Comment lutter contre 10 fléaux qui menacent la démocratie et la paix<!-- --> | Atlantico.fr
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Dix fléaux contemporains contribuent à rogner les conditions d’exercice de la démocratie et même sa légitimité, ainsi que les fondements d’une paix durable
Dix fléaux contemporains contribuent à rogner les conditions d’exercice de la démocratie et même sa légitimité, ainsi que les fondements d’une paix durable
©Joël SAGET / AFP

Panorama

Dix fléaux contemporains contribuent, en effet, à rogner les conditions d’exercice de la démocratie et même sa légitimité, ainsi que les fondements d’une paix durable

Eddy  Fougier

Eddy Fougier

Eddy Fougier est politologue, consultant et conférencier. Il est le fondateur de L'Observatoire du Positif.  Il est chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence, à Audencia Business School (Nantes) et à l’Institut supérieur de formation au journalisme (ISFJ, Paris).

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Novembre 2028, au soir de l’Election Day, le président Donald Trump refuse, comme huit ans auparavant lors de son premier mandat, de reconnaître sa défaite électorale, cette fois-ci face au candidat démocrate, le jeune gouverneur hispanique de l’Etat de Californie. Il annonce à la télévision que le comptage des votes est suspendu en raison d’un soupçon de fraude massive et qu’il a décrété, parallèlement, l’état d’urgence dans l’ensemble du pays en justifiant celui-ci par le fait que des patriotes auraient été attaqués à plusieurs endroits des Etats-Unis par des groupes armés d’"ennemis de l’intérieur" d’après le président américain.

La présidente Marine Le Pen, au pouvoir en France depuis environ un an et demi, l’appelle pour lui apporter le soutien de Paris dans "cette épreuve pour notre allié américain" pour reprendre ses propos. La France qui, à l’instar des Etats-Unis, a quitté l’OTAN, appartient désormais à l’"Alliance des vraies démocraties" (Alliance of Real Democracies), organisation à laquelle sont également membres l’Italie de G. Meloni, la Hongrie de V. Orban… C’est néanmoins une période très compliquée pour Marine Le Pen à l’Elysée, entre les "villes libres" qui refusent d’appliquer les lois et décrets du nouveau pouvoir, les Zones à défendre (ZAD) qui se multiplient un peu partout sur le territoire et les émeutes urbaines très fréquentes, notamment dans les banlieues au Nord de la région parisienne où celles-ci sont, semble-t-il, de plus en plus influencées par des groupes islamistes.

Vladimir Poutine, de retour de l’Ukraine annexée à la Russie, appelle également Donald Trump pour lui exprimer son soutien. Il faut dire que le retrait de l’OTAN par les Etats-Unis et la fin de l’aide militaire américaine à l’Ukraine ont grandement facilité la tâche de la Russie dans le conflit qui l’opposait à ce pays.

Enfin, le même jour, la Fraction armée verte (Green Army Faction-GAF) fait exploser un nouveau pipeline aux Etats-Unis. C’est le 18e depuis le début de l’année. Cela fait également dix mois que le PDG d’ExxonMobil est détenu par la GAF. Il avait été enlevé devant chez lui par un commando armé. La GAF menace de l’exécuter si les Etats-Unis n’arrêtent pas immédiatement leur politique d’exploitation massive des hydrocarbures, qui a été favorisée durant le premier mandat de la seconde Administration Trump, en particulier depuis la dissolution de l’Agence américaine pour la protection de l’environnement.

10 menaces pour la démocratie et la paix

Ce court récit dystopique tend à montrer ce vers quoi on peut se diriger si l’on n’y prend pas garde. Dix fléaux contemporains contribuent, en effet, à rogner les conditions d’exercice de la démocratie et même sa légitimité, ainsi que les fondements d’une paix durable.

(1) Le discours catastrophiste et/ou décliniste nourri par un biais négatif, consistant à ne voir que ce qui ne va pas, et un biais de confirmation, incitant à ne voir que ce qui confirme notre vision du monde. Cela conduit à avoir une perception la plupart du temps caricaturale et outrancière de la réalité (en parlant, par exemple, de façon systématique de génocides ou d’écocides), à conforter l’idée d’un monde, ou de la France, qui part à vau-l’eau et de dirigeants incompétents, qui sont dans l’incapacité de maîtriser la situation, ou bien aveugles, qui ne se rendent même pas compte de la gravité de celle-ci.

