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Derrière l’initiative Hollande-Merkel sur l’Ukraine, Kiev pas loin d’avoir déjà perdu
©Reuters

On avait oublié de vous dire

Angela Merkel était à Washington lundi pour présenter le plan de paix élaboré avec François Hollande à Barack Obama. Mais pendant ce temps, les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses en Ukraine. Un conflit qui fait ressentir aux habitants un sentiment d'abandon.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : Le conflit en Ukraine orientale s'enlise de jour en jour. Si les rebelles épaulés par la Russie semblent toujours prêts à se battre, la lassitude atteint les civils, notamment les Ukrainiens qui ne souhaitent pas forcément être réquisitionnés pour aller mourir dans le Donbass. Peut-on dire que le pouvoir de Kiev a aujourd'hui perdu la bataille des esprits ?

Michaël Lambert : Les Ukrainiens attendaient beaucoup de la part de l’Union européenne, de l’OTAN et des Etats-Unis. Ces trois acteurs avaient pour ambition de pouvoir faire plier la Russie et les séparatistes en usant successivement des pressions économiques, puis en apportant un soutien militaire décisif pour, au minimum, contenir les rebelles et les pousser à l’épuisement.

Plusieurs mois après l’éclatement du conflit, on ne peut que noter l’incapacité des Européens à s’accorder sur les mesures à prendre, notamment sur le plan militaire. L’Union européenne  dispose d’un soft power conséquent, mais n’a pas d’armée commune depuis l’échec des négociations de 1954. En conséquence, il est impossible pour les Européens d’exercer des pressions militaires suffisantes pour influencer les séparatistes ou le Kremlin. Au sein de l’Europe, nous avons trois acteurs essentiels que sont l’Allemagne, la Pologne et la France. Les Allemands et les Polonais sont objectivement les leaders lors des négociations avec Moscou, mais Berlin et Varsovie n’ont pas les capacités militaires suffisantes pour impressionner les Russes, ni même pour rassurer les Ukrainiens en cas de progression du conflit dans le sud du pays. C’est la raison qui pousse Angela Merkel à venir avec François Hollande lors des discussions avec  le Président russe, dans la mesure où la puissance militaire française pourrait compenser le manque de puissance coercitive des Polonais et des Allemands. Malheureusement pour les Européens, le manque d’expertise des Français sur ce qui se passe en Europe de l’Est, et l’intérêt grandissant pour les problématiques moyen-orientales depuis les évènements de Charlie Hebdo, font que la France n’apparait plus comme apte à influencer la Russie ou à impressionner les séparatistes.

Dans une mesure similaire, les Etats-Unis semblent de moins en moins aptes à s’opposer à la Russie dans les Etats membres de la CEI, et un schéma similaire à celui de la Géorgie en 2008 semble refaire surface. Les Etats-Unis savent pertinemment qu’il est impossible d’envoyer des troupes, difficile d’envoyer des armes, ou encore d’inciter l’OTAN à intervenir, cela n’aurait pour effet que de pousser Moscou ou les groupes mafieux à faire de même chez les séparatistes, et rendre le conflit encore plus meurtrier.

Le sentiment d’abandon et l’affirmation de la puissance militaire russe, font que les Ukrainiens savent d’avance que la situation ne leur est objectivement pas favorable. Qui plus est, Kiev ne découvre pas naïvement le principe d’utilisation des Etats de facto par le Kremlin pour accroitre son autorité. L’Ukraine partage une frontière avec la Transnistrie, une enclave officiellement pro-russe, que Moscou utilise déjà depuis plus de 25 ans pour affaiblir la Moldavie et l’Ukraine. Les Ukrainiens sont donc pleinement conscients que Poutine sera le seul à pouvoir décider de la pérennité de la lutte des séparatistes, ce qui pousse au pessimisme, dans le mesure ou le gouvernement russe a objectivement montré que les pressions économiques occidentales n’ont aucun impact sur sa politique militaire.

