Démocratie sous tutelle ? Quand l’Europe se mêle dangereusement des élections en Italie<!-- --> | Atlantico.fr
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Ursula von der Leyen le 14 septembre.
Ursula von der Leyen le 14 septembre.
©Frederick FLORIN / AFP

Interdiction de « mal voter »

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a évoqué « les instruments » à la disposition de Bruxelles pour sanctionner d’éventuelles atteintes aux principes démocratiques de l’UE en cas de victoire de la coalition de droite lors des élections de ce dimanche en Italie.

Victor Delage

Victor Delage

Victor Delage est Responsable des études à la Fondation pour l’innovation politique.

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Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Atlantico : « Si les choses vont dans une direction difficile, j'ai parlé de la Hongrie et de la Pologne, nous avons des instruments », a mis en garde la présidente de la Commission européenne en réponse à une question sur les élections de dimanche en Italie. Même si son porte-parole a précisé et nuancé les propos d’Ursula von der Leyen, à quel point est-ce une intrusion dans la politique italienne ?

Rodrigo Ballester : Ne tirons pas de conclusions trop catégoriques, il s’agit d’un extrait : elle n’a pas dit que cela, méfions-nous des déclarations hors contexte. Mais tout de même, c’est une maladresse énorme d’ores et déjà interprétée comme une incitation à voter « comme il faut ». A deux jours du scrutin, c’est une bombe médiatique, le mal est fait. Mais au-delà du faux pas de communication, c’est également un lapsus révélateur, un aveu d’arrogance démocratique et oui, sans aucun doute une intrusion inexcusable et très probablement contre-productrice pour les intérêts bruxellois qui, secret de polichinelle, voient d’un mauvais œil une possible victoire de la coalition de droite.

Mais ce qui me paraît plus grave, c’est que cet acte manqué dénote un tic autoritaire et anti-démocratique, par rapport à l’Italie, mais également la Pologne et la Hongrie et généralement contre les voix dissidentes, surtout si elles sont conservatrices. En outre, ces déclarations jettent un voile de suspicion sur le règlement de conditionnalité et le mécanisme de l’UE en matière d’Etat de droit. Rappelons que la Commission a le quasi monopole d’initiative pour poursuivre un Etat en manquement, elle jouit d’une discrétion absolue pour lancer une infraction… ou de ne pas le faire. Alors suggérer que cette marge de manœuvre serait peut-être liée à des raisons purement politiques, même drapées d’arguments juridiques, c’est grave.

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Victor Delage : Il est toujours utile de contextualiser une déclaration qui fait polémique : c’est en répondant à une question sur les élections italiennes à venir qu’Ursula Von der Leyen a prononcé ces mots, lors d'une visite jeudi soir à une université américaine. Il ne s’agit en rien d’une déclaration officielle ou d’une interview dans la presse, où chaque phrase est soigneusement étudiée. Il est donc possible de lui laisser le bénéfice du doute et de croire plus en la maladresse qu’à un quelconque calcul politique. Et ce d’autant que son porte-parole, le français Éric Mamer, s’est en effet empressé de justifier que la présidente de la Commission ne faisait aucunement référence à l’Italie.

Néanmoins, ce type d’incursion dans une campagne électorale nationale, qui n’est pas la première, interroge sur la légitimation démocratique. Chaque état démocratique européen repose sur trois principes fondamentaux selon le fameux précepte d’Abraham Lincoln : le gouvernement « du peuple, par le peuple, et pour le peuple ». Au niveau supranational de l’Union, incarnée par la Commission européenne et donc sa présidente, seule la gouvernance « pour le peuple » – paix, puissance économique, rayonnement international… – transparaît réellement aux yeux des Européens. La représentation des peuples par leurs chefs d’État et de gouvernement au Conseil de l’Union existe mais de manière sporadique et indirecte, tandis que le Parlement européen est souvent jugé nécessaire mais bien moins représentatif que les parlements nationaux. En aucun cas, la responsabilité de la Commission européenne ne peut être engagée et remise en cause électoralement, à la différence des gouvernements nationaux. Ce que les Italiens ne connaissent que trop bien pour l’expérimenter régulièrement dans leur pays. À la veille d’un scrutin essentiel, la déclaration d’Ursula Von der Leyen paraît aussi cavalière qu’inopportune.

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Dans quelle mesure l’Union européenne est-elle familière avec ce genre d’implication dans la politique des États, et plus spécifiquement de l’Italie (en poussant pour la nomination de Mario Draghi par exemple) ?

Rodrigo Ballester : Ou surtout la nomination de Mario Monti en 2011, après la démission de Berlusconi poussé à la sortie par l’UE, Merkel et Sarkozy (les mémoires de Timothy Geithner, ex-secrétaire au Trésor américain à l’époque de la crise financière sont révélatrices). Monti était le portrait robot du technocrate compétent et bon teint, le « gendre idéal » de la bulle bruxelloise, respectable et respecté. Mais aux élections de 2013, il a plafonné à 10.5% des votes. Un camouflet pour tous ceux qui le promurent et un épisode qui a laissé des traces dans une Italie qui a beaucoup souffert de l’austérité. Le choix de Mario Draghi était plus consensuel et son gouvernement reposait sur une large coalition, sa nomination n’est pas perçue comme une ingérence.

D’autres exemples ? La Pologne et la Hongrie, bien entendu, surtout après les déclarations de Von der Leyen. En ce qui concerne la première, l’UE intervient dans l’organisation de son pouvoir judiciaire sans, à mon avis, un mandat clair. Concernant la Hongrie, la procédure en conditionnalité, déclenchée pour la première fois est également un bon exemple. Pour l’instant les pourparlers avec Budapest sont constructifs et circonscrits au champ d’application du règlement, mais le doute sur des arrières-pensée politiques de cette infraction demeure, surtout qu’elle fût annoncée littéralement trois jours après la victoire d’Orbán en avril dernier. Encore une énorme maladresse politique.

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Victor Delage : La Commission n’en est pas à son premier fait d’arme avec les Italiens. Pas plus tard que début septembre, Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne, affirmait dans les colonnes de La Repubblica : « Je ne connais pas de souverainistes qui ne soient pas anti-institutions européennes. Donc ce qu'ils disent aujourd'hui n'a aucune importance ». Ce type de discours semble périlleux pour au moins deux raisons.

Tout d’abord, au regard du programme commun de la coalition des droites, réunissant les partis Fratelli d'Italia, La Lega et Forza Italia, rien n’indique que celle-ci souhaite casser les institutions européens. L’article premier de leur programme est même consacré au soutien au projet européen, au respect des alliances internationales et à l’adhésion à l’Alliance atlantique. La coalition s’engage ainsi à adhérer au processus d’intégration européenne, et est favorable à une intégration politique plus forte dans l’Union européenne.

Ensuite, dans le cas d’une victoire de la coalition de « centre droit », grande favorite de l’élection, il sera toujours plus difficile pour les instances européennes d’établir des compromis avec le nouveau gouvernement italien après de telles déclarations.

La situation économique et politique de l’Italie, comparativement à d’autres pays, justifie-t-elle cette vigilance et méfiance accrue de l’Union européenne ?

Victor Delage : Bruxelles et les marchés financiers ont les yeux rivés sur les résultats de cette élection italienne, qui consacrera le successeur de Mario Draghi, qui a été à la tête d’un gouvernement de quasi-union nationale pendant un an et demi. Troisième pays de la zone euro, l'Italie croule sous une dette colossale de plus de 2 700 milliards d'euros, soit 150% du PIB. Après la Grèce, il s’agit là du ratio le plus élevé de la zone euro. Les potentiels désaccords entre le prochain gouvernement et l’Union européenne fourmillent : adoption du budget italien 2023, révision des règles du Pacte de stabilité, renégociation du plan de relance post-Covid italien (200 milliards d'euros financés par l'Europe) en raison de l’inflation, baisse des impôts… La démission de Silvio Berlusconi en 2011, en raison d’une envolée du coût de la dette, est encore dans la tête des investisseurs. Par ailleurs, le désir pas si lointain de Matteo Salvini de quitter l’euro et la rhétorique antieuropéenne qu’a pu avoir par le passé Georgia Melloni ne jouent pas en leur faveur. Les institutions ont donc des raisons légitimes de s’inquiéter, mais leur tourner le dos ne fera que renforcer le risque de les pousser dans les bras de l’illibéral Viktor Orban.

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Rodrigo Ballester : L’Italie est systémique, c’est un poids lourd de l’Union, l’un des Etats membres les plus endettés et celui qui bénéficie le plus du Fonds de Relance européen. En outre, le fantôme du taux différentiel de la dette italienne (le fameux spread) hante encore les esprits et menace de s’inviter à nouveau avec la hausse des taux de la Banque Centrale Européenne. Si l’Italie venait à souffrir économiquement, c’est toute la zone Euro qui en pâtirait.

Mais pourquoi assumer d’emblée qu’une telle coalition, plutôt qu’une autre, ne respecterait pas ses engagements européens ou serait incapable de gérer une crise ? Et si Enrico Letta était en tête de sondages et pouvait former un gouvernement avec les très volatiles, eurosceptiques et ineptes Cinq Etoiles, écouterait-on le même bruit de fond que contre Georgia Meloni ? On frôle le délit de faciès politique, le deux poids deux mesures. Voilà où le bât blesse.

Alors que Matteo Salvini a demandé à Ursula Von der Leyen de s’excuser ou de démissionner, comment cette “pression” à quelques heures du scrutin risque-t-elle d’influer sur un vote où la coalition droite-extrême droite est donnée favorite ?

Victor Delage : Si l’objectif était de déstabiliser la coalition des droites, on peut supposer que ce type de déclaration produit l’effet inverse et ne fait que renforcer le sentiment anti « élites technocratiques bruxelloises ». Que vaut réellement cette parole pour l’électeur italien ? Matteo Salvini n’a d’ailleurs pas attendu longtemps pour en faire son miel à quelques heures du scrutin. En se référant aux précédentes enquêtes internationales de la Fondation pour l’innovation politique (2017, 2019, 2021), on observe pourtant que la perception des Italiens à l’égard de l’Union européenne s’est améliorée. S’ils peuvent approuver le bras de fer engagé par Rome avec Bruxelles, ils sont de plus en plus nombreux à redouter une sortie de leur pays de l’Union européenne : 49% disent vouloir rester dans l’Union, soit 16 points de plus par rapport à 2017 (33%).

Rodrigo Ballester : Difficile à dire, mais en principe, cela devrait galvaniser les électeurs de droite qui voient l’UE en général, et la Commission en particulier, comme un pouvoir sans légitimité démocratique. Je doute que les électeurs se sentent intimidés et décident de voter « comme il faut ». Donc, si l’intention était de Von der Leyen était de mettre en garde et de dissuader (ce qui n’est pas certain), alors c’est complètement raté.

A quel point l'Union européenne craint-elle l'arrivée de cette coalition au pouvoir ?

Rodrigo Ballester : Par réflexe de Pavlov idéologique, les élites bruxelloises craignent en effet l’arrivée d’une coalition de droite aux relents, il est vrai, eurocritiques. Ni Meloni ni Salvini ne sont des fédéralistes chevronnés ni des personnes di sérail comme Draghi. C’est moins le cas d’Antonio Tajani, numéro deux de Forza Italia et ancien président du Parlement Européen. J’ai l’impression que la Commission se montre trop perméable aux pressions médiatiques « mainstream » et à l’hystérie d’un Parlement européen dominé corps et âme par la gauche. Par exemple, le gouvernement de Pedro Sanchez a-t-il jamais subi un procès en europhobie primaire de la sorte ? Non, alors que sa coalition avec Podemos (extrême gauche), nationalistes basques (dont Bildu, bras politique de l’ETA) qui même l’Espagne sur la voie de la dépense publique sans frein représente un risque réel. Et pourtant, silence radio.

Et surtout, ce qui agace avec ce genre d’aveux en demi-teinte et toutes ses initiatives pour défendre l’Etat de droit avec suffisance, c’est que l’UE oublie que s’il y a bien une organisation politique qui est perçue (à tort ou à raison) comme un Léviathan « top-down », c’est elle ! Bruxelles traîne comme un boulet son déficit démocratique, ses modes de nomination aux postes-clés, son opacité, son manque patent de notoriété parmi les citoyens européens, la litanie de référenda nationaux non-respectés, etc… Comment donner des leçons de démocratie dans ces conditions ? La semaine dernière, la Parlement européen a décrété par une grande majorité, que la Hongrie était désormais (nouvelle trouvaille novlangue) un « régime autocratique électoral hybride » en réaction à la victoire sans appel d’Orbán dans les urnes. Mais l’UE, a-t-elle jamais été une démocratie, tout court? C’est l’hôpital qui se fout de la charité, un messianisme éhonté et une hypocrisie exaspérante. Il est impératif que l’UE commence par balayer devant sa porte avant de s’ériger en champion toutes catégories de la démocratie. Question de modestie et de crédibilité

Victor Delage : Giorgia Meloni peut devenir la première femme à s’installer au Palais Chigi. Elle est la chef du parti Fratelli d’Italia qui puise ses racines dans l’idéologie fasciste. Quant à Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, même s’ils ont chacun perdu du crédit, pour des raisons différentes, aux yeux de beaucoup d’Italiens, leur connivence à l’égard de la Russie a de quoi inquiéter. Il Cavaliere déclarait encore il y a quelques jours que Poutine aurait « dû remplacer le gouvernement de Zelensky par un gouvernement de braves gens et retourner en Russie une semaine après. » Leur possible victoire s’inscrit dans un champ plus large. En France, Marine Le Pen a réalisé un score historique au second tour de la présidentielle et est devenue le premier parti d’opposition à l’Assemblée nationale avec 89 députés. Plus récemment, les Démocrates de Suède, qui se réunissaient dans les années 1990 en arborant l’uniforme nazi, sont arrivés en tête de la coalition des droites, passant en vingt ans de 1,4% à 20,5% des suffrages exprimés. Le processus de normalisation de la droite populiste est en cours dans de nombreuses démocraties européennes et pourrait franchir une nouvelle étape décisive avec l’élection de la coalition du « centre droit » en Italie.

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