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Draghi blues : l’homme le plus puissant d’Europe n’a pas un bon bilan. Mais pas pour les raisons avancées habituellement
©Reuters

SOS inflation disparue

Mario Draghi n'a pas réussi à ancrer les perspectives d'inflation ce qui a donné lieu à des problèmes de baisse des taux et a conduit à la japonisation de la zone euro.

Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Quel est le bilan, à un mois de son départ,  de Mario Draghi à la tête de la BCE ? Quel est l’élément le plus marquant ?

Mathieu Mucherie : Ce qui est le plus marquant, c’est que Mario Draghi a raté sa cible pendant plusieurs années de suite. Les banquiers centraux ont en effet obtenu leur indépendance en échange de quelque chose que tout le monde oublie désormais : le fait d’atteindre une cible d’inflation.  La cible d’inflation a été fixée un tout petit peu en dessous de 2%. C’est comme ça que la BCE elle-même a fixé son objectif. Il s’agit du ferment de son mandat, de son indépendance, conformément à la stabilité des prix défini lors du traité de Maastricht. Mario Draghi a eu pendant huit ans, quelle que soit la mesure d’inflation, un résultat d’inflation à 1%. Quand pendant huit années de suite, on fait 1%, il ne faut s’étonner ensuite qu’on ait un problème de désencrage des perspectives d’inflation, un problème de baisse des taux, un problème de japonisation en somme.

Tout le monde tresse les lauriers de Mario Draghi parce qu’il aurait sauvé les banques et la périphérie. Il faut néanmoins juger les banquiers centraux en fonction de leur mandat. Un banquier central vraiment déterminé peut obtenir 2% d’inflation. Il ne peut pas garantir un taux de croissance réel, mais il peut garantir un certain taux d’inflation. Le banquier central est tout-puissant sur les variables nominales.

Pourtant, beaucoup soutiennent qu’il a eu une politique accommodante et qu’il aurait réussi à vaincre les réticences des « faucons »…

C’est parce que les gens oublient, et qu’ils pensent qu’on peut avoir pendant 20 ans une banque centrale accommodante et être systématiquement en dessous des objectifs d’inflation. Ils sont obligés de revenir aux années 1950, à une époque où on pensait que l’inflation n’était pas monétaire. Ils sont obligés de revenir avant Milton Friedman, avant Irving Fisher, avant les grands maîtres de la monnaie. Ils sont obligés de revenir au mauvais Keynes ou à une espèce de pensée primitive, d’avant David Hume,  où on pensait qu’il n’y avait pas de lien entre l’inflation et la monnaie. Pour cela, ils nous réinventent l’inflation par les coûts, l’inflation par le pétrole, par les salaires. Il n’y aurait pas d’inflation depuis des années, comme certains nous disent, à cause du changement de rapport de force entre les salariés et les patrons, à cause des gains de productivité. Ils « structuralisent » tout, et ils évacuent la politique monétaire. Comme ils sont persuadés que la politique monétaire est accommodante parce que le service de communication de Francfort leur a dit qu’elle était accommodante, ils le croient comme un dogme. Certains estiment : soit on nous ment, et il y a de l’inflation, les statistiques sont truquées (c’est l’opinion PMU du coin) ; soit on est plus sophistiqué, et on dit : l’inflation est allée se nicher dans les classes d’actifs, et elle n’est plus sur les biens et services. Comment se fait-il que vous arriviez à faire une dichotomie entre d’un côté le secteur financier et de l’autre côté le secteur des biens et services ? On ne sait pas, c’est comme cela, cela vient de sortir. C’était la théorie du parti communiste français dans les années 1950.

Comment expliquez-vous qu’il n’ait pas réussi à tenir son mandat ? Quelles sont les raisons ?

La raison, c’est qu’il n’était pas accommodant, que c’était un ancien disciple de Jean-Claude Trichet, et qu’il n’a fait qu’un service minimum de la monnaie. C’est quelqu’un qui a fait une sorte de SMIC monétaire si vous voulez. Il a fait en sorte que la Deutsch Bank, la Société Générale, que quelques pays comme l’Italie, ne sautent pas. Il faut bien reconnaître qu’il a lutté contre son comité, contre Jens Weidmann, contre bien des gens pour faire en sorte que cela ne saute pas. Il faut reconnaître qu’il a fait ce minimum. Cela le distingue bien de Jean-Claude Trichet. Avec Trichet, dix-huit mois de plus c’était terminé. Il faut reconnaître que Draghi a fait une sorte de minimum monétaire, mais c’étais systématiquement trop peu, et systématiquement trop tard. On a du attendre le début de l’année 2015 pour avoir du quantitative easing. En 2012, 2013, des années qui sont des années de récession, on ne fait pas du tout d’achat d’actifs, et au moment où l’on en sort, on rachète des actifs : comprenne qui pourra… Tout est comme cela avec Draghi. Il y a eu beaucoup d’habillage, beaucoup de communication, mais les vraies mesures monétaires (pas le « whatever it takes » du discours), les vraies mesures avec des vrais achats d’actifs, on les a attendues très longtemps. On les a plutôt eues en fin de mandat, à un moment où c’était un petit peu moins nécessaire, mais on a fini par l’obtenir. Mais dès que cela a commencé à produire des effets, au milieu de l’année 2016, il a retiré ces dispositifs. Dès le mois de juin 2017, il programme la fin du quantitative easing. Dès juin 2017, on pouvait s’attendre à ce qu’il y ait un ralentissement de la zone euro : c’est exactement ce qu’on a eu. A partir de février-mars 2018, tous les indicateurs européens se cassent la gueule. Donc depuis dix-huit mois, on est en ralentissement. Mario Draghi a fait trop peu et trop tard. Quand il a commencé à faire les choses, il a commencé à retirer des dispositifs, un peu comme un japonais.

