Dans le match Macron / Philippe : qui s’est le moins mis à dos le reste du pays ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Dans le match Macron / Philippe : qui s’est le moins mis à dos le reste du pays ?
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Divorce en vue ?

Depuis l’affaire Benalla, Edouard Philippe et Emmanuel Macron semblent s'être mis à dos une partie de la haute fonction publique. La chaîne de commandement est-elle définitivement rompue entre le président et son administration ? Qui d'Edouard Philippe ou d'Emmanuel Macron s'est le plus détaché de son administration et ne parvient pas à se faire entendre ?

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

Voir la bio »
Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

Voir la bio »

Atlantico.fr : L'affaire Benalla s'est montré extrêmement révélatrice des tensions qui existent actuellement au sein de l'appareil d'Etat. Si l'on considère les corps constitués, quelles groupes sont aujourd'hui en opposition profonde avec Emmanuel Macron et Edouard Philippe ?

Edouard Husson : L'affaire Benalla avait une origine assez simple à comprendre. Le Président de la République disposait d'un appareil de sécurité organisée, auquel il entendait substituer une organisation propre confiée à un jeune homme non sans mérite mais sans expérience réelle des procédures de l'Etat, qui s'était imposé dans son appareil de sécurité à la faveur de la campagne présidentielle. Pire, il essayait de faire nommer sous-préfet le dit garde du corps. Nous avons eu une révolte des préfets. Peut-être les choses se seraient-elles passées autrement si Emmanuel Macron avait pris le temps de faire former Alexandre Benalla, l'avait envoyé faire du terrain. Mais le chef de l'Etat a pris l'administration de l'Intérieur de haut, les a traités par le mépris. Edouard Philippe, comme Premier ministre, n'a pas compensé l'éloignement entre le président et l'appareil d'Etat: pensons aux 80km/h, où il a ignoré les avis envoyés par les préfets, qui soulignaient, plusieurs mois avant que n'éclate le mouvement des Gilets Jaunes, que la mesure de réduction de la vitesse passait mal dans la France profonde. Il est rédhibitoire pour les représentants de l'exécutif de se couper du Ministère de l'Intérieur puisque les préfets sont leur premier lien avec le pays. Mais on se rappelle que le président avait commencé son mandat en limogeant le chef d'Etat-major des Armées. Il s'agit d'une tendance générale chez un homme qui pense pouvoir gouverner la France en prenant des décisions au sein d'un groupe très fermé de collaborateurs proches à l'Elysée. Le Premier ministre pourrait considérer que son rôle est de compenser. Mais d'une part le Premier ministre est beaucoup plus distant que son apparence ne le laisserait penser; d'autre part ses ministres ont des cabinets réduits de moitié par rapport aux ministères précédents: il s'agit d'une mesure gadget, qui ne procure pas de véritables économies à l'Etat et qui place les membres de cabinet en position d'épuisement structurel. Pour contrebalancer, on a décidé d'associer les directeurs d'administration centrale aux réunions de cabinet mais l'effet en est vite annulé par le caractère descendant hiérarchique ("top down") de toutes les mesures à appliquer. A l'Elysée on ne s'intéresse pas aux remontées de l'administration centrale et on ne s'en préoccupe guère plus à Matignon. 

Eric Verhaeghe : Au sein de l'appareil d'État, plusieurs groupes de pression ont pu être inquiétés par le du de l'exécutif. On a beaucoup dit que le projet, formé par Emmanuel Macron, de reprendre le contrôle du renseignement en créant une cellule à l'Élysée sous sa responsabilité directe lui avait joué un vilain tour et précipité la chute d'Alexandre Benalla. Ce n'est pas prouvé, mais c'est plausible, puisque, dans cette affaire les fuites sont venues de la police, et probablement de la hiérarchie policière. On se souvient aussi de la ruade de Macron avec le général de Villiers, qui apparaît aujourd'hui comme une forte maladresse. Pourquoi avoir humilié publiquement le chef d'Etat-Major des Armées ? c'était inutile et absurde. Tous ces groupes d'intérêts que sont les services de renseignement et l'armée ne sont cependant pas forcément les plus à craindre. On ne peut pas ne pas être troublé par les propos qu'Emmanuel Macron avait tenu sur l'État profond qui agissait dans l'ombre pour contrecarrer ses décisions. Pour le coup, il y avait là une cible différente, désignée par le Président de la République, qui regroupait des gens insoupçonnables et des proches. On peut penser qu'il y classait des gens comme Sylvie Goulard ou même l'actuelle ministre de la Défense. Si l'on traduit ou interprète ses propos allusifs de l'époque, il désignait tous ceux qui, dans l'appareil d'État, sont étroitement liés aux intérêts américains et dressaient un barrage féroce contre tout rapprochement avec la Russie. 

