Comment le discours populiste rassembleur de Marine Le Pen a dilué la xénophobie explicite du Front national<!-- --> | Atlantico.fr
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Marine Le Pen a su adoucir le discours du FN pour séduire de nouveaux électeurs.
Marine Le Pen a su adoucir le discours du FN pour séduire de nouveaux électeurs.
©Reuters

Bonnes feuilles

Alors que Marine Le Pen s'envole dans les sondages, le décryptage sémantique de son discours éclaire le fond de son discours : entre distance et reprise des codes frontistes, la tête du Front National modernise son parti. Mais suffit-il de changer la forme pour changer le fond ? Extrait de "Marine Le Pen prise aux mots", de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich aux édition du Seuil (1/2).

Stéphane Wahnich

Stéphane Wahnich

Stéphane Wahnich est Chercheur à l'Université de Tel-Aviv, Laboratoire ADARR et ex Professeur associé des Universités de l'Université Paris Est Créteil (UPEC). 

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Cécile Alduy

Cécile Alduy

Cécile Alduy  est professeure de littérature française à Stanford University et auteur de Politique des "Amours" (Droz, 2007) sur l'émergence de l'identité nationale à la Renaissance, et avec Stéphane Wahnich, de Marine Le Pen prise aux mots (Seuil, 2015).

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Au-delà des mots, c’est aussi l’ordre des arguments qui change et influe sur la réception, plus positive, des discours de Marine Le Pen. L’analyse linéaire des textes révèle une nouvelle hiérarchisation des thèmes abordés en meeting. Couplée à la rhétorique de l’allusion soulignée précédemment, cette réorganisation revient à mettre au second plan les thèmes attendus et à déjouer l’image caricaturale d’un Front national obsédé par l’immigration seule : l’effet de surprise aidant, l’oratrice gagne en crédibilité et en capital sympathie. Elle semble dire quelque chose de nouveau, alors qu’elle a simplement remixé des motifs anciens.

Il suffit de comparer le discours d’investiture de janvier 2011 et un discours de Jean-Marie Le Pen pris au hasard, par exemple celui prononcé à Saint-Cloud le 11 février 2001. Ce dernier, après avoir rappelé le slogan du Front national de 1983 ("Chômage – immigration – insécurité – fiscalisme – laxisme moral : ras le bol !"), dénonce tout d’abord une " insécurité endémique", puis en passe en revue les causes, la première d’entre elles étant "incontestablement l’immigration de masse" (viennent ensuite la décadence morale, la corruption, le laxisme judiciaire, l’insuffisance des effectifs de police). Il annonce dans un troisième temps les mesures sécuritaires musclées que ce diagnostic appelle. Au moment où elle prend les rênes du parti, Marine Le Pen va à rebours des attentes du public. Elle aussi fait un diagnostic sévère, mais elle délaisse les thèmes traditionnels du Front national pour déplorer avant tout "l’injustice généralisée" et " le règne déchaîné de l’argent", thèmes populistes qui dépassent le clivage gauche/droite, mais aussi "le saccage de nos paysages et de notre qualité de vie", " la marchandisation de notre culture", et enfin, seule allusion sibylline à l’immigration, "les revendications liberticides de[s] minorités". Viennent ensuite les solutions, "la remise en ordre de l’État-nation", "la revitalisation de la démocratie par la participation des citoyens" et "une politique fiscale et sociale efficace et juste". Autrement dit, un catalogue de griefs et de solutions consensuels, rassembleurs, loin de la stigmatisation de boucs émissaires ou du repli identitaire : qui ne serait pas d’accord sur le principe avec ces annonces ?

Voilà pour la captatio benevolentiae, entrée en matière destinée à capter la bienveillance de l’auditoire. Marine Le Pen déploie alors son art des enchaînements subreptices, d’autant plus efficaces qu’ils sont elliptiques. Premier temps : un glissement idéologique de la réaffirmation de l’État à celle de la nation et du "peuple français", menacés par le double péril du "communautarisme", évoqué une seule fois, et surtout de l’Europe de Bruxelles, vilipendée en une longue diatribe europhobe. Une métaphore allusive scelle l’alliance imaginaire de ce double ennemi : "La France n’est pas un califat, elle ne l’a jamais été, elle ne le sera jamais." Sans jamais prononcer les mots "islam" ni "immigration", elle convoque par la métaphore du "califat" un topos d’extrême droite, l’islamisation de l’Europe, et la perte de souveraineté de la France sous l’emprise de l’Union européenne. Deuxième temps, l’éloge de "l’État contre l’oppression du désordre" dans les domaines moral, économique, social, culturel : institution d’une morale d’État irréprochable, lutte contre la délinquance, "patriotisme économique et patriotisme social"(c’est-à-dire une "préférence nationale" qui n’avoue pas son nom), réaffirmation d’une identité collective (famille, peuple) contre la logique de grande consommation qui isole les individus. Tout cela se conclut par l’alternative "mondialisme"/"nation" qu’illustre un dernier rôle de l’État, la défense des "principes républicains et en tout premier lieu de la laïcité".

L’ellipse et le sous-entendu jouent à plein : l’immigration est à peine citée et jamais développée comme thème en tant que tel. Pourtant, les enchaînements argumentatifs la désignent comme source de nombreux maux : pour s’attaquer aux délinquants et à la drogue, il faudra une réponse "administrative pour les reconduites systématiques à la frontière" ; "aucun culte ne doit empiéter sur la sphère publique", mais ce sont uniquement des exemples liés à la foi musulmane qui sont cités (horaires de piscine, viande halal, mosquées) ; d’ailleurs "les principes contenus dans notre devise nationale Liberté/ Égalité/Fraternité […] ne sont rien d’autre que les principes chrétiens sécularisés".

Ainsi l’immigration est rarement le premier thème avancé dans les discours de Marine Le Pen. Les arguments consensuels qui font écho à des principes fortement intégrés dans la culture française (laïcité, État-providence, démocratie) ou les slogans populistes au large potentiel de séduction (pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple ; lutte contre l’argent et les injustices sociales) constituent l’armature visible du discours et sont mis en avant. La xénophobie explicite est diluée, voire bannie : sous-jacente, elle informe pourtant l’imaginaire de ce "nous" dont l’identité est constamment présentée comme menacée.

"Marine Le Pen prise aux mots" de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich aux Editions Seuil

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