Pourquoi ? On peut se poser la question parce que cela ne lui coûte rien de faire de la forward guidance. « Parce qu’on a une règle à 33% » disent-ils. Ah bon ? « Oui, on vient de l’inventer ». On s’aperçoit deux ans plus tard que la règle des 33%, ils peuvent la faire sauter. La réalité, c’est qu’il y a un mandat, un objectif, et qu’il a été violé pendant huit ans. Avec Draghi, on a une sorte de congélation de ce problème-là, mais du coup on n’a même pas eu la dislocation finale de l’euro. On a eu de la désinflation, mais même pas la grande explication…

Dans quel état laisse-t-il sa place à Christine Lagarde ? Les politiques annoncées le mois dernier peuvent-elles relancer la croissance ? Seront-elles poursuivies ?

La BCE nous a dit pendant tout l’été : attention, attention, vous allez voir ce que vous allez voir. Ils nous ont prévenu à partir du mois de juin, avec l’annulation de la règle des 33%, qui a indiqué qu’il y aurait de l’espace dans le futur pour un quantitative easing. Il y a eu aussi l’idée qu’on allait à nouveau baisser les taux, etc. Pendant tout l’été, il n’était question que de cibles d’inflation symétriques, sous-entendu on pourrait faire plus de 2% pendant des années, etc., etc. Et arrive le 12 septembre, arrive leur espèce de package, et là, saupoudrage à tous les étages. C’est un package complètement saupoudré avec 5 ou 6 items très techniques, très centrés sur le bien-être des banques commerciales plutôt que sur la macroéconomie européenne. Le 12 septembre est donc très déçu. D’ailleurs, regardez le marché des changes : l’euro ne s’est pas affaissé. Cela a été un coup d’épée dans l’eau, parce que cela a été anticipé, mais aussi parce que c’est du saupoudrage. Après on peut dire que Christine Lagarde, dont on a dit que c’était plutôt un bon choix, peut continuer Draghi, mais c’est en réalité le minimum syndical, c’est-à-dire la poursuite du whatever it takes plus ou moins implicite, la poursuite d’un engagement de forward guidance sur les taux (qui ne dit pas trop son nom mais ce sera plus explicité), la poursuite d’achat d’actifs si la conjoncture devait continuer à se dégrader. C’est le minimum. 

Si Christine Lagarde fait ça, c’est juste la continuation de Draghi. Et ça contribuera pas à la capacité à remonter à 2% d’inflation par an. Si nous voulons remonter à 2% d’inflation par an, si nous voulons stimuler la demande agrégée, si nous voulons ne pas tomber dans un cycle de ralentissement avec les américains qui vont ralentir dans les mois qui viennent, cela appelle à d’autres mesures. Des mesures beaucoup plus fortes, beaucoup plus directes, beaucoup plus explicites. 

Par exemple, il faut retravailler sur l’engagement sur la cible, il faut préciser cette espèce de cible symétrique, c’est-à-dire avancer plus loin dans le price-level targetting. Eventuellement il faut reparler de quantitative-easing. Ce qu’à fait Draghi le 12 Septembre, c’est parler de 20 milliards d’achat par mois, ce qui est ridicule. Il faut le faire, ou ne pas le faire. Il faudrait au moins multiplier par trois cette somme, et c’est un minimum.  Ça suppose par conséquent de ne plus acheter que des taux souverains, peut-être acheter plus de corporate mais surtout peut-être un jour acheter des actions. Ça veut dire aussi progressivement arrêter de dire du mal de la monnaie hélicoptère, parce que bientôt, si nous voulons tenir les 2% d’inflation, nous n’aurons pas le choix. Il faudra aller vers des mesures beaucoup plus directes de créations monétaires. Hors, en zone euro, nous n’avons pas vraiment le choix, puisque le traité de Maastricht interdit le financement à l’émission, le financement des déficits sur le marché primaire. Donc malheureusement, comme nous ne pouvons pas passer par ce type de canal là, il n’y a plus qu’une seule solution, c’est une forme ou une autre de création monétaire directe. 

