Inquiétudes
Dans le match démocratie vs technocratie, quel degré de sincérité pour le budget 2024 ?
Le ministre des Comptes publics a lancé ce mardi la 2e édition des Dialogues de Bercy entre lui et les parlementaires.Y aura-t-il cette année moins d’opacité qu’il n’y en a traditionnellement dans l’élaboration du Budget ?
Charles Prats
Charles Prats est Secrétaire national UDI à la lutte contre la fraude sociale et fiscale ; magistrat en disponibilité et directeur général du groupe RESOCOM - Lutte contre la fraude documentaire.
Philippe Crevel
Philippe Crevel est économiste, directeur du Cercle de l’Épargne et directeur associé de Lorello Ecodata, société d'études et de conseils en stratégies économiques.
Xavier Yvon
Xavier Yvon est administrateur de l’Assemblée nationale. Il a notamment exercé à la Cour des comptes pendant des années. Il écrit ici sous pseudonyme.
Philippe Crevel : Rappelons d’abord que l’insincérité des budgets constitue une antienne, un lieu commun qui revient à chaque vote de budget depuis que le parlement vote les lois de finance. Il s’agit, à certains égards, d'une posture, mais il est vrai que le budget peut différer de la réalité économique. Il ne tient parfois pas compte du ralentissement (ou, occasionnellement, quand cela arrive, de l’expansion) économique. Les dépenses peuvent également être minorées (c’est souvent le cas)... et la loi de finance pour 2024 n’est évidemment pas épargnée. Elle devrait afficher les mêmes problèmes de sincérité que les autres, d’autant plus que les quatre dernières années ont vu se succéder de nombreuses crises. Les gilets jaunes, la guerre en Ukraine et la vague inflationniste, sans oublier, bien sûr, la pandémie. Le contexte actuel n’est pas sans générer de l’incertitude… ce qui rend mécaniquement l’élaboration d’une loi de finance plus complexe. Pour les parlementaires, c’est une occasion de plus de soulever la question de l’insincérité des comptes.
Ceci étant dit, il faut aussi souligner que le parlement français, à la différence des parlements anglais ou américains pour ne citer qu’eux, ne dispose pas de moyens d’information ou de simulation budgétaire propres. Il dépend donc de l’information de Bercy. Il est en situation de sujétion au ministère des Finances. Il y a environ 30 ans, il avait d’ailleurs été question de doter le parlement d’un office budgétaire indépendant… mais ce choix a été récusé par Philippe Seguin puis par ses successeurs. Ce n’est guère étonnant : quand bien même les députés critiquent bien volontiers cette situation de sujétion, ils y trouvent aussi de vrais avantages : se faisant, ils peuvent aisément se dédouaner de toute responsabilité et rester dans la contestation des chiffres de Bercy. Pointer le déficit du doigt, qui sert au ministère à échapper à la réalité économique, c’est également une opposition facile.
Au final, il ne faut pas perdre de vue le jeu de posture qui se joue à ce niveau.
Xavier Yvon : Nathalie Goulet appartient à l’opposition, aussi faut-il ne pas faire preuve de naïveté. C’est un discours qu’il est commun d’entendre dans la bouche des opposants au pouvoir en place et qui ne les empêche d’ailleurs pas de changer radicalement de position quand c’est à leur tour de récupérer les manettes. Cela fait plusieurs décennies, maintenant, que le budget de l’Etat n’est pas sincère, ce n’est pas sous Emmanuel Macron (ou sous son éventuel successeur) que les choses vont changer. Il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit-là d’une forme de jeu du chat et de la souris pour aller vers plus de sincérité.
L’intérêt du gouvernement, bien souvent, c’est de ne pas tout dire. Les causes d’insincérité sont multiples : il y a d’abord la surévaluation des recettes fiscales et, bien évidemment, la sous-évaluation de certaines dépendances. Le projet de loi de Finances sera présenté début octobre. Aujourd’hui, l’exercice du gouvernement consiste donc à essayer de faire tenir un éléphant dans un dé à coudre. Il a des demandes de dépense partout et est contraint par ses recettes pour ne pas afficher un trop grand déficit public. Le déficit de l’Etat, en France, remonte à Jacques Chirac en 1975.
En théorie, les contraintes européennes qui pèsent sur la France lui imposent de ne pas dépasser les 3% de PIB. Avec la crise sanitaire, nous avons explosé tous les compteurs et le déficit a dépassé les 6%. Il en va de même avec l’Ukraine. Tous les députés de l’opposition hurleront donc à l’insincérité du budget, mais quand ils arriveront au pouvoir à leur tour, ils procéderont de la même façon et feront face aux mêmes critiques. Essayons donc de dépasser cela.
