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Comment est-on amené à faire carrière dans la prostitution ?
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Bonnes feuilles

La prostitution est un objet social double. Il s’agit bien sûr d’une pratique singulière qui articule sexualité et économie et qui implique divers protagonistes (femmes et hommes prostitués, clients, proxénètes). Mais elle est aussi un « problème social » à la définition et au traitement desquels participent entrepreneurs de morale, législateurs, policiers ou encore travailleurs sociaux, dont l’action exerce en retour de considérables effets sur la pratique et le quotidien des personnes prostituées. Extrait de "Sociologie de la prostitution", de Lilian Mathieu, publié aux Editions La Découverte (1/2).

Lilian Mathieu

Lilian Mathieu

Lilian Mathieu est sociologue, directeur de recherche au CNRS (Centre Max-Weber, ENS de Lyon). Il a publié de nombreux ouvrages sur la prostitution, dont il est l’un des principaux spécialistes français, parmi lesquels Prostitution et sida (L’Harmattan, 2000), Mobilisations de prostituées (Belin, 2001), La Condition prostituée (Textuel, 2007) et La Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution (François Bourin, 2014).

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En introduisant le concept de carrière déviante, Becker [1963] n’a pas seulement transposé aux marges sociales un mode de raisonnement élaboré pour rendre compte de parcours professionnels. Il a également promu un cadre d’analyse à même d’appréhender les dimensions proprement sociales de l’adoption de conduites réprouvées telles que la prostitution. Becker souligne que nombre de déviants commettent leur premier acte transgressif de manière quasi non intentionnelle, sans mesurer la portée d’une conduite dont la pleine signification ne leur apparaît qu’a posteriori, sous l’effet d’un étiquetage réalisé par d’autres. Ainsi qu’on l’a vu dans les deux premiers chapitres, c’est par un processus social de ratification, d’autant plus efficace qu’il est assuré par des figures institutionnelles (police, justice, travail social, etc.), que des échanges économico-sexuels informels et à la signification flottante peuvent accéder au statut de prostitution aux yeux de ceux et celles qui s’y engagent. Ce n’est parfois qu’au moment où le travailleur social d’un organisme spécifiquement destiné aux prostitué-e-s s’adresse à elles que des personnes exerçant un racolage informel sont amenées à s’identifier à cette catégorie.

L’insertion préalable dans un réseau de sociabilité déviant — parfois plus excitant et valorisant, notamment parce que festif [Roux, 2011], que celui d’un quotidien ennuyeux — constitue également une condition favorable à l’engagement dans une carrière. L’individu réalise ce faisant un apprentissage indirect d’une activité qu’il n’exerce pas encore, mais qui lui devient progressivement plus concrète et plausible. De nombreux récits de prostitué-e-s signalent ainsi que le fait de « connaître quelqu’un » exerçant déjà la prostitution a facilité leur entrée sur le trottoir, en leur explicitant les différentes facettes de leur pratique et en leur « faisant une place » à leurs côtés. Comme l’indique Becker, c’est à partir des interactions avec ceux appelés à devenir des pairs que se réalisent l’intégration et l’identification au groupe déviant, ce qui signifie également que la carrière peut fort bien tourner court lorsque ni l’assignation statutaire ni l’intégration ne se concrétisent. De fait, bon nombre de personnes s’engagent dans des transactions économico-sexuelles isolées et ponctuelles sans pour autant devenir des prostitué-e-s.

Un véritable « engagement » [Becker, 1963, p. 50] dans la carrière prostitutionnelle opère à mesure que la personne rend son existence dépendante de cette activité, notamment lorsqu’elle devient sa principale, voire unique, source de revenus et est pour cela exercée de manière régulière. L’adoption d’un site et d’un rythme de travail donnés, le choix d’un « nom de guerre », la rationalisation de l’exercice (choix des tenues, définition de l’éventail des pratiques et de leur tarif, etc.) en découlent logiquement. La carrière peut se poursuivre en étant rythmée par des changements de lieux d’exercice ou des pauses, définitives ou temporaires, de courte ou de longue durée, à l’instar de celles induites par des mariages, des séjours en prison ou des désintoxications [Mossuz-Lavau et Teixeira, 2005].

Les carrières prostitutionnelles masculines et féminines diffèrent par ailleurs sensiblement. Les premières apparaissent divisées en étapes marquant chacune une redéfinition de soi et de la pratique. Des jeunes hommes racolant informellement dans les lieux de drague homosexuelle s’engagent plus fermement dans la carrière en s’affichant régulièrement dans les quartiers identifiés comme prostitutionnels. Leur clientèle homo- et bisexuelle se restreignant à mesure qu’ils avancent en âge, ceux dont l’existence dépend le plus de la prostitution n’ont d’autre option que le travestissement, qui leur permet en outre d’accéder à une clientèle plus large (car composée d’hommes se définissant comme hétérosexuels) et suppose lui aussi une graduation selon le degré de transformation corporelle accepté [Pourette, 2005]. Ici encore, l’intégration au groupe de pairs joue un rôle majeur d’information sur les options possibles et les moyens (hormones, chirurgie esthétique, etc.) d’y parvenir. La transsexualité concerne avant tout les individus engagés dans une démarche de changement de sexe avant leur prostitution et à qui elle permet de financer l’opération lorsqu’une identité problématique ferme les autres options professionnelles.

Høiga°rd et Finstad [1992] ont accordé une attention spéciale aux toutes premières passes en soulignant la diversité des expériences vécues, du profond dégoût à l’excitation en passant par la complète indifférence pour ce qui n’est qu’un moyen de gagner rapidement de l’argent. Leur ouvrage, comme la plupart des études produites au cours des années 1990 [Coppel et al., 1990 ; Plant, 1990 ; Ingold, 1993 ; McKeganey et Barnard, 1996 ; Pryen, 1999b], insiste par ailleurs sur le rôle déterminant de la toxicodépendance dans l’engendrement des carrières prostitutionnelles. La vente de prestations sexuelles apparaît alors comme un moyen de gagner rapidement la somme nécessaire à l’achat immédiat du stupéfiant, sans présupposer d’identification à la prostitution ni d’exclusivité : les mêmes personnes peuvent en outre tirer leurs ressources d’autres activités telles que le deal et le vol. C’est chez ces toxicomanes prostitué-e-s (plus que prostitué- e-s toxicomanes) que se repèrent les situations les plus dégradées, l’urgence du manque et l’altération de la conscience favorisant la prise de risque dans le même temps que l’illégalité de l’usage de stupéfiants et la focalisation de l’existence sur l’approvisionnement contribuent à une brutale désaffiliation. La consommation d’alcool, de médicaments ou de divers stupéfiants accompagne par ailleurs fréquemment la pratique prostitutionnelle, en permettant de surmonter les tensions ou anxiétés qui lui sont inhérentes.

L’étude de Serre et al. [1996] menée auprès de 355 prostitué- e-s pointait une précarité globale de leurs conditions d’existence, que ce soit en termes de protection sociale (61 % en étaient dépourvu-e-s) ou de logement (la moitié disposant d’un appartement, 41 % vivant à l’hôtel, 6 % étant hébergé-e-s et 2 % sans domicile). Les prostitué-e-s français-es ou étranger-e-s en situation régulière peuvent certes accéder à la Sécurité sociale via la Couverture maladie universelle, mais à condition de ne pas dépasser un certain niveau de revenus. Les étranger-e-s en situation irrégulière peuvent quant à eux/elles prétendre à l’Aide médicale de l’État, mais son accès a, ces dernières années, connu des restrictions drastiques ; craignant en outre d’être identifié- e-s par la police, ils et elles évitent les institutions, y compris les hôpitaux, et sont particulièrement vulnérables devant les problèmes de santé. Le régime social des indépendants est officiellement ouvert aux prostitué-e-s, mais exige des démarches administratives d’autant plus rebutantes qu’elles supposent l’officialisation d’une activité que les personnes préfèrent le plus souvent taire. Faute d’avoir cotisé à une caisse de retraite, la plupart des prostitué-e-s vieillissant-e-s ne peuvent prétendre qu’au minimum vieillesse qui, insuffisant pour vivre décemment, impose à certain-e-s de continuer à exercer à un âge avancé. La situation est comparable s’agissant des bénéficiaires d’allocations d’assistance (RSA, adulte handicapé, parent isolé…) à qui une prostitution régulière ou occasionnelle offre un complément de revenus. L’absence de fiches de paie, exigées par les agences immobilières, ferme l’accès au logement locatif à des prostitué-e-s qui se trouvent contraintes de résider à l’hôtel, dans des squats ou dans des logements que leurs propriétaires, prétextant leur exposition à l’incrimination de proxénétisme hôtelier, leur louent à des prix prohibitifs. La dénonciation récurrente d’un « État proxénète » qui impose les revenus tirés d’une activité qu’il désavoue par ailleurs, si elle est formellement défendable, néglige que les gains des prostitué-e-s n’atteignent pas toujours le minimum imposable et que, en l’absence de domicile fixe, le fisc peine à leur envoyer une feuille d’imposition.