Ces piques du Président étaient surprenantes, puisqu'Emmanuel Macron lui-même peut être soupçonné de s'être beaucoup détourné de la Russie et de la politique extérieure gaulliste. On se souvient de ses attaques disproportionnées contre la prétendue ingérence russe dans les affaires intérieures françaises. L'entendre finalement prôner un dialogue avec Poutine et reprocher à "l'État profond" de s'y opposer ne manquait pas de sel. Mais cela montre que derrière la façade lisse des institutions, de puissants rapports de force sont à l'oeuvre, dont ne perçoit pas grand chose à l'extérieur et qui pourraient déboucher sur des décisions parfois inattendues. 

La chaîne de commandement est-elle définitivement rompue entre le président et son administration ? 

Edouard Husson : Le problème n'est pas qu'elle soit rompue. C'est qu'elle n'a jamais été établie, cette chaîne de commandement ! Le quinquennat a cet inconvénient qu'un président arrive et ne défait jamais vraiment ses bagages. Emmanuel Macron, lorsqu'il a été élu, n'a pas pris le temps de sortir du périmètre qu'il connaissait : l'Elysée et le Ministère de l'Economie et des Finances (où il a recruté ses plus proches collaborateurs). Le limogeage de Pierre de Villiers l'a empêché de conquérir les coeurs au Ministères de la Défense. Il n'a jamais établi son emprise sur l'Intérieur, malgré le sens politique de Gérard Collomb; et celui-ci a fini par démissionner. Mais regardez l'Education Nationale. Le président a la chance d'avoir un ministre qui fait consensus, passionné par son sujet et qui aime le terrain. Eh bien, le président ne l'informe que 15 minutes avant son intervention télévisée de la décision qu'il a prise seul: rouvrir les écoles à partir du 11 mai. Depuis lors le ministre se débat comme il peut avec une mesure sur laquelle il n'a pas été consulté. Ce n'est même plus "l'exercice solitaire du pouvoir" que Giscard attribuait de manière erronée à de Gaulle: c'est une manière totalement solipsiste de gouverner la France.

Eric Verhaeghe : Il existe un phénomène historique, indépendant d'Emmanuel Macron : l'Administration au sens large est difficile à tenir. Pour un Président doté d'une équipe de quelques dizaines de conseillers supposés diriger un État omnipotent, c'est évidemment très peu. Par principe, l'administration aspire à l'autonomie, voire à l'autarcie. Les directeurs d'administration centrale se rêvent volontiers en grands féodaux, avec des vassaux comme les sous-directeurs et les chefs de bureau. Cette aristocratie contemporaine n'affronte jamais le roi ni les grands seigneurs que sont les ministres. Elle se livre avec eux à une guerre d'usure de tous les instants. On dit toujours oui au ministre. Mais au début de son mandat, on dit oui et on traîne des pieds avant de faire. On gagne du temps. Progressivement, on se met à dire "oui, mais..." Et vient la liste des longues complications techniques qui empêchent d'agir comme le ministre ou le Président le souhaite. Il traîne toujours un vieux décret, un arrêté historique avec lequel il faut composer et qui rend impossible l'arbitrage rendu la veille. L'Administration, pour noyer le poisson, adore, dans ces moments, faire assaut de bonne volonté en proposant des mesures supplémentaires, qui sont autant de cavaliers, d'occasions de faire passer de vieux dossiers, de complexités supplémentaires. Tout ceci participe d'une logique historique : le pouvoir politique est un instrument dont l'administration se sert pour gouverner. Puis, lorsque les choses vont mal politiquement, l'administration se rebiffe et commence à tenir tête au ministre, et même au Président. Je me souviens même d'avoir vu un directeur d'administration centrale débarquer dans le bureau d'un ministre dont on savait qu'il allait quitter le gouvernement, pour lui dire ses quatre vérités. Ce genre de choses serait toutefois très inconvenant avec le Président de la République.

Dans le cas d'Emmanuel Macron, il est intéressant d'ausculter sa relation avec Jérôme Salomon. Souvenons-nous que l'actuel directeur général de la Santé a soutenu Emmanuel Macron pendant la campagne électorale. Il a en quelque sorte utilisé Macron pour devenir directeur général de la Santé. Il a été nommé à ce poste en janvier 2018. Pendant la campagne électorale, il avait alerté le candidat Macron sur la pénurie de masques FFP2. Et arrivé à la tête de la direction générale de la Santé, il n'a strictement rien fait sur le sujet. Pourtant, en mai 2019, Santé Publique France a lancé une nouvelle alerte sur ce sujet précis. Voilà qui montre bien l'état des relations entre le président et son administration : c'est déjà le stade de l'indifférence. Les hauts fonctionnaires ne craignent plus les réactions de l'Élysée si les problèmes arrivent. 

De mon point de vue, l'inertie apparente du ministère de la Santé sur la question des masques montre la décomposition avancée dans laquelle se trouve l'autorité macronienne sur l'appareil d'État. Dans la pratique, le Président ne contrôle plus grand chose. Il parle, il fait des discours, souvent flous, mais il prend peu de décisions avisées qui inspirent la crainte. Un directeur de cabinet d'un ministre avait eu une formule amusante un jour, il avait dit : "Mon ministre plane comme un cerf-volant, et je le contrôle depuis le sol". Beaucoup de fonctionnaires doivent se dire ce genre de choses à propos de l'Élysée.  

