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Conférence de Munich sur la sécurité : la fin annoncée du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaires en dit long sur les failles de la défense européenne
©Alexei DRUZHININ / SPUTNIK / AFP

Défense

Annoncée le 2 février 2019 par les Etats-Unis, suivis par la Russie, la sortie du traité relatif aux forces nucléaires intermédiaires (FNI), signé en 1987, n’est pas un fait anodin ou une simple question technique. Cette « double décision » est révélatrice des enjeux stratégiques et géopolitiques auxquels les puissances occidentales sont confrontées.

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Aussi doit-on penser que le problème sera abordé lors des débats de la prochaine Conférence de Munich (le « Davos de la défense », 15-17 février 2019). Au-delà des spéculations et des interrogations, les alliés européens des Etats-Unis doivent admettre que l’« ordre international libéral » est sur le déclin, avec ou sans Donald Trump, l’époque exigeant lucidité et courage.

La menace russe

La « double décision » des Américains et des Russes de sortir du traité sur les FNI fait écho à celle prise au sein de l’OTAN en 1979 : proposition d’ouvrir des négociations sur le retrait des SS-20, ces missiles balistiques nucléaires destinés spécifiquement à des cibles européennes ; en cas d’échec, déploiement de Pershing II et de missiles de croisière américains, pour rétablir la balance des forces sur le théâtre européen. C’est alors que commença la fameuse « bataille des euromissiles », ce terme renvoyant à des missiles de portée intermédiaire, entre les armes nucléaires tactiques (ANT) et celles destinées à une ou plusieurs salves entre les superpuissances.

Produit d’une « nouvelle détente », mais également signe annonciateur de l’implosion soviétique à venir, le traité sur les FNI, signé par Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev, le 8 décembre 1987, décida du retrait et de l’interdiction de tous les missiles d’une portée allant de 500 à 5 500 kilomètres. Au total, 1  846 missiles soviétiques et 846 américains auront été éliminés. Ce traité inaugurait une série d’accords de désarmement, sur le plan nucléaire stratégique et dans le domaine des armes chimiques, complétés par un traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) ainsi que par des mesures de confiance et de sécurité (MDCS), notamment le Document de Vienne.

Dans cette affaire, Moscou entend faire porter le blâme aux Américains, même si ces derniers bénéficient du soutien de leurs alliés. En fait, les experts de ces questions estiment que Moscou violait bel et bien ce traité, nominalement mis en cause dès les années 2000. Le missile incriminé par les Américains et leurs alliés est le « Novator 9M729 » (le SCC-8 dans la nomenclature de l’OTAN), d’une portée très largement supérieure à 500 kilomètres (en retour, les Russes mettent en cause les systèmes anti-missiles de l’OTAN).

En vérité, ce problème date du premier mandat de Barack Obama. En 2010, le déploiement du système d’armes Iskander dans l’enclave Kaliningrad (ex-Königsberg), dont la portée excèderait les 500 kilomètres, posait déjà question. Le problème est officiellement soulevé en 2013, sans réponse des Russes. Il s’amplifie avec le déploiement du SCC-8 (une amélioration du système Iskander), en 2016, près de la Caspienne et à l’est des Monts Oural. Si l’on peut regretter l’absence de diplomatie publique américaine, afin de préparer le terrain, il était inéluctable que Washington se retire d’un traité bilatéral violé par l’autre partie signataire.

Cette violation russe est une décision délibérée qui constitue une revanche sur le traité de 1987, mal reçu par la nomenklatura militaire soviétique et les « organes de sécurité » (KGB et autres) dont procède aujourd’hui la plus grande partie de la classe dirigeante russe, et ce jusqu’au sommet du pouvoir. Au regard des événements qui suivirent, le traité sur les FNI est étroitement associé à la fin de l’URSS, au repli sur les frontières de la Russie du XVIIe siècle ou encore à la quasi-faillite du complexe militaro-industriel au cours des années 1990.

Pourtant, les enjeux ne sont pas seulement d’ordre psycho-symbolique ou technico-industriel. Le déploiement de systèmes d’armes de cette portée constitue un péril pour les cibles de valeur politique et les infrastructures militaires des membres européens de l’OTAN. Si le retrait russe du traité sur les FNI était suivi d’un déploiement de SCC-8 ou de missiles de croisière Kalibr-M (dans leur version terrestre), il s’agirait même d’un défi stratégique majeur.

Bien plus qu’à la fin des années 1970, l’Europe serait alors sous la menace d’une ou plusieurs frappes sélectives : une stratégie de décapitation mise au service d’un projet géopolitique révisionniste (modification des frontières par la force et resatellisation des pays voisins). Les Russes expliquent vouloir éviter toute nouvelle course aux armements ? Le fait est qu’ils ont pris un temps d’avance sur cette catégorie d’armes et qu’ils entendent reconstituer le potentiel militaro-industriel de l’époque de la Guerre Froide.