En France, il existe trois types de lois de Finance (que les journalistes appellent des “budgets”, mais le mot n’a pas de valeur sur le plan juridique). Il y a la loi de Finance initiale, déposée en octobre et votée jusqu’à la fin du mois décembre. C’est un budget prévisionnel, qui comprend donc des recettes, un déficit et un équilibre. En général, on termine avec 30 ou 50 milliards de déficit en France. Après quoi, il y a aussi l’éventuel projet de loi de finances rectificative. Quand le gouvernement présente l’un de ceux-ci, comme le faisait très souvent Jacques Chirac, il éponge les dépenses supplémentaires non prévues. L’ancien président de la République débloquait régulièrement quelques milliards par manifestations et n’a pas fait preuve de la plus grande sincérité.
Enfin, il y a aussi le projet de loi de règlement. C’est là, me semble-t-il, qu’il sera possible d’identifier la sincérité ou non d’un budget, puisque c’est à ce moment-là que l’on arrête le montant définitif des recettes et des budgets de l’Etat.
Du fait du poids des dépenses publiques, estimé à 8% du PIB, et de celui des prélèvements obligatoires (qui grimpent jusqu’à 45%), le système des finances publiques français apparaît très complexe. D’autant plus que ces éléments sont dispatchés entre le budget de l’Etat - déterminé au moment du vote de la loi de Finances - et la loi de Finances de la Sécurité sociale - qui permet de déterminer le budget des régimes spéciaux. Le problème vient notamment du fait qu’il y a beaucoup d’interférences entre les deux. C’est l’occasion, pour l’Etat, de faire des transferts. Parfois à son avantage, il faut bien le reconnaître, mais aussi parfois à son détriment. Cela ne fonctionne pas à sens unique. Il faut aussi rappeler que l’Etat transfère des dépenses au profit des collectivités locales… qu’il finance par ailleurs en grande partie. C’est quelque chose que les élus locaux ont régulièrement tendance à oublier.
Tout ceci conduit, il est vrai, à une très grande opacité du système français. Celui-ci repose sur un nombre d’acteurs conséquent (collectivités locales, communes, intercommunalités, régions, départements pour n’en citer que quelques-unes…) et ce dernier rend la lecture du budget particulièrement ardue.
Sur le plan politique, il faut rappeler que les gouvernements sont supposés faire adopter des projets de lois de Finance pluriannuels, dans le cadre des PLF quinquennaux. Celui-ci devrait bientôt être discuté à l’Assemblée et au Sénat. C’est un sujet important puisque tant que la France n’aura pas discuté et voté ce texte, elle ne recevra pas d’aide de la part de l’Union européenne. Or, le budget pluriannuel doit comporter une trajectoire de déficit permettant le retour à une somme inférieure à 3% du PIB. Tout gouvernement essaie donc, par des moyens divers et variés, de rentrer dans les clous de ce programme pluriannuel. Certains décident de différer des dépenses, d’autres de les transférer à des acteurs dont l’action n’est pas comptée dans le budget… et il arrive parfois même que d’aucuns minorent les dépenses en espérant ne pas faire l’objet d’une sanction européenne. Car la commission de Bruxelles contrôle elle aussi la sincérité des comptes publics. Après la crise de la dette en Grèce, elle est d’autant plus attentive et s’assure que les Etats ne travestissent pas leurs comptes.
Bien entendu, il reste possible de jouer sur les marges. Il peut y avoir, évidemment, la tentation de placer hors-budget (et hors critère de Maastricht, ce qui prend en compte les régimes sociaux, les collectivités locales et le budget de l’Etat). En tout et pour tout, ce serait l’occasion de dégager quelques milliards d’euros. Dans les faits, cependant, n’oublions pas que c’est souvent l’Etat qui a tendance à reprendre de la dette de la part d’entreprises publiques (EDF, SNCF). Il est plus rare qu’il cache sa propre dette chez d’autres.
Philippe Crevel : Le consentement à l’impôt et le contrôle des dépenses constituent, c’est exact, deux des fondamentaux de nos démocraties modernes. La révolution française s’est faite, à certains égards, sur ces questions fiscales. C’est la nécessité de trouver de nouvelles ressources qui a donné lieu aux états généraux puis à la révolution, ne l’oublions pas.
Il va sans dire, dès lors, que le contrôle financier fait partie des tâches fondamentales du gouvernement. C’est bien pour cela qu’il y existe une commission des finances, chargée de l’exercer tant à l’Assemblée qu’au Sénat. Pour autant, il est vrai que le parlement français dispose de moins de moyens que ses voisins pour effectuer sa tâche. Cela résulte cependant de la décision, répétée à plusieurs reprises, des parlementaires eux-mêmes.
Plus précisément, les membres de la Commission des Finances peuvent faire valoir un droit de contrôle sur pièce et sur place, ce qui signifie qu’ils peuvent se rendre dans n’importe quel ministère et exiger les documents financiers ou comptables de ces derniers. L’administration ne peut pas s’y opposer. Ils peuvent également demander des enquêtes à la Cour des comptes, que celle-ci sera dans l’obligation d’effectuer. Après quoi, elle doit rendre les documents publics. Enfin, ils peuvent aussi décider d’auditionner le ministre des Finances ou le ministre de l’Economie et l’interroger sur sa bonne gestion du budget.
Xavier Yvon : Le rôle du parlement, plus précisément, c’est de voter le budget et de contrôler son exécution. Ce sont deux choses différentes. C’est pourquoi, quand on évoque la sincérité du budget est une question qu’il faut aborder de façon très précise, en allant analyser les données avec force de détail, ce qui demande beaucoup de travail. Le site de l’Assemblée nationale publie, à cet égard, l’essentiel des documents nécessaires aux vérifications. Sans mouiller sa chemise, il ne sera pas possible de voir quelles seront les dépenses sous-évaluées, particulièrement dans le budget 2023 qui est en cours d’exécution. Souvent, quand un projet de loi rectificatif est déposé, cela implique que l’on a considérablement dérapé. La discussion autour de ce projet de loi est toujours très éclairante : elle permet d’identifier où se trouve le problème initial. Ceux-ci sont généralement déposés en même temps ou juste après le projet de loi de finances initial.
Ne perdons pas de vue non plus que, in fine, tout ce qui a été dépensé aura aussi été autorisé. C’est pourquoi certains parlementaires ont de quoi s’interroger : en octobre, ils ont échangé sur un projet de loi de finances carré alors même que le gouvernement a ensuite proposé plusieurs projets de loi rectificative, illustrant potentiellement une volonté initiale de ne pas respecter ses engagements. Seules certaines causes spécifiques (telles que les gilets jaunes, le covid ou la guerre en Ukraine par exemple) peuvent justifier un projet de loi rectificatif sans illustrer un certain défaut de la programmation budgétaire.
Du reste, il existe des moyens de contrôle. Ce n’est pas nécessairement la bonne question puisque, encore une fois, toutes les dépenses auront été autorisées a posteriori. Ces projets de loi permettent précisément d’éponger les dérives. C’est pourquoi il faut s’assurer de la réalité de l’aléas qui a engendré la mauvaise gestion. Là où cela pêche potentiellement, c’est sur l’impossibilité rencontrée par les députés pour contester la programmation budgétaire du gouvernement. Chaque dépense est estimée par les services ministériels et c’est l’exécutif qui dépose des bataillons de fonctionnaires pour estimer les recettes comme les dépenses. Ils ne peuvent donc pas faire de contre-évaluation des recettes. Ce n’est pas possible, même s’ils ont des doutes où devinent l’impasse budgétaire. Ils n’ont pas les moyens macro-économiques nécessaires et les données requises pour y parvenir.
Tout cela est bien loin de nous. Il y a eu, depuis, la politique du “quoiqu’il en coûte” laquelle a engendré un déficit au sommet, à près de 9% du PIB et qui est redescendu aux alentours de 5% du PIB aujourd’hui. A la différence des autres pays européens, la France a beaucoup de difficulté à réduire son déficit post-covid du fait de plans de soutiens importants dans le cadre de la gestion de l’inflation. Or, il y a un impératif : il faut revenir aux alentours de 3% à horizon 2027. La France, jusqu’à présent, n’a jamais été capable de réduire aussi rapidement ses dépenses publiques. Le contexte actuel est donc peu favorable au respect du plan pluriannuel présenté à Bruxelles par l’Hexagone.
Faute d’avoir une majorité absolue, il sera extrêmement difficile de rendre des arbitrages très stricts sur un délai très court. L’exercice sera évidemment périlleux et constitue le rendez-vous clé de l’année 2024. A quel prix le gouvernement sera-t-il capable de s’engager dans la réduction du déficit public ? Ou préfèrera-t-il continuer sur un chemin de crête à 5% et nous exposer à des remarques ou des sanctions de la part de l’Union européenne ? A voir.
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