Qui d'Edouard Philippe ou d'Emmanuel Macron s'est aujourd'hui le plus détaché son administration et /ou ne s'en fait pas entendre ? 

Edouard Husson : Le président est la clé de voûte de la constitution. Il est donc celui qui porte la responsabilité première des dysfonctionnements. Contrairement à une idée reçue, de Gaulle déléguait et faisait confiance à son Premier ministre. C'est le vrai sens du "domaine réservé": pour qu'il existe, il ne faut pas que le président veuille se mêler de tout. De Gaulle mettait tellement ses ministres en responsabilités qu'il ne s'en est pas mêlé quand Pompidou et Foucher ont ignoré les recommandations du conseiller élyséen pour l'Education, Jacques Narbonne, qui avait identifié dès 1963 la massification amorcée des universités et averti qu'on allait vers un gros problème avec le gonflement des effectifs étudiants en sciences humaines et sociales. De Gaulle demanda qu'on mît en place une orientation précoce vers des métiers utiles à l'industrie; Pompidou jugea cette vision "techno" et loin des réalités, avec les conséquences que l'on sait cinq ans plus tard. Mais le Général, qui avait l'expérience du commandement suprême, celui de la guerre, savait qu'on ne fait pas bouger les hommes sur un champ de bataille comme des soldats de plomb. Rien ne peut être efficacement mis en oeuvre dans l'Etat sans une mise en responsabilité de ceux qui sont dans la chaîne de commandement, à tous les niveaux. Le rôle du commandant en chef peut être éventuellement d'intervenir pour rattraper les erreurs commises sur le terrain - ainsi de Gaulle, en mai 1968, reprit-il non sans mal la main, suite aux erreurs commises par son Premier ministre. Il y a certes une propension française au "descendant hiérarchique" mais avec cet Etat on aurait pu faire bien mieux dans la crise du COVID 19. Le problème d'Emmanuel Macron est moins l'autoritarisme que l'ignorance du fait qu'il y ait une chaîne de commandement à mettre en mouvement. C'est ce qui explique d'ailleurs le mélange d'arrogance et de faiblesse qui caractérise son pouvoir: ce président a appris à conduire sur des boites automatiques; il ne sait pas utiliser une boite de vitesses. Si son premier ministre est le levier de vitesses, il le malmène! Au-delà du tempérament technocratique d'Edouard Philippe, il faut bien voir qu'il est à rude épreuve: comment diriger un gouvernement, comment faire tourner une administration quand l'Elysée ne fait que vous informer de décisions déjà prises?  

Eric Verhaeghe : Sur ce point, il y a une réponse constitutionnelle. L'article 20 de la Constitution précise que c'est le Premier Ministre qui détient le pouvoir réglementaire. Autrement dit, c'est lui qui a la responsabilité juridique du pouvoir, le Président étant inviolable. Dans sa logique très militaire, le général De Gaulle avait prévu un puissant contrepouvoir à cette immense délégation dont jouit le Premier Ministre : le pouvoir de nomination sur plusieurs centaines de hauts fonctionnaires. C'est la fameuse pratique du décret en Conseil des Ministres, qui permet au Président d'imposer des nominations au gouvernement, et donc de rappeler au Premier Ministre qu'il ne choisit pas ses collaborateurs. Voilà pourquoi l'équilibre des pouvoirs favorise une forme de spoil system à la française, où le Président qui arrive affirme son autorité en renouvelant largement les directeurs d'administration centrale. On oublie trop souvent que ces renouvellements sont moins une façon de marquer l'autorité présidentielle sur l'administration que sur le Premier Ministre. Curieusement, Macron a joué au gentil et n'a coupé aucune tête en arrivant, sauf celle, maladroitement, du général de Villiers. 

En outre, Emmanuel Macron a montré son incapacité à recruter des gens à lui sur les postes-clés. On se souviendra ici des atermoiements hallucinants dans la nomination du directeur général de la Caisse des Dépôts, ou dans celle du président de la SNCF. Ou dans celle de son directeur de la communication. On pourrait ici dresser la liste très longue des postes restés vacants plusieurs mois du fait de l'incapacité d'Emmanuel Macron à choisir une personnalité pour les occuper. Ces faiblesses sont autant de miel pour l'administration, qui comprend que le centre de gravité du pouvoir s'est déplacé du côté de Matignon. Dans cet exercice, Édouard Philippe la joue plutôt fine, puisqu'il s'appuie beaucoup sur l'administration pour minorer l'autorité présidentielle. Regardez l'exercice du déconfinement. Face à la volonté présidentielle très isolée de déconfiner coûte-que-coûte le 11 mai, le Premier Ministre a su jouer de la tendance naturelle des hauts fonctionnaires à expliquer que tout est compliqué et que tout est dangereux, pour neutraliser l'injonction de l'Élysée. 

Plus que jamais, macronisme rime avec technostructure. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !