Conseil européen : l’Europe pétrifiée face à l’immigration<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Europe
La chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron assistent à un sommet de l'UE à Bruxelles le 24 mai 2021.
La chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron assistent à un sommet de l'UE à Bruxelles le 24 mai 2021.
©YVES HERMAN / POOL / AFP

Coût démocratique

Le contrôle des flux migratoires est un enjeu politique, sécuritaire et culturel majeur. Et une préoccupation essentielle d’une large part des électeurs européens à laquelle les États européens semblent incapables de répondre. A quel prix pour la démocratie ?

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues

Thibault Muzergues est un politologue européen, Directeur des programmes de l’International Republican Institute pour l’Europe et l’Euro-Med, auteur de La Quadrature des classes (2018, Marque belge) et Europe Champ de Bataille (2021, Le Bord de l'Eau). 

Voir la bio »

Atlantico.fr : Jeudi 24 et vendredi 25 juin, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne se réunissent en sommet pour discuter des nouvelles préoccupations des 27. Au cœur des débats, un sujet phare des électeurs va faire sa réapparition maintenant que la pandémie tend à s’effacer sur le continent : l’immigration. Alors que la proposition d’un « pacte global pour la migration » reste toujours au point mort et que seule l’agence Frontex semble être responsable de la question, l’Union européenne a-t-elle conscience de l’importance du sujet pour ses électeurs ? Pourquoi n’y-a-t-il pas plus de réaction de la part de l’institution ? 

Thibault Muzergues : L'Union européenne est un pachyderme, un animal lent qui met du temps à s’adapter aux défis de son temps – ce qui le rend néanmoins également redoutable lorsqu’il s’est lancé sur sa trajectoire. Sur l’immigration, les dirigeants européens (nationaux) se sont rendu compte un peu tardivement de l’énorme défi représenté par l’immigration, qui a d’abord été systématiquement présenté dans les années 2000 et jusqu’à 2015 comme une chance, et il était devenu absolument impossible de remettre en cause ce narratif, sous peine d’être taxé de racisme.

Mais le monde a bien changé depuis, et les Européens avec. 2015 et 2016 sont passés par là, avec la crise migratoire et ses conséquences sur la psychè européenne, ainsi que le Brexit et Donald Trump, dont les succès sont avant tout dû à un positionnement très clair contre l’immigration.

Aujourd’hui, tous les dirigeants européens sont conscients que la question est explosive, que ce soit du point de vue des migrations internes Est-Ouest (le Brexit en est la preuve) ou des migrations externes venues d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient au sens large. Beaucoup ont également bougé sur la question : la Gauche danoise par exemple est beaucoup plus sceptique sur les bienfaits supposés de l’immigration et tient une approche à la fois plus restrictive et plus intégrationniste. Elle n’est pas la seule : Emmanuel Macron et la CDU sont très loin du « Wir schaffen das » de 2015, et la volonté est bien d’agir, de restreindre et de limiter l’immigration pour éviter des crises comme celle de 2015.

Justement, pourquoi n’y-a-t-il pas plus de réaction de la part de l’institution ? 

Il faut arrêter de dire que l’Union ne fait rien, c’est absolument faux ! Une des réponses à la crise de 2015 a été la création de l’Agence Frontex, avec un budget de 420 millions d’Euros en 2020, qui doit être doublé à 900 millions d’Euros, avec un contingent permanent de 10 000 garde-frontières d’ici à 2027. Les États-membres ont compris qu’ils étaient incapables de répondre seuls à un défi aussi massif que l’immigration, et ce d’autant plus que des acteurs externes (Turquie, mais aussi Maroc mais maintenant aussi Russie et Bélarus) sont prêts à utiliser l’immigration comme une arme pour affaiblir les Européens. Problème : le budget de Frontex est encore trop bas pour garantir la sécurité des frontières : songez que pour sécuriser 7 500 km de frontières terrestre et 20 000 kilomètres de côtes (donc deux à trois fois moins que l’Union européenne), les États-Unis dotent l’US Customs and Border Protection Agency (CBP) d’un budget de 15 milliards d’euros annuels !