Ces éléments, auquel s’ajoute la situation économique catastrophique en Ukraine, poussent les citoyens à ne plus croire en la fin du conflit sans renouer le dialogue avec les Russes. On peut donc dire que Kiev à objectivement perdu la bataille des esprits, et regarde impatiemment un renforcement de la puissance diplomatique et militaire européenne, une perspective qui semble impossible avant plusieurs décennies.

De leur côté, les citoyens des républiques autoproclamées de Nouvelle-Russie, ne sont-ils pas prêt à accepter la mainmise des rebelles et des Russes sur leur région afin d'éviter de nouvelles frappes ukrainiennes ?

Les citoyens de Novorossia (Nouvelle-Russie) ne sont pas fondamentalement contre les séparatistes. Le rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN aurait des conséquences néfastes sur le plan économique et social, notamment en raison de la question des visas pour entrer en Russie. La proximité culturelle et linguistique avec la Russie dans ces régions, avant même le début du conflit, auquel s’ajoute la corruption des institutions ukrainiennes, font que Kiev ne dispose d’aucun crédit auprès des populations qui vivent chez les séparatistes.

Le manque de perspective d’avenir et l’aversion pour le gouvernement ukrainien, et ce depuis la fin de la Guerre froide, font que les habitants acceptent l’idée de lutter contre Kiev pour se rapprocher de Moscou, en témoigne les campagnes de recrutement de Novorossia, bien qu’irréalistes sur un plan quantitatif.

Pour faire écho à la première question, les habitants des régions séparatistes ont également conscience de la stratégie de Moscou vis à vis des Etats de facto (Transnistrie, Abkhazia et Ossétie du Sud) et savent bien que le conflit s’arrêtera d’ici quelques années et leur sera bénéfique sur le plan économique, car le Kremlin apportera aux populations son soutien financier. Bien que pouvant sembler relativement nouveau pour les occidentaux, la Russie à déjà une stratégie pour Novorossia, qu’elle puise dans ses expériences précédentes en Moldavie et en Géorgie. Nouvelle-Russie n’est qu’une Etat de facto supplémentaire sur la liste du Kremlin. Les habitants sont donc passifs plus qu’autre chose, une attitude pragmatique au regard du contexte.

A l'inverse les chefs militaires des séparatistes, eux, semblent déterminés à se battre. Leur jusqu'au-boutisme leur permet-il de s'imposer sur le terrain de la "guerre mentale" ?

A l’heure actuelle, les chef militaires des séparatistes ont tout à gagner à continuer le conflit, et tout à perdre à l’arrêter. Premièrement, car le gouvernement ukrainien les condamnerait à la peine de prison à vie en cas de rattachement à l’Etat central. Deuxièmement, les chefs militaires entretiennent souvent des relations avec les groupes mafieux locaux et du Caucase russe. Le conflit est l’opportunité idéale pour vendre des armes devenues de plus en plus difficiles à écouler depuis la fin des guerres dans le Caucase.

Enfin, il est a noter que les séparatistes ne souhaitent pas rendre les armes, le taux de chômage et le manque de perspectives d’avenir poussent les plus jeunes à préférer l’action sur le terrain que de retourner au mode de vie d’avant guerre. Un constat similaire à celui advenu pendant la Guerre de 2008 en Géorgie, ou les Tchétchènes étaient venus piller et se battre en Abkhazie par “amour” de la guerre, même si ce concept semble complètement étranger à la mentalité occidentale.

En ce sens, les séparatistes ont effectivement une longueur d’avance sur le plan psychologique par rapport aux troupes ukrainiennes.

Un an après l'annexion de la Crimée par la Russie, le thing-tank pro Kiev "Free Crimea" (dirigé par Taras Berezovets) a réalisé un sondage téléphonique pour mesurer le ressenti des habitants de la péninsule. Contrairement à ce qui était pressenti, 82% des sondés affirmaient être satisfaits de l'annexion. Dans ce cas précis, Moscou n'a-t-elle pas gagné une bataille psychologique décisive ?

Les résultats du sondage semblent cohérents. Les habitants de la Crimée se sentaient déjà “russes”, et ce depuis la fin de la Guerre froide. Le rattachement-annexion à la Russie est positivement perçu par la population dans le mesure ou il permet aux familles de Crimée d’aller voir leurs proches en Russie sans contrainte de visa, de nouer des relations commerciales, et de pouvoir parler le russe sans aucune intrusion de la langue ukrainienne dans le vie de tous les jours.

On ne pourrait pas dire que Moscou à gagné une bataille psychologique. On peut juste avancer que les occidentaux ont mal évalué la situation en Ukraine avant 2014. Auquel s’ajoute le début de la confrontation entre l’Union européenne et l’Union eurasiatique, qui redessine la carte géopolitique du monde dans lequel nous vivons. Si pour les occidentaux de tels changements territoriaux sont inquiétants, pour les russes, ils ne sont rien de plus qu’une renégociation du partage des territoires de l’URSS après 1991. 

Angela Merkel et François Hollande se sont rendus à Kiev il y a quelques jours, pour tenter de nouveau de relancer les négociations entre l'Ukraine et la Russie. Pourquoi ce type de médiation est-il aujourd'hui vouée à l'échec ?

Le simple fait qu’Angela Merkel et François Hollande se présentent face à Vladimir Poutine est un échec. Cela montre que l’Union européenne n’a toujours pas un représentant supranational qui peut imposer aux Etats membres une vision commune, et donc un échec du passage de la diplomatie des Etats membres vers une diplomatie supranationale. On revient à cette idée fondamentale qu’il est temps pour les Européens de fusionner leurs armées et les services de renseignement, et de passer vers une Europe fédérale, qui sera la seule à pouvoir s’affirmer face à la Russie, mais aussi aux USA et la Chine. Le message est donc évident pour Poutine, le manque d’unité des Européens lui laisse carte blanche pour faire ce qu’il souhaite car l’UE n’est pas assez puissante, ce qui explique le manque de respect qu’il a envers elle.

Enfin, Angela Merkel incarne la puissance économique et l’expertise allemande en ce qui concerne l’Ukraine, mais elle n’a aucune puissance militaire. La France, à l’inverse, incarne la puissance militaire, mais Poutine sait bien que les français n’ont ni l’envie, ni les capacités financières d’envisager une intervention.

Il est à noter que ce type de médiation n’a objectivement jamais pour objectif de donner naissance à un compromis, c’est un acte performatif fréquemment utilisé dans le monde politique,. Cela permet de montrer l’intérêt pour une question, mais pas de lui trouver une réponse. Angela Merkel, François Hollande et Vladimir Poutine le savent bien, mais c’est un jeu diplomatique obligatoire auquel ils doivent se livrer.

Finalement, ne risque-t-on pas de rester au stade des protocoles de Minsk, signés en septembre dernier et quasiment pas appliqué, c'est-à-dire à un statu-quo entre les deux partis campant sur leurs positions ?

C’est le cas. Chaque année la Russie signe une longue suite de documents tant sur le retrait des troupes dans le Caucase qu’en Transnistrie et qu’elle n’applique jamais. Ces signatures n’ont de sens que pour les démocraties occidentales, qui sont des Etats de droit. Alors que la Russie est un Etat de géopolitique, c’est à dire que les impératifs nationaux priment sur le droit international, ce qui est fréquent dans les régimes autocratiques.

La Russie peut donc signer autant de documents qu’elle le souhaite, cela ne veut pas dire qu’elle appliquera ses dires dans la réalité. On revient à cette idée de base qu’il existe une rupture entre monde occidental et eurasien, avec les occidentaux qui ne comprennent pas que l’application de la Loi dépend de la puissance militaire et économique dont on dispose pour la faire respecter. Pour résumer, une loi ne peut fonctionner que s’il existe une force militaire ou policière pour la faire respecter, et l’Europe n’a objectivement aucune force militaire en raison de l’immobilisme politique des Etats membres et les Etats-Unis savent bien la ligne à ne pas franchir.

Cela ne signifie pas qu’il ne faut plus négocier avec Moscou, mais qu’il est temps comprendre que le monde dans lequel nous vivons n’est pas uniquement affaire de soft power, mais aussi de smart power, c’est à dire que l’Europe ne peut pas constamment s’imaginer comme puissance mondiale sans vouloir s’en donner les capacités militaires et en matière de renseignement.

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