C’est là où on a un héritage assez pernicieux de Draghi, et une continuation assez pernicieuse de Lagarde. Ces gens là disent « nous avons fait quasiment tout ce qu’il fallait de nôtre côté, et donc c’est aux autorités budgétaires d’agir ». C’est hypocrite, car les autorités budgétaire ne peuvent rien contre quelque chose d’aussi massif des anticipations d’inflation. Elles ne peuvent rien pour reflater l’économie et la faire revenir à 2% d’inflation. Quand il faudra mettre 1 500 milliards d’euro sur la table, ce n’est pas le stimulus allemand de 15 milliards et le stimulus Gilets Jaunes de 15 à 20 milliards qui feront face. Les marchés ne regardent que la banque centrale car les marchés savent que la banque centrale est le seul acteur à pouvoir mettre à un moment un très gros paquet d’argent sur la table. Le budgétaire, c’est toujours trop peux, c’est toujours trop loin. Le budgétaire nécessite de plus de prendre de l’argent à des gens pour le redonner à d’autres. C’est donc essentiellement de la circulation, pas de la création. Le budgétaire, c’est tout petit. 

C’est là où on voit le côté keynésien de la BCE et de Draghi. Ce n’est pas un hasard, il a été au M.I.T. J’ai parlé de sa vision de l’inflation qui ne serait pas uniquement monétaire. Le côté keynésien est déjà dans le fond de son analyse. Mais il est aussi dans ses préconisations. On voit qu’aujourd’hui il essaie de re-balancer la responsabilité vers des politiques budgétaires et fiscales, et mêmes vers les autorités règlementaires. C’est amusant, car c’est typiquement l’attitude d’un keynésien, du type Piketty, de paléo-keynésiens des années 1950. Je parle de keynésien de la synthèse: ce sont des gens qui, systématiquement, réagissent aux problèmes posés en demandant que ça soit fiscalisé, structuralisé, budgétarisé. Ils veulent éviter de tout mettre sur la politique de Lagarde.

C’est une régression caractérisé, et c’est par héritage de Draghi, même si Lagarde est un peu dans ce goût-là. On l’a vue au FMI, un peu partout. Elle a plus de sensibilité budgétaire que monétaire, c’est normal. Et c’est une attitude généralisée, on voit aussi ça aux Etats-Unis, au Japon. On essaie d’y renvoyer la balle, c’est du pas-ma-fautisme. C’est gravissime. Pendant 8 ans on remplit un mandat, et on ose dire à la fin: « vous savez, ce n’est pas vraiment de ma faute, c’est dû à des facteurs temporaires idiosyncratiques sur lesquels je n’ai pas de prise - des facteurs temporaires depuis 10 ans ». Et on admet à la fin des fins: « je reconnais qu’il y a un petit problème mais je ne veux pas pour mon confort personnel aller vers des formes plus directes de créations monétaires ». Par conséquent, on demande aux autorités budgétaires, à qui on disait il y a quelques années de faire plus d’austérité, qu’il faut désormais faire plus d’activisme budgétaire. Le problème, c’est que cela ne peut concerner que quelques pays. Il y a des pays où l’espace budgétaire est important: l’Allemagne et 2-3 satellites. Les allemands ont des règles constitutionnalisées, qui font qu’ils ne peuvent quasiment pas fauter, pour des raisons très lourdes. Un plan vert à été décidé, certes 50 milliards ça parait important. Mais en réalité en marge budgétaire nette c’est donc moins, et en plus c’est égrainé sur 4 ans. Ce n’est pas à la hauteur de la reflation d’un continent où on a 12 000 milliers de dollars de PIB. 

On arrivera à défendre Draghi, comme on est arrivé à défendre Bernanke. Ben Bernanke a été le président de la Fed à un moment qui a été la plus grave crise depuis 1937. On arrive quand même à le défendre. Parce que si ça n’avait pas été lui, si ça avait été d’autres personnes de son comité à l’époque à sa place, ça aurait été encore pire. Nous le savons parce que nous avons des transcrits de la Fed, nous avons l’intégralité des transcrits avec 5 ans de retard. Il y aurait eu encore moins de quantitative-easing, moins d’actions, nous aurions peut-être connu la récession terminale. Ce qui fait que tous les banquiers qui se moquent de Bernanke n’auraient plus d’emploi, s’il n’avait pas été là. 

Le cas de Draghi est plus compliqué. On peut faire le même raisonnement: si cela n’avait pas été lui, cela aurait été encore pire. Mais le problème de la zone euro, c’est que comme on n’a aucune transparence, on a pas les transcrits de la BCE. Par conséquent, on n’aura pas, à mon avis, la même indulgence. Il a été fautif sur son objectif d’inflation. Il a fait par ailleurs plein de petites choses qui ont fait tenir le système. Merci à lui, car son comité était beaucoup plus faucon que lui. Mais on n’en a pas la garantie absolue car on n’a pas la transparence, et il laisse un héritage médiocre à Lagarde. 

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