vu dans cette manifestation, à laquelle les électeurs du Front national étaient interdits de présence, cette validation. Mais ensuite, en ce qui concerne la prédiction, je dirais  "peut-être, probablement" mais je garde un doute parce que l’un des déterminants fondamentaux du Front National suggère que tout n’est pas si simple.

Sur le plan cartographique, le vote FN s’éloigne de la présence concrète d’immigrés d’origine maghrébine et de leurs enfants. Hervé Le Bras avait vu dans Le Mystère français que la dispersion territoriale de la population d’origine étrangère étaient freinée ou même arrêtée, par, selon moi, la crise économique. Mais cela n’a pas empêché le vote FN de s’éloigner des populations d’origine maghrébine. Ce qui fait que le coefficient de corrélation entre vote FN et présence de personnes d’origine maghrébine, qui était proche de +0.80 dans les années 90, a chuté à près de + 0.20 ou moins aujourd’hui (non significatif statistiquement pour 95 départements). Il y a donc aussi une tendance du vote FN à se détacher de son déterminant de l’immigration.

Le FN est xénophobe et anti-immigré, c’est son fonds de commerce. On ne me fera jamais dire que ce parti a changé. Marine Le Pen ouvre ses discours par l’immigration, en disant des choses qui sont atroces d’égoïsme et de rejet, et qui vont d’ailleurs finir par devenir dysfonctionnelles pour le Front National lui-même.

Mais il y aussi dans le vote FN une contestation d’esprit égalitaire, une contestation des élites, dirigée contre les dominants. C’est la raison pour lesquelles le FN se déplace vers le bassin parisien et est en train de retrouver les anciens espaces communistes. L’un des déterminants les plus puissants du vote FN, c’est la stratification éducative qui est encore plus puissante que la stratification économique.

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale tout le monde savait lire et écrire et puis c’était tout. Très peu de gens avaient fait des études secondaires ou supérieures. Maintenant, on a, dans les jeunes générations, en schématisant, 45% d’études supérieures, 45% d’études secondaires variées, et 10% d’éducation primaire. L’un des déterminants du vote FN c’est son inscription, non pas seulement dans la partie éducative primaire de la population, mais dans les strates primaire et secondaire.

Par contre il y a une immunité des catégories éducatives supérieures au vote FN. Et ce phénomène s’entretient de lui-même parce que voter FN, aujourd’hui, c’est admettre que l’on appartient aux milieux populaires et qu’on est menacé de déclassement social. Il y a un coût psychique au vote FN. C’est admettre qu’on est vaincu, qu’on est bas, et qu’on ne veut pas être dans le super bas. Et nous n’en sommes pas encore là chez les jeunes éduqués.

Donc, la question de la capacité du FN à atteindre l’ensemble de la population, à pénétrer les classes moyennes, c’est-à-dire la moitié supérieure de la société, pour moi, cela n’est pas encore réglé.

Mais évidemment seul le délire unanimiste des médias pouvait faire croire que, parce que l’on avait interdit de présence le FN dans la grande manifestation du 11 janvier, on avait fait disparaître ses électeurs de la société. Une partielle dans le Doubs a vite ramené tout le monde dans la réalité. Il est clair que le FN commence à s’implanter à des élections locales. Mais je ne suis toujours pas dans un état de panique à son sujet. Ce qui m’inquiète vraiment, ce sont les évolutions de l’UMP et du PS sur ces questions-là : le laïcisme radical, l’islamophobie porté dans les classes moyennes par des partis néo-républicains en désespoir économique.

Manuel Valls, ou Jean Marie Le Guen, ont vivement critiqué votre approche de la manifestation tout en omettant de revenir sur votre diagnostic d'une gauche inégalitaire. Quel est le moteur idéologique de cette nouvelle gauche que vous décrivez ?

Je me suis engagé à ne plus revenir sur la polémique avec Manuel Valls. Je m’y tiens.

Reste que l’une des dimensions fondamentale de mon livre, assumée, c’est une analyse parfaitement cruelle et, de mon point de vue ; ultime, du parti socialiste et de la façon dont il a détruit la gauche et transformé la République universelle en une néo-République du bloc MAZ. Ce livre est une reconnaissance du rôle historique du Parti Socialiste dans la destruction de la république et dans sa transformation en néo-république. Presque un hommage à l’importance historique du PS.

Avec Hervé la Bras, lorsque nous avons rédigé Le Mystère français, nous sommes tombés d’accord sur le concept de catholicisme zombie. Ce concept sociologique (sa dimension comique est superficielle) évoque des régions catholiques jusqu’à très récemment, plus dynamiques, plus toniques, parce que fraîchement libérées de l’emprise religieuse, dynamisées, et qui ont produit la CFDT, la deuxième gauche, et à travers leurs performance éducative, une bonne partie des élites nouvelles. Je dois personnellement un grand merci à François Hollande qui m’a permis, par son obstination à ne rien faire de catholique zombie, de mener à terme le travail commencé avec Hervé le Bras. Hervé ne serait certainement pas d’accord avec mes conclusions actuelles.