(2) La stratégie du chaos visant à tout conflictualiser, à être systématiquement dans une surenchère victimaire, à créer sans cesse des controverses et à instrumentaliser n’importe quel fait pour exprimer son indignation en criant au scandale et à l’injustice, à mettre de l’huile sur le feu en attisant les ressentiments, les colères, voire les haines, tout en refusant parallèlement tout esprit de dialogue et de compromis, nécessairement assimilé à des compromissions.

(3) La logique jusqu’au-boutiste où les considérations idéologiques, voire identitaires, ainsi que la loyauté (au groupe, au leader ou à une cause) priment sur tout le reste, notamment sur la perception froide et nuancée de la réalité et même quelquefois sur la vérité à proprement parler.

(4) L’obsession identitaire basée sur la construction souvent assez artificielle d’une identité exclusive. Ceci ne peut que conduire tôt ou tard à la vision binaire du "nous" contre "eux" et, potentiellement, à l’idée selon laquelle la seule solution à cette opposition irrémédiable est la destruction de ceux qui ne sont pas comme nous et qui représentent une menace pour notre existence même. Tout ceci est largement encouragé par des "entrepreneurs du chaos" par intérêt idéologico-politique, mais aussi par les "bulles de filtre" des réseaux sociaux numériques pour des raisons avant tout de nature commerciale.

(5) La tentation du passage en force consistant à enfreindre intentionnellement la loi et à ne pas tenir compte des "contraintes" démocratiques et juridiques : respect de l’Etat de droit, des droits de l’opposition et des minorités, de l’indépendance de la justice ou des médias, la nécessité de convaincre la majorité, etc.

(6) La tentation du recours à la violence au service d’objectifs de nature politique en considérant qu’il s’agit là du seul moyen dont on dispose pour faire bouger les choses – attirer l’attention des médias, éveiller la conscience du public, faire réagir le gouvernement ou d’autres acteurs – et en cherchant à justifier celle-ci au nom d’une réaction jugée tout à fait légitime à une violence dite "structurelle" (Johan Galtung) bien plus grande encore.

(7) La quête d’un bouc émissaire, quel qu’il soit, qui est perçu comme la principale cause des difficultés du moment. Ce bouc émissaire peut se situer en haut de la société (élites, capitalistes, riches, actionnaires, bobos…), en bas (catégories populaires, migrants, fraudeurs de la Sécurité sociale…) ou bien ailleurs (juges, policiers, fonctionnaires, jeunes, seniors, juifs…).

(8) La tentation de la "solution unique" (Hans Rosling) et évidente censée s’appuyer sur le bon sens : le "yakafokon" ou bien le "c’est simple, il suffit de" qui fait fi de la complexité du réel.

(9) L’idée selon laquelle un certain nombre d’urgences, climatiques en particulier, impliquent de mettre entre parenthèses les principes démocratiques car ceux-ci nous feraient perdre un temps précieux en raison de procédures perçues comme étant à la fois inefficaces et injustes.

(10) Enfin, l’idée selon laquelle la défense de la paix est une idée à la fois naïve et irréaliste car, quoi qu’il en soit, l’homme est un loup pour l’homme et le "vernis civilisationnel" masque mal la loi de la jungle et la guerre de tous contre tous.

Il ne s’agit pas ici de défendre le "Système" ou bien l’ordre en place, qu’il est sans aucun doute nécessaire de faire évoluer d’une manière ou d’une autre, mais bel et bien de tout faire pour préserver la démocratie et la paix.

En effet, les éléments centrifuges, la polarisation extrême des sociétés et l’omniprésence dans les débats du clivage entre "peuple" et "élites" ou entre "dominés" et "dominants" (y compris entre humain et vivant) contribuent à favoriser cette atmosphère de guerre civile larvée et constituent à l’évidence une grande menace pour la stabilité des sociétés. La violence ne peut engendrer que la violence dans une spirale infernale : violence -> riposte -> violence encore plus grande -> riposte encore plus prononcée, etc. La haine favorise à coup sûr la haine. La violence perpétrée contre une catégorie tend souvent à attiser la haine envers celle-ci, plutôt qu’à générer une légitime réprobation, et à susciter de nouveaux passages à l’acte violent en contribuant à désinhiber celui-ci.

Quelles solutions ?