La précarité des prostitué-e-s est en grande partie inhérente à l’indécision statutaire de leur activité : celle-ci constitue certes une source de revenus, mais qui en tant que telle ne permet pas d’accéder aux protections attachées à la condition de travailleur et laisse démuni devant les aléas de l’existence (maladie, vieillesse, accident, etc.). Envisager ainsi la prostitution dans ses rapports au marché du travail permet de la situer dans ces zones de vulnérabilité, entre pleine intégration sociale et complète exclusion, caractéristiques de ce que Robert Castel [1995] désigne comme la désaffiliation [Mathieu, 2007]. Cela permet également de comprendre la logique qui conduit nombre de personnes à poursuivre leur carrière y compris après la levée des contraintes qui les y ont initialement poussées. L’étude menée au Canada par Leslie Jeffrey et Gayle MacDonald [2006 ; cf. également Rosen et Venkatesh, 2008] insiste ainsi sur le refus que les prostituées opposent à un marché du travail dont elles ont eu l’occasion de subir les bas salaires et les logiques disciplinaires. Ayant préalablement exercé des emplois déqualifiés, précaires, contraignants et mal payés (aide à la personne, centres d’appels, nettoyage, etc.), ces femmes sont en mesure de valoriser la prostitution comme une activité davantage rétributrice et indépendante.

Les prostitué-e-s les moins contraint-e-s font parfois preuve d’un véritable « esprit d’entreprise » [Day, 1994] en envisageant leur activité comme un moyen d’économiser dans l’objectif de financer un projet professionnel légitime et de plus long terme. Toutefois, affirmer que l’on se prostitue de manière temporaire dans un but d’ascension sociale (le plus souvent pour ouvrir un commerce) constitue aussi un moyen de neutraliser le stigmate en prétendant maîtriser, plutôt que subir, une pratique discréditée. La prodigalité de prostitué-e-s promptes aux dépenses somptuaires et leur inaptitude à l’épargne ont souvent été (sur) interprétées en termes psychologisants — y compris par des sociologues [Deschamps, 2006] — comme une manière de se débarrasser au plus vite d’un « argent sale » qui leur « brûle les doigts ». Une perspective plus sociologique invite à considérer que la valorisation typiquement petite-bourgeoise de l’épargne n’a guère de signification pour des personnes issues de milieux modestes vivant dans le dénuement, pour qui la dépense immédiate de l’argent vient ratifier la pertinence, sur le plan économique s’entend, d’une pratique des plus coûteuse sur le plan symbolique.

Peu d’études ont été consacrées au terme de la carrière prostitutionnelle. Sharon Oselin [2009, 2010] indique que l’arrêt de la prostitution résulte d’une combinaison de motivations personnelles (volonté de se conformer à ses principes religieux, crainte de voir son activité découverte par ses enfants…), d’événements marquants perçus comme des étapes propices (agression, arrestation, hospitalisation, sevrage, naissance…) et d’opportunités telles que l’accessibilité d’un organisme de réinsertion. De tels organismes contribuent à l’intégration d’une nouvelle identité, celle d’ex-prostitué-e, selon des étapes et des modalités perçues comme plus ou moins contraignantes (en termes de niveau, de mode et d’horaires de vie, notamment) et susceptibles de provoquer des résistances, voire des retours à la prostitution, chez les personnes qu’ils assistent. Laurent Gaissad [2010] a, dans les années 2000, opéré un retour sur le terrain de la prostitution masculine marseillaise qu’il avait étudié au début des années 1990. Cela lui a permis de reconstituer les parcours des jeunes Maghrébins qui se prostituaient alors « en femmes » aux abords de la gare Saint-Charles, et de constater la diversité de leurs destins à la fois économiques et sociaux (certains ayant fondé un commerce et affichant une réussite matérielle concrétisée par des investissements immobiliers), administratifs et géographiques (retour au pays, régularisation, voire acquisition de la nationalité française) et sexuels ou familiaux (plusieurs s’étant mariés et ayant eu des enfants, tout en continuant à fréquenter la scène homosexuelle). La figure valorisée de la « gagneuse », qui a su économiser pour réussir sa reconversion, contribue ici aussi à légitimer a posteriori le passage par une activité stigmatisante et dangereuse — au moins pour ceux qui ont su se retirer à temps du trottoir.

Extrait de "Sociologie de la prostitution", de Lilian Mathieu, publié aux Editions La Découverte, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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