L’erreur fondamentale de la gauche, et de ma génération, a été de croire que la pénétration des vieilles terres catholiques par le PS signifiait que la gauche s’emparait des régions de droite. En réalité, ce qui s’est passé, c’est que les valeurs de hiérarchie, d’autorité, de déférence sociale, d’inégalité de la France ex-catholique se sont emparées du cœur de la gauche. Mais le vieux PS, la SFIO anticommuniste, était déjà implanté dans des régions de famille souche, autoritaire et inégalitaire du sud-ouest plutôt laïc.

Donc, le PS est devenu le parti dominant de la gauche, et le PC a implosé. Nous n’avions pas prévu cette permanence culturelle catholique zombie. Ce ne sont pas des choses qui me font plaisir, ce sont des choses que je constate empiriquement.

Le PS arrive aux commandes et il est le moteur créatif du système politique français avec l’euro et Maastricht. Jamais la droite n’aurait inventé des trucs pareils, elle est par nature dans une gestion conservatrice. C’est là qu’est l’hommage; le PS a été en un certain sens un parti révolutionnaire, même si sa révolution a été une contre-révolution, la revanche de la périphérie catholique sur la République jacobine.

Je présente dans le livre des cartes de l’inégalité dans les structures familiales en France - mon cœur de métier - et je constate qu’il y a une association positive entre la force du PS et la présence de valeurs inégalitaires.

C’est pour cela que je ne comprends pas pourquoi le PS attire l’attention sur ce livre. En principe, une personne de gauche qui lit  "Qui est Charlie ?" ne peut qu’éprouver un choc, une désillusion abominable. Si on entre dans l’argumentation et si on considère que les preuves sont suffisantes, on ne peut refermer le livre qu’en se promettant à soi-même de ne plus jamais voter socialiste. Parce qu’on a compris que le parti socialiste est un parti de droite. Je dois avouer une certaine incapacité personnelle à imaginer le désarroi symétrique d’un lecteur UMP ou FN découvrant l’affinité de son parti préféré pour la valeur d’égalité !

Ce que vous avez dit sur Charlie aurait finalement occulté vos propos sur le PS ?

On a essayé de me maintenir dans l’introduction du livre, de m’empêcher de parler de la sociologie de la France que permet l’analyse statistique de la manifestation. Mais il n’y a pas que le problème du PS pour moi. La dialectique de l’islamophobie et de l’antisémitisme est encore plus importante et j’ai un peu de mal à la faire passer.

L’islamophobie me rend malade. Le livre plaide pour un accommodement avec l’Islam, mais ce n’est pas une préoccupation récente pour moi.

Ce qui m’a conduit à écrire ce livre, c’est l’antisémitisme des banlieues. Si on reste au stade de l’émotion simple, sans réflexion, comment réagissez-vous à ce phénomène ? Vous voyez des jeunes d’origine musulmane qui tuent des juifs à Toulouse, Bruxelles ou Paris : vous prenez ça simplement comme une validation du préjugé antimusulman, un argument pour l’islamophobie. Ça paraît tomber sous le sens. Mais si vous êtes un sociologue sérieux, si vous êtes capable de prendre du recul historique, vous vous posez la question de savoir comment cette chose fonctionne. Et là, vous comprenez immédiatement qu’il y a un lien entre le développement d’une passion religieuse négative ; l’islamophobie, et le développement de l’antisémitisme. Ils sont une totalité. Et toute islamophobie supplémentaire mènera à plus d’antisémitisme. Ensuite vous comprenez que le bloc MAZ s’obstine dans une politique économique qui n’en finit pas de faire pourrir les banlieues, de lancer les ouvriers contre les arabes, les arabes contre les juifs. Si vous avez découvert en plus que le catholicisme zombie est aux manettes, vous commencez à avoir peur parce qu’il descend par filiation légitime des milieux qui furent antidreyfusards puis vichystes. Tiens, ce sont des germanophiles implacables…..surprise. J’exagère ici bien sûr. Mais il faut que nos classes dirigeantes cessent de faire semblant de ne pas voir que l’échec de l’euro, sur fond de vide religieux, fait pourrir le bas de la société française, angoisse ses classes moyennes et entretien une partie de billard dans laquelle la boule islamophobe frappe et lance la boule antisémite.

Revenons à ce concept qui intéresse tellement les socialistes et l’UMP : la République. L’archétype de la vraie République fut la IIIème, dominée par un bloc hégémonique associant classes Moyennes, Anticléricaux, Ouvriers, Minorités religieuses protestante et juive (un bloc MAOM) contre l’Eglise catholique périphérique. La néo-République actuelle est un système qui est assez différent, un bloc avec un bloc hégémonique MAZ, plutôt contrôlé par les descendants des catholiques, et tous les faibles – ouvriers, minorités religieuses, musulmane ou juive - lancés les uns contre les autres. L’enjeu ultime du livre est de dévoiler cette perversion.

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