Alors que faire ? Il paraît tout d’abord nécessaire de voir la réalité telle qu’elle est, avec le moins de biais possibles et sans tomber dans les travers ni de l’angélisme, ni du catastrophisme. Cela implique de voir la réalité dans toute sa complexité. Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot appelle à ce propos à "retrouver les saveurs de la complexité" (intervention lors des Journées UFS organisées par l’Union française des semenciers à Paris le 4 novembre 2021) face aux récits simples et à l’idée qu’il y a des solutions qui résoudraient tout de façon magique. Cela nécessite bien évidemment de lutter contre les fake news, la désinformation et les théories conspirationnistes en s’appuyant sur des faits et des données solides et indiscutables et en les analysant avec une méthode fiable, en recoupant les sources d’information (y compris en prenant en compte des informations qui ne correspondent pas nécessairement à notre vision des choses, même si cela peut nous amener à réviser notre jugement initial), ou en s’abstenant de relayer les fausses informations. Il convient ainsi de valoriser le travail particulièrement utile de "fact-checking" effectué par la presse, qui est un processus de vérification des faits qui permet de valider, ou pas, l’exactitude de données et d’affirmations énoncées dans un texte ou dans un discours. Cela nécessite aussi de s’interroger sur les bénéfices pour certains individus d’un tel recours à des fake news et/ou au fait d’y croire. En effet, si l’on ne peut pas se mettre d’accord sur un certain nombre de faits ou de réalités, aucun dialogue et aucun débat ne sont envisageables.

Il convient également de se réapproprier collectivement une culture du dialogue et du débat. Le quotidien La Croix proposait avant le début de la campagne présidentielle de 2022 "10 engagement pour un débat apaisé" qui représentent une bonne base de départ de ce point de vue. Ces dix engagements étaient les suivants :

- (1) Lutter contre les fausses informations. S’abstenir de relayer celles dont on ignore la source.

- (2) Ne pas attaquer la vie privée, préserver l’intimité, y compris celle des personnes publiques.

- (3) Ne pas injurier, diffamer, humilier, dénigrer, harceler.

- (4) Refuser de transformer les réseaux sociaux en tribunaux populaires. Ne pas céder à la dénonciation et à l’indignation systématiques, qui ne peuvent tenir lieu de pensée argumentée.

- (5) Veiller à ne pas déformer des propos et à ne pas les sortir de leur contexte.

- (6) Ne pas utiliser l’anonymat ou le pseudo pour contourner les règles de civilité ou biaiser le débat.

- (7) Ne pas enfermer les interlocuteurs dans des identités figées, d’origine, de genre, d’âge, de religion, de classe sociale.

- (8) Écouter le point de vue de l’autre jusqu’au bout, sans dramatiser les désaccords.

- (9) Accepter la complexité, dire les nuances, pour ne pas s’en tenir à des oppositions frontales.

- (10) Entendre la parole des plus faibles et, plus largement, celle qui s’exprime moins dans les médias ou sur les réseaux sociaux.

Cette culture du dialogue et du débat implique au préalable que l’on sorte de l’ère actuelle du soupçon généralisé. On ne cherche plus tellement à contrecarrer les arguments avancés par quelqu’un qui n’est pas d’accord avec nous. On va plutôt s’efforcer de discréditer cet adversaire en lui reprochant de n’être que le représentant d’intérêts spécifiques, de façon intentionnelle (celui-ci est alors accusé de s’exprimer au nom de la défense et de la promotion de ces intérêts) ou même de façon non intentionnelle (celui-ci est alors accusé d’être un "idiot utile" à leur service), ou bien en le jugeant incompétent ou même quelquefois en attaquant sa vie privée, ses mœurs, etc. On peut le faire aussi en caricaturant son point de vue, en mettant en exergue des propos, des faits ou des attitudes jugés radicaux et donc condamnables, en déformant ses propos ou en les sortant de leur contexte, en l’affublant d’un terme jugé disqualifiant ou repoussoir, comme décroissant, néolibéral, démagogue, populiste, ultra, défenseur du Système, raciste, islamo-gauchiste, islamophobe, casseur, violent, etc. Or, dans un tel contexte, les points de vue modérés et nuancés sont soit ignorés, soit jugés suspicieux. Un défenseur de la laïcité ne peut être qu’un islamophobe et un raciste. Un musulman ne peut être qu’un islamiste, un djihadiste et un terroriste en puissance. Un "blanc" ne peut être qu’un privilégié et un raciste. Un "non-blanc" ou un "racisé" ne peut être qu’un anti-blanc ou un décolonial…