Le problème, c’est que beaucoup des États qui veulent le plus lutter contre l’immigration sont aussi ceux qui rechignent le plus à renforcer une agence européenne, la seule à même de gérer le problème à terme car seuls, les gouvernements nationaux sont débordés.

Pour intéresser à sa politique, l’Union va devoir un jour ou l’autre montrer un certaine force à ce propos comme elle a pu le faire avec la crise sanitaire, aujourd’hui ce mutisme constant a-t-il un coût démocratique ? Cela n’affaiblit-il pas l’Europe et chacune de ses démocraties ?

Bien sûr, mais encore une fois, le problème ne vient pas (ou pas uniquement) de Bruxelles, il vient avant tout des États-membres, qui sont seuls souverains en matière de sécurité intérieure, avec un principe d’unanimité pour toute décision en la matière. On peut bien entendu donner plus de moyens à Frontex, c’est même essentiel, mais il faudra rapidement former une vraie doctrine politique à l’échelon européen sur l’immigration – c’est très difficile aujourd’hui, car trop d’acteurs à droite comme à gauche instrumentalisent cette question pour leurs besoins électoraux de court-terme.

Quelle pourrait être alors une politique volontaire acceptable par tous ? Faut-il se résoudre à ce marasme ou prendre le taureau par les cornes et envisager une réforme profonde de Schengen ? 

Un consensus sur l’immigration est absolument impossible aujourd’hui. Il est impossible d’avoir les portes grandes ouvertes « et en même temps » avoir un contrôle absolu sur les frontières – les deux sont incompatibles. La chance de l’Europe aujourd’hui, c’est que l’opinion publique est clairement en train de se cristalliser autour de ces enjeux dans le sens d’une politique plus restrictive, ce qui doit permettre aux dirigeants européens de prendre des décisions plus facilement, même si celles-ci déplairont à une partie de leur électorat.

Le problème, c’est où agir : faut-il simplement renforcer Frontex et mettre le paquet sur la sécurisation des goulots d’étranglement par lesquels une grande partie de l’immigration transite (Mer Égée, détroits de Gibraltar, Sicile, et détroits de Marmara que nous ne maîtrisons pas), sachant que cela ne règlera pas le problème sur le long-terme ?  Faut-il interdire les regroupements familiaux, avec tous les injustices et les drames personnels que cela ne manquera pas d’apporter ? Faut-il limiter l’immigration à seulement une certaine partie de la population mondiale, et sur quels critères ? Enfin, quelles relations devons-nous avoir avec nos voisins turcs, marocains, tunisiens, libyens (et peut-être bientôt russes et biélorusses), à qui nous payons aujourd’hui un tribu pour garder leurs migrants hors de nos frontières (rappelons que la Turquie accueille aujourd’hui sur son sol 4 millions de réfugiés, quatre fois plus qu’en Europe en 2015) ? La question n’est pas seulement s’il faut agir (un consensus est en train de se dégager sur cette question), mais où et comment, et la réponse est multiforme, bien loin des images d’Épinal que nous avons tous tendance à véhiculer.

La crise du Covid-19 s'atténuant sur le continent, allons-nous constater une augmentation du flux migratoire aux frontières européennes ?

Oui, et c’est d’ailleurs en partie souhaitable, car des secteurs entiers dans le Sud de l’Espagne ou de l'Italie par exemple manquent de main d’oeuvre (c’est le cas dans la restauration et dans l’agriculture). Des travaux durs, ingrats, mais néanmoins essentiels dont les Européens ont besoin en emploi saisonniers. Mais sur un temps plus long, tout dépendra de la situation dans les pays de départ: la crise de 2015 est intimement liée à la guerre civile en Syrie (et l'instabilité plus large dans le Sahel et le Moyen-Orient) qui pousse des populations à migrer sur un temps très court et à grande échelle. Nous ne pourrons pas arrêter les flux si notre voisinage (y compris lointain, en particulier au Sahel) n’est pas sécurisé et si nous ne maîtrisons plus la mer Méditerranée. C’est un enjeu européen qui dépasse largement les frontières de l’UE.

Thibault Muzergues vient de publier "Europe Champ de Bataille, De la guerre impossible à une paix improbable" aux éditions Le Bord de l'Eau (2021).

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !