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Comment Cassius Clay l'Américain est devenu Mohamed Ali l'Africain
©Reuters

Bonnes feuilles

Mohamed Ali (1942-2016), né Cassius Marcellus Clay Jr., est un personnage hors du commun. Premier boxeur à devenir triple champion du monde poids lourds, il est autant connu pour un style de combat qui n’appartient qu’à lui, incarné dans son célèbre slogan "flotte comme un papillon, pique comme une abeille", que pour ses prises de position et ses déclarations fracassantes. Extrait de "Mohamed Ali", de Claude Boli, aux éditions Gallimard 2/2

Claude Boli

Claude Boli

Claude Bali est docteur en histoire (De Montfort University, Leicester, Angleterre) et docteur en sociologie (Université de Nantes). Ses travaux portent essentiellement sur l'Angleterre contemporaine, les populations noires en Europe, l'histoire sociale du sport et la muséographie du sport. Il est Researcher Fellow à De Montfort University, et dirige actuellement le département de la Recherche au Musée National du Sport à Nice. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont Manchester United. L'invention d'un club (La Martinière, 2004) ; Football : le triomphe du ballon rond (Quatre chemins/Musée National du Sport, 2008). Il a co-dirigé Allez la France ! Football et Immigration (Gallimard, 2010) et Des défis et des hommes (Snoeck Editions, 2013).

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Ali bombayé ! Ali bombayé !

En cette soirée du 28 janvier 1974, l’Afrique choisit son camp. Entre Mohamed Ali et George Foreman, le continent a plébiscité "l’Africain" de Louisville : 

Dans la capitale zaïroise, le plus beau plateau du "boxing business". À droite, Mohamed Ali, l’enfant chéri des sportifs africains. À gauche, George Foreman, le bûcheron du ring.

Un mois durant, plusieurs articles sont consacrés à Mohamed Ali dans le magazine Jeune Afrique. Le boxeur américain s’installe dans les colonnes de l’hebdomadaire de la voix de l’Afrique en même temps que le continent noir fête ses indépendances. Cassius Clay est né aux Jeux Olympiques de Rome en même temps que l’Afrique noire connaissait son premier champion olympique. Ce combat est un formidable prétexte pour parler du réveil de l’Afrique et de l’Amérique noire. Dès le mois de juin 1973, les journalistes entraînent leurs lecteurs dans une série d’articles de fond sur les retombées de cette rencontre sur le peuple zaïrois et l’Afrique tout entière. C’est une chance à ne pas manquer, une visibilité qu’aucun autre pays africain n’aura peut-être plus l’occasion d’avoir. Dans le sillage de la rencontre, l’hebdomadaire rappelle les grands moments de la boxe africaine et les acteurs qui ont contribué à sa constitution et à son développement. Le match n’est pas laissé de côté. La popularité d’Ali est exposée quand l’hebdomadaire annonce le programme des tournées qu’Ali prévoit à Abidjan, Libreville, Bangui, Yaoundé... À l’opposé, Foreman, le "mal-aimé", est traité d’une façon banale. On n’évoque que sa force, son berger allemand Dago, et sa photo aux J.O. de Mexico 1968 brandissant le drapeau américain. On lui reproche de ne pas jouer le jeu et de ne pas dire qu’il aime l’Afrique, les Zaïrois et Kinshasa. Et puis, se demande la presse, quel est ce boxeur qui n’essaie même pas de dire quelques mots en lingala, la langue nationale ? L’hebdomadaire Jeune Afrique publie un sondage qui montre que Foreman est distancé dans le coeur des Africains :

Mohamed Ali est nettement le favori des Zaïrois, du moins si l’on en croit le sondage réalisé par le Journal de Zaïre : 75 % des lecteurs pensent que la victoire lui reviendra […] Mohamed Ali est peut-être, avec James Brown et Aretha Franklin, la plus connue des célébrités afro-américaines.

Hormis la participation du Zaïre à la Coupe du monde de football en 1974, aucun événement sportif n’a été aussi suivi ni commenté, et les journalistes souhaitent tous une victoire de Mohamed Ali.

L’hebdomadaire panafricaniste créé en 1960, au moment du vent d’émancipation des nations africaines et de la montée des mouvements civiques aux États-Unis, attend de l’organisation du match qu’elle soit une caisse de résonance de la réussite africaine observée à l’échelle mondiale. D’ailleurs, au lendemain de la rencontre, transparaît dans ses pages le sentiment d’un devoir accompli, au nom du Zaïre et de l’Afrique :

La joie qu’a apportée aux Zaïrois la victoire de Mohamed Ali sur George Foreman a été plus intense que celle qu’ils avaient ressentie il y a quelques mois lorsque leurs Léopards [surnom de l’équipe nationale de football] enlevèrent la C.A.N. [Coupe d’Afrique des Nations de football]. L’enjeu était autrement plus important et le Zaïre a démontré à cette occasion sa capacité d’organiser à la perfection une compétition sportive du plus haut niveau. […] Près de 60 000 personnes étaient venues assister à la mise à mort du "méchant" George […] Groupes d’animation et orchestres en vogue se relayaient sur la pelouse autour du ring, et la foule déchaînée scandait presque sans interruption son cri de guerre, "Ali Buma ye !" Après l’entrée en matière représentée par le combat entre le Zaïrois Tshinza et le Dahoméen Oke […], Mohamed Ali a démontré qu’il était bel et bien le plus fort, le plus grand.

D’Abidjan, la capitale ivoirienne, à Ziguinchor au sud du Sénégal en passant par Johannesburg, la grande cité sud-africaine, l’Afrique a pris à bras-le-corps la cause de Mohamed Ali, le challenger, le "fils de l’Afrique". George Foreman, le favori, "l’Américain", est laissé aux mains des étrangers insensibles aux appels d’une Afrique libre, indépendante et fière. Ce combat, c’est l’espoir d’une réconciliation entre l’Afrique et une partie de l’Amérique qui entend exprimer haut et fort son africanité ; et Mohamed Ali incarne cet espoir furtif.

En 1974, plusieurs pays d’Afrique occidentale sont à une année de célébrer le quinzième anniversaire de leur indépendance et de leur rupture avec l’autorité coloniale. Les référents historiques sont imprégnés de cette histoire qui n’est pas la leur. Il faut donc importer des héros qui transcendent les imaginations et qui brisent les frontières. Ali est un de ceux-là. Il sera adopté et idolâtré dans toute l’Afrique noire, en particulier dans les zones urbaines. Dans la capitale zaïroise, Ali est adulé, dans les rues, à Nsele (le lieu de sa retraite à l’est de Kinshasa), dans les villages. Quand les enfants le voient, ils scandent "Ali bombayé ! Ali bombayé !" qui signifie en lingala : "Ali, tue-le ! Ali, tue-le !" Ali sait exactement ce qu’il faut dire et quelle attitude adopter pour laisser entendre que tous les Zaïrois sont ses frères, mieux : qu’il est presque l’un d’entre eux…

[…]

Extrait de "Mohamed Ali", de Claude Boli, publié aux éditions GallimardPour acheter ce livre, cliquez ici

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