Il semble tout autant nécessaire de cultiver quelques valeurs souvent considérées comme désuètes, telles que l’empathie et l’humilité intellectuelle, . Des psychologues ont mis en évidence le mécanisme psychologique de l’"infrahumanisation" par lequel on tend à prêter moins de sentiments humains à celles et ceux qui nous sont étrangers. Différentes expériences ont ainsi montré que les émotions attribuées à des personnes qui nous sont proches (les personnes qui ont, par exemple, la même nationalité que nous) sont des émotions dites "secondaires", c’est-à-dire des émotions propres à l’homme, comme le chagrin, la culpabilité, le regret ou le désespoir. En revanche, les émotions attribuées à des personnes qui ne nous sont pas proches (par exemple de nationalité étrangère) sont seulement des émotions dites "primaires", à savoir des émotions qui sont communes aux hommes et aux animaux, comme la douleur, la tristesse, la colère ou la peur. Cela signifie que notre niveau de compassion pour la souffrance endurée par les autres n’est pas le même selon que l’on se sente proche, ou pas, des personnes concernées. Il est évident que, dans un contexte de polarisation entre différents groupes, ce mécanisme d’infrahumanisation joue à plein. Il paraît donc primordial de faire preuve d’empathie, d’essayer de se mettre à la place de l’Autre, de comprendre quelles sont ses préoccupations et ses motivations si l’on ne veut pas déshumaniser celui ou celle qui ne pense pas comme nous, ce qui peut conduire à un soutien à des visions extrémistes, voire à la violence.

La seconde valeur est celle de l’humilité intellectuelle à laquelle la recherche en psychologie sociale s’est beaucoup intéressée récemment. Krumrei-Mancuso et Brian Newman parlent à ce propos d’humilité intellectuelle sociopolitique (HIS), qu’ils définissent comme "une conscience non menaçante de la faillibilité de ses opinions sur des sujets sociopolitiques en relation avec les attitudes envers des groupes et des questions politiques spécifiques". Pour Tenelle Porter et Karina Schumann, l’humilité intellectuelle consiste à "reconnaître les limites de ses propres connaissances et apprécier les qualités intellectuelles des autres". Or, les résultats de ces recherches montrent que l’humilité intellectuelle est susceptible de réduire la polarisation et l’hostilité politiques. Glen Smith explique ainsi que l’humilité intellectuelle n’est pas la panacée notamment sur des sujets très clivants (comme le changement climatique ou l’avortement aux Etats-Unis). Mais en pratiquant une plus grande humilité, il est néanmoins possible de favoriser un dialogue positif : "Si on peut aborder les disputes en admettant qu’on ne sait pas tout, c’est contagieux. D’autres personnes commencent alors à remettre en question leurs connaissances et adoptent une approche moins défensive" ; "Si nous pouvons devenir plus humbles et accepter que les gens ne soient pas d’accord avec nous pour de bonnes raisons, nous pouvons réduire une partie de l’acrimonie" (source).

Enfin, il semble être crucial de cultiver les éléments centripètes, c’est-à-dire tout ce qui peut nous rassembler et tout ce qui peut contribuer à la dépolarisation. Cela ne signifie pas pour autant que l’on doive rechercher à tout prix le consensus et a fortiori l’unanimisme. La contradiction, la critique, les contre-pouvoirs et la conflictualité sont tout à fait nécessaires.

Il existe ainsi des organisations aux Etats-Unis et au Royaume-Uni qui travaillent dans ce sens. C’est le cas de Larger Us au Royaume-Uni, qui se présente comme "une communauté d’acteurs du changement qui partagent l’objectif de combler les fossés plutôt que de les approfondir, qui veulent transformer les relations plutôt que vaincre les ennemis". Aux Etats-Unis, Braver Angels s’efforce également de lutter contre la polarisation politique du pays. Braver Angels affirme ainsi que sa mission est de "rassembler les Américains pour combler le fossé partisan et renforcer notre république démocratique" en favorisant un renouveau civique et en s’appuyant sur les engagements suivants :

- Nous exprimons nos opinions librement et pleinement, sans crainte.

- Nous traitons les personnes qui ne sont pas d’accord avec nous avec honnêteté, dignité et respect.

- Nous sommes ouverts aux opportunités de dialoguer avec ceux avec lesquels nous ne sommes pas d’accord.

- Nous pensons que nous avons tous des angles morts et que cela ne vaut pas la peine d’en parler.

- Nous cherchons à être en désaccord avec précision, en évitant l’exagération et les stéréotypes.

- Nous recherchons un terrain d’entente là où il existe et, si possible, trouvons des moyens de travailler ensemble.

- Nous pensons qu’en cas de désaccord, les deux parties partagent et apprennent.

- Dans Braver Angels, aucune des deux parties n’enseigne à l’autre ou ne donne des commentaires sur la façon de penser ou de dire les choses différemment.

De telles initiatives pourraient être aussi bien utiles de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche.

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