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Comment une petite guerre médiévale au Kazakhstan a bouleversé l’histoire du papier
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Bonnes feuilles

Dès l’aube de la civilisation, les matières premières, sources de richesse et de bien-être, ont été un ressort essentiel du développement de nos sociétés. Elles ont aussi alimenté des guerres féroces, des actions d’espionnage et une contrebande sans merci : marchands et banquiers, espions et scientifiques, explorateurs et marins ; tous se battent depuis toujours pour acquérir les secrets de fabrication et contrôler l’offre. Extrait de "Nouvelles Histoires extraordinaires des matières premières" d'Alessandro Giraudo, publié aux Editions François Bourin. (2/2)

Alessandro Giraudo

Alessandro Giraudo

Alessandro Giraudo est professeur de Finance Internationale à l’ISG et auteur de Histoires Extraordinaires des Matières Premières (vol. 1 et 2).

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La bataille de Talas est un étrange fait historique qui se déroule en 751 ap. J.-C. dans l’actuel Kazakhstan. Les gouverneurs de la région de la Ferghana (un bassin économique très riche, grâce à une agriculture très fertile et à la présence de nombreux minerais, situé dans l’actuel Ouzbékistan) demandent de l’aide au Céleste Empire contre l’attitude belliqueuse des califats musulmans. La Chine des Tang envoie le général coréen Gao Xianzi avec 30 000 hommes pour défendre la région et surtout protéger la route du jade (la route de la soie). À leur tour, les Musulmans de la région appellent à l’aide le gouverneur de Samarkand qui dépêche 50 000 hommes. Les deux armées s’entrechoquent près de la rivière Talas ; la bataille dure cinq jours. Mais les 20 000 mercenaires de l’armée chinoise (ce sont en fait des Turcs appartenant à la tribu des Qarluq) trahissent et passent du côté des Musulmans ; ils attaquent, dans le dos, les troupes des Tang qui sont largement défaites.

Samarkand : le centre de production du monde arabe

Cet évènement est un fait de guerre ordinaire ; mais il est beaucoup plus important sur un plan économique. En effet, parmi les nombreux soldats chinois faits prisonniers, certains travaillent dans l’industrie de la soie et d’autres dans la production du papier. Contre des coups de bâton ou, tout simplement, contre la promesse de la liberté, les survivants de l’armée des Tang livrent les secrets de la production de la soie et surtout du papier, fabriqué avec du lin et du chanvre. Les ouvriers soyeux sont envoyés dans la ville de Kufa, au sud de Bagdad, pour lancer la production de soie. De son côté, le gouverneur de Samarkand prend sous son contrôle les ouvriers papetiers et décide la construction d’une première papeterie dans sa ville. Samarkand devient alors le principal centre de production du papier pour tout le monde arabe. Quelques années plus tard, en 794, son frère, le chef de l’administration de Bagdad, ouvre dans cette ville une usine spécialisée dans la production de papier. Après Bagdad, Le Caire commence à produire du papier en 900, Damas en 985 et, bien plus tard, Fez en 1100. Les fortes connaissances dans la technologie hydraulique du monde arabe favorisent largement la production de papier, qui demande beaucoup d’eau. Dès 1056, l’Espagne du Sud, sous contrôle des califats, commence à produire du papier et devient le premier centre européen à en fabriquer. Valence et Xativa sont alors les deux grands lieux de production. La ville de Xativa était très connue à l’époque romaine pour l’excellence de son lin et pour sa maison de la monnaie, comme l’ont signalé Strabon, Silius Italicus et Pline. Palerme devient aussi un important centre papetier à partir de 1109 ; Amalfi, la puissante république commerciale maritime, en lance la production en 1220 et, surtout, en développe le commerce. Ensuite, c’est au tour de la ville de Fabriano (dans la région d’Ancône) de commencer à produire du papier à partir de 1276.

La grave crise du parchemin

Le développement et la rapide diffusion du papier entraîne une crise désastreuse pour l’industrie du parchemin. Monastères et couvents en sont durement frappés et modifient la destination finale de leurs troupeaux d’ovins ; ils ne les élèvent plus pour la peau, mais pour en obtenir la laine et de la viande. Par ailleurs, la production de papyrus, en particulier celle de l’Égypte, s’effondre. Pendant deux siècles, Fabriano demeure le principal centre de fabrication de papier en Europe. Sa qualité permet à ce papier d’être exporté jusqu’à Constantinople (où il est utilisé par l’administration), d’être diffusé par les marchands milanais sur les foires de Genève (les plus importantes en Europe pour le commerce du papier), d’être très recherché dans toute l’Europe du Nord et de devenir le principal support pour les documents officiels des États et des villes. Tous les artistes de la Renaissance européenne exigent du papier de Fabriano pour réaliser leurs sanguines, fusains et xylographies... Dürer ne travaille que sur du papier fabriqué à Fabriano, comme Michel-Ange. Au début du millénaire, tout le papier utilisé en Europe provenait du monde maghrébin et de Xativa (les Marocains appellent le papier xativi). Il était produit en utilisant de la colle végétale (amidon de riz, farine de froment et de blé sarrasin) pour le rendre imperméable et faciliter ainsi l’écriture. Mais la feuille avait un aspect cotonneux et elle se détériorait rapidement car très souvent des micro-organismes s’y installaient. Fabriano commence à fabriquer du papier avec cette méthode. Mais la ville introduit bientôt deux importantes révolutions. Avant tout, la « presse à martelets multiples », qui fonctionne grâce à un arbre à came dont la rotation est alimentée par la roue d’un moulin à eau ; Fabriano dispose d’une importante rivière qui la traverse et les moulins de papetiers et de forgerons se sont installés près de l’eau.