Derrière la Russie, la Chine de Pékin

La différence la plus significative avec cette époque réside dans l’extension des ordres de grandeur et le bouleversement des rapports de puissance induits par la globalisation. Ainsi la « double décision » américano-russe de sortir du traité sur les FNI ne peut être comprise sans prendre en compte l’équation stratégique dans la Grande Asie, de l’Est asiatique jusqu’au Moyen-Orient.

On songe d’emblée au programme balistique iranien, pourtant interdit par une résolution de l’ONU. A la mesure des ambitions de Téhéran au Moyen-Orient (le « Croissant chiite »), les missiles mis au point au fil des ans sont d’une portée de 2 000 kilomètres (voir le Khorramshahr, un missile nucléarisable). Ils relèvent donc de la catégorie d’armes que Russes et Américains se sont interdite avec le traité de 1987. De surcroît, le régime irano-chiite poursuit également un programme de missiles de croisière, tout récemment mis en évidence (le missile de croisière Hoveizeh, tiré le 2 février dernier).

Plus encore, les Etats-Unis redoutent la République populaire de Chine (RPC) qui a de longue date abandonné le mot d’ordre de Deng-Xiaoping sur la « montée en puissance harmonieuse ». La RPC n’est pas liée par le traité de 1987, qui n’a pu être élargi à des puissances tierces. Les quatre cinquièmes de son arsenal balistique, soit environ 2 000 missiles, ont une portée entre 500 et 5 500 kilomètres. Outre la dissuasion nucléaire, ces missiles servent une stratégie anti-accès visant à verrouiller les « méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est), ce qui signifie à en écarter les Américains en particulier, et les Occidentaux en général. L’objectif est de réduire à néant leurs alliances régionales et, au mépris du droit international, de s’approprier un espace maritime plus étendu que la mer Méditerranée (3,5 millions de km² contre 2,5 millions de km²) par lequel transite une grande part du commerce mondial.

A cette stratégie anti-accès intégrée dans une  politique d’intimidation, contre les Etats-Unis et leurs alliés régionaux, s’ajoute d’une quasi-alliance avec la Russie, cette dernière reproduisant en quelque sorte ce que l’Amiral Castex a nommé la « grande manœuvre de Gengis Khan » : s’assurer de ses appuis en Asie afin de peser en Europe, là où se situent les griefs géopolitiques de Moscou. S’il n’est pas attesté que Washington entend déployer des missiles de portée intermédiaire en Europe, il est en revanche à peu près certain que tel est le but de la manœuvre en Asie. On s’interroge sur les lieux de déploiement et la réaction des opinions publiques des pays alliés. Soulignons cependant qu’il ne s’agirait pas forcément d’armes nucléaires, plutôt de missiles conventionnels hyper véloces et précis, capables de contenir la RPC.

Enfin, il importe de comprendre le sens historique et la portée globale de la « double décision » américano-russe. Elle constitue une nouvelle étape dans la démolition de l’architecture de sécurité de l’après-Guerre Froide, au niveau euro-atlantique comme à l’échelon global. En 2007, la Russie a suspendu l’application du traité FCE qui fixait des plafonds pour le déploiement des armes conventionnelles, dans la région euro-atlantique (de l’Atlantique à l’Oural), puis en est sortie. Les MDCS et le Document de Vienne, sur l’information réciproque et l’observation des exercices et manœuvres militaires ne sont plus respectés (cf. l’exercice « Zapad-17 », septembre 2017).

Désormais, c’est le traité post-Start, sur la réduction des armes nucléaires stratégiques, qui pose question. Signé en 2010, il arrive à expiration en 2021, et les conditions d’un éventuel prolongement ne sont pas réunies. D’une part, le Kremlin en revient sans cesse au bouclier antimissile et à la sortie américaine du traité ABM (Anti Ballistic Missile, 1972), en 2001. D’autre part, le Conseiller à la sécurité John Bolton est notoirement hostile à ce type de traité.

La fin d’un monde

Au total, c’est bien de l’effondrement, par morceaux, d’un ordre international dont il s’agit. Edifié après 1945, cet « ordre international libéral » était l’aboutissement historique de deux processus historiques : les négociations au sein de la Grande Alliance de la Deuxième Guerre mondiale (Yalta-Potsdam), puis l’institutionnalisation d’une relation Est-Ouest qui a permis de contenir dans de fragiles limites la Guerre Froide (cf. l’Arms control et l’Acte final d’Helsinki de 1975) ; le leadership américain, les accords de libre-échange et l’extension du libéralisme politique à l’intérieur du « Monde libre ».

A la fin de la Guerre Froide, en l’absence d’une alternative politique ou économique solide et viable (hors les habituelles diatribes et invocations d’un « autre monde »), l’hégémonie américaine a pris une dimension véritablement mondiale. Les deux processus historiques parallèles ont donc convergé pour aboutir au projet de « nouvel ordre mondial ». Celui-ci était fondé sur une grande stratégie d’enlargement, i.e. d’extension de la « démocratie de marché » à l’Est et au Sud.