Cette technique permet de préparer un volume beaucoup plus important de pâte de chiffons que le moulin classique avec meule. La deuxième révolution est représentée par l’introduction de la colle extraite des déchets animaux de la production des maroquiniers. Celle-ci rend la feuille beaucoup plus résistante à l’agression des micro-organismes et bien plus lisse et plus apte à l’écriture. Vers la fin du xiiie siècle, cette tech- nique est largement employée dans toute la ville et conservée jalousement comme un grand secret. Les maîtres papetiers se rassemblent dans une association, comme le prouvent les documents du notaire Beretta, conservés dans les archives de la mairie datant de 1283. Dès 1293, on trouve des papiers filigranés; au début il s’agit de marquer la production de chaque maître papetier ; ensuite, le filigrane sert à indiquer le type de papier. La Corporation de l’art du papier est fondée formellement en 1326 ; elle a pour but la défense des intérêts de ses membres et surtout la protection de leurs connaissances technologiques. Pendant plus de deux siècles, les papiers produits à Fabriano sont exportés vers toutes les grandes villes de l’Italie et de la Provence (surtout avec la présence de la papauté à Avignon) et des pays du Nord de l’Europe. Le plus important marchand de papier fabriqué à Fabriano est Ludovico di Ambrogio qui, au cours du premier quart du xve siècle, amasse une fortune colossale grâce à un réseau commercial très développé avec Gênes, Milan, Florence et Venise. Ce marchand est aussi un important producteur de soie et dispose d’une vaste activité agricole. Mais en 1417, probablement à la suite de graves difficultés financières comme il le signale dans sa correspondance, il arrête ses affaires. Il utilise la dot de son épouse (330 florins) et ses propriétés pour solder tous ses comptes avec ses fournis- seurs, va s’installer à Foligno et se met au service du fameux condottiere2 italien Braccio da Montone, duquel il devient le trésorier et le conseiller économique...

Les cylindres hollandais

L’invention de l’imprimerie favorise la demande de papier qui, par contre, est une matière lourde à transporter et très sensible à l’humidité. Tous les transports se font avec des chariots, des centres de production au port le plus proche d’où le papier est embarqué ; les cales des bateaux sont humides et le calfatage très souvent défectueux. Un certain nombre d’en- vois se termine en désastre car le papier n’est plus utilisable et, par exemple, Ludovico di Ambrogio raconte qu’il participe très souvent aux enchères pour acheter ces papiers vendus au meilleur offrant dans les ports d’arrivée avant d’être recyclés (déjà à l’époque !). Les imprimeurs essayent donc de disposer de cette matière première à côté de leurs centres de production et attirent ainsi les papetiers qui, à leur tour, ont besoin de beaucoup d’eau. Certains maîtres papetiers de Fabriano s’installent dans les villes italiennes disposant d’imprime- ries, et lentement le secret de Fabriano se diffuse, même si la qualité des papiers fabriqués dans la ville des Marches reste pendant longtemps inégalée. Par ailleurs, rois, princes, villes indépendantes et petites républiques veulent disposer du tandem imprimerie-papeterie et essayent donc d’attirer des entreprises de ce type et les protègent par des décrets taxant lourdement ou tout simplement interdisant les importations. En France, le premier moulin à papier date de 1326, en Allemagne de 1390, en Suisse de 1460, en Autriche de 1498, en Angleterre de 1494 et en Hollande de 1586 ; le premier implanté aux États-Unis est localisé à Philadelphie en 1690. La technologie se diffuse, grâce aux papetiers allemands, dans les pays de l’Europe de l’Est, avec une interruption au cours de la guerre de Trente Ans. L’introduction des cylindres hollandais représente une importante amélioration dans l’histoire de la production du papier. Les chiffons sont broyés par des lames à l’intérieur des cylindres dont la rotation est alimentée par des moulins à vent. Cette technologie réduit sensiblement les coûts de production et crée des problèmes économiques importants pour beaucoup de papeteries dans toute l’Europe. Au xixe siècle, l’utilisation de procédés chimiques et de la cellulose changent encore une fois la structure de l’économie de la production du papier. La production s’industrialise alors de plus en plus. De nos jours, les États-Unis sont le premier producteur de papier au monde devant la Chine. Cette industrialisation forcenée a entraîné de graves problèmes écologiques dus à la déforestation de nombreuses régions à travers le monde, poussant les papetiers à recycler les papiers usagés et à remplacer le bois par le chanvre et le lin.

Extrait de "Nouvelles Histoires extraordinaires des matières premières" d'Alessandro Giraudo, publié aux Editions François Bourin

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