Volontiers dénoncé comme le pire des mondes, cet « ordre international libéral » a permis la reconstruction de l’Europe occidentale et du Japon, préalable à l’entrée dans une longue phase de paix, de liberté et de prospérité. Les garanties de sécurité de l’hégémon américain ainsi que l’ouverture des marchés ont ensuite bénéficié à l’Asie maritime (les NPI des années 1970), puis à certains pays d’Amérique latine (la vague de libéralisation politique et économique des années 1980).

Après la Guerre Froide, les Pays d’Europe centrale et orientale ont intégré cet « ordre international libéral ». La Russie elle-même, au moyen de ses exportations d’hydrocarbures et à travers l’accès au marché mondial des capitaux, a bénéficié de ce nouvel ordre des choses. Enfin, une décennie avant la chute du système communiste international, la RPC a conduit une politique d’ouverture sélective à l’égard de l’Ouest, ce qui lui a permis d’amorcer un développement économique dont nous étions loin d’envisager toute la dimension (cf. les « quatre modernisations » de Deng Xiaoping, 1978).

Au sortir de la Guerre Froide et dans la décennie qui suivit, la classe dirigeante américaine, lato sensu, ne s’est pas véritablement inquiétée des implications politiques, stratégiques et militaires de ce processus de développement. Certes, le caractère autoritaire, voire dictatorial ou semi-totalitaire, d’un certain nombre de puissances émergentes ou ré-émergentes n’était pas ignoré, mais un article de foi était solidement chevillé au corps : la libéralisation économique, l’enrichissement et l’affirmation d’une classe moyenne conduiront nécessairement au libéralisme politique. Arrivés à un certain point, les pays en question devraient nécessairement faire un choix entre l’autoritarisme et le développement. Nul doute alors qu’il serait en faveur de l’enrichissement et du bien-être.

Si le processus décrit plus haut s’est  déréglé dès le début des années 2000, les attentats du « 11 septembre » marquant la fin de l’après-Guerre Froide et de ses espoirs, la « guerre contre le terrorisme » et la focalisation sur le djihadisme, prolongé ensuite par l’Etat islamique, auront fait passer au second plan la mise en place de nouveaux axes de puissance entre les Etats et la possibilité grandissante d’un retour aux guerres interétatiques.

Aujourd’hui, il est évident que nous sommes engagés dans une autre voie, la réaffirmation économique et identitaire conduisant, ainsi que Samuel P. Huntington l’écrivait, à la réaffirmation politique et militaire. Relativement discrète encore au début des années 2000, la RPC s’est enhardie avec la crise financière de 2007-2008, vue de Pékin comme une confirmation du « déclin de l’Occident » annoncé par Oswald Spengler. A la même période, Vladimir Poutine sortait avec fracas de son ambiguïté initiale quant au rapport de la Russie à l’Occident. Prononcé le 10 février 2007, le discours de Munich constituait tout à la fois une violente diatribe et, en creux, un programme d’action. L’année suivante, en août 2008, les troupes russes envahissaient la Géorgie et remaniaient les frontières par la force armée. Après quelques années de tensions croissantes au cours desquelles la Russie avançait ses pions, survinrent l’attaque de l’Ukraine, l’annexion manu militari de la Crimée (2014) et la guerre au Donbass. Une première en Europe depuis 1945, au mépris de l’Acte final d’Helsinki.

Pour conclure

Pour conclure, il est facile de se moquer du tour emphatique avec lequel l’expression d’« ordre international libéral » est employée par l’un ou l’autre. On peut également insister sur les fondements géopolitiques de cet ordre qui, concrètement, reposait sur la prééminence stabilisatrice des Etats-Unis : légataires universels des pouvoirs historiques de l’Occident, ces derniers n’oubliaient pas leurs intérêts. Du moins en avaient-ils une conception éclairée et large, avec des effets bénéfiques pour leurs alliés, « actionnaires minoritaires » de cet ordre. S’il est vain de pleurer sur la « jument de Roland » (elle est morte), il importe de conserver cette réalité à l’esprit, ne serait-ce que pour disposer de points de référence et comprendre ce qui est en jeu. Nous sommes entrés dans des « années décisives », particulièrement périlleuses pour les pays occidentaux, ceux-ci ayant bien plus à perdre que les autres.

La déréliction d’un ordre international n’est certes pas fatalement destinée à déboucher sur une grande catastrophe, mais la tâche s’avère immense, particulièrement en Europe où beaucoup ont oublié les lois de la puissance. Il faudra tout à la fois réarmer, renforcer la défense de l’Europe, maintenir les alliances et, dans un monde au sein duquel le fameux soft power occidental se révèle illusoire, intervenir de vive force là où c’est nécessaire. Le tout en pratiquant une diplomatie active, afin de détourner les dangers qui peuvent l’être et empêcher la constitution d’un front élargi de puissances révisionnistes. La mort du traité sur les FNI, on l’aura compris, n’est que la pointe émergée de l’iceberg.

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