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Commémoration du 11 septembre : 
"L'image l'emporte sur l'analyse, comme d'habitude..."
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Dix ans après le 11 septembre 2001, l'historien Marc Ferro revient sur la portée historique de l'événement en s'interrogeant sur ce qu'il en restera dans les futurs livres d'histoire.

Marc Ferro

Marc Ferro

Marc Ferro est un historien français, spécialiste de la Russie et l'URSS. Il est co-directeur des Annales et directeur d'Études à l'EHESS.

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Atlantico : Ce dimanche a lieu la commémoration des 10 ans de la chute des Twin Towers. 10 ans, est-ce suffisant pour avoir une appréciation de l'importance historique de cet événement ?

Marc Ferro : Évidement on peut avoir une mesure historique de tout événement qui a lieu, même quand il a lieu le jour même. L'évaluation de ce phénomène variera avec le temps. Ce ne sera pas la même évaluation dans 10 ou 50 ans. Il en va de même pour les attaques du World Trade Center. Je pense que le premier point à faire valoir, c'est qu'il s'agissait d'un événement imprévu. Les événements imprévus sont comme la marque de notre siècle. Que ce soit l'émergence de la Chine comme puissance économique majeure (alors qu'on attendait le Japon), que ce soit mai 68, que ce soit la fin du communisme, que ce soit l'irrédentisme islamique et sa variable terroriste, ou la révolution islamique en Iran en 1979. Un des traits de notre siècle est la multiplication des événements imprévus. On peut s'interroger sur la compétence de ceux qui sont censés analyser le présent et le futur.

Vous parlez d'événement historique imprévu, mais peut-on prévoir l'histoire ?

On peut prévoir un tas d'événements historiques. La Première guerre mondiale était inéluctable, tout le monde le voyait. On a également prévu la Seconde guerre mondiale. On a prévu la décolonisation, même si certains étaient contre. La caractéristique de ce siècle est que les événements imprévus ont pris la place de ceux prévus.

Les Américains n'ont pas compris ce qui se passait, pour quelle raison une organisation inconnue les a attaqués. Ils ne comprennent pas pourquoi l'Amérique peut être l'objet de ressentiment et de haine. Ils vivent dans l'illusion que leur pays est merveilleux et inégalable. Ils ne savent pas qu'en Amérique latine, en Orient, en Europe avec les ex-communistes et assimilés, on les déteste. Il faut se rappeler qu'en France, même si l'on a compati à ces événements affreux, certains ont dit qu'ils l'avaient bien mérité. Les Américains ne se sont toujours pas relevés puisqu'ils s'interrogent toujours et veulent être le modèle du monde sans comprendre que pour une bonne partie du monde, ce modèle est contesté.

Dans le cas du 11 septembre, pour venger leur honneur, ils ont fait toutes sortes de macro erreurs. Attaquer un pays comme l'Afghanistan, c'est faire preuve d'une ignorance historique totale, car l'on y rentre sans jamais en sortir. Ils ont également attaqué l'Irak, non pas pour le pétrole, mais parce qu'ils n'avaient pas attrapé Ben Laden et qu'il leur fallait une victoire à la hauteur de l'affront commis. L'honneur et le ressentiment sont des forces historiques aussi importantes que les forces plus classiques que l'on pointe parfois, comme les classes.

Le 11 septembre, en révélant ce qu'était Al-Qaeda, a montré qu'une force sans armée, sans territoire, sans gouvernement, donc pas un Etat, est capable de susciter des étincelles de guerre dans une bonne partie du monde.

Le 11 septembre marque-t-il un basculement historique ?

C'est une innovation historique. Il n'y a pas de précédent où une force peut menacer la première puissance mondiale sans armée et sans gouvernement. C'est une nouveauté qui n'aura peut-être pas de suite, mais l'on ne pouvait pas l'imaginer.

Quand ça s'est produit, la majorité des gens n'ont pas compris le sens des événements et les gens derrière les attentats. Maintenant on sait bien, car Ben Laden s'est manifesté. On a vu les racines de son action, le ressentiment contre l'Occident prédateur aux mœurs dissolues. Il est clair aussi que cette force utilisant le terrorisme comme instrument de pouvoir, s'est aliéné tout une partie du monde et de l'Islam.

Que dira-t-on de cet événement dans les livres d'histoire ? Qu'il marque le début du XXIe siècle ?

On ne dira pas que c'est le début du XXIe siècle car la division par siècle est une division arbitraire qui n'a pas de sens. Je pense que l'on dira que l’Europe occidentale et l'Amérique ont colonisé le monde, et qu'à partir de 1945-1960 la décolonisation a mis fin à l'expansion territoriale armée. Des révoltes post-coloniales ont pris différentes formes. Par exemple les Indiens qui prennent le pouvoir en Bolivie, au Chili …Mais ce terrorisme n'est pas vraiment de la décolonisation. Le Yémen ou l’Arabie Saoudite n'ont pas été colonisés dans le sens étroit du terme, mais il se trouve que c'est une force de résistance à la domination occidentale, qui s'est réanimée à partir du 11 septembre. D'une certaine façon, le 11 septembre s'inscrit dans une forme de décolonisation.

D'un autre côté, depuis quelques années, avec la multiplicité des médias, il y a bien des gens qui disent que ça n'a pas eu lieu. Ils sont de plus en plus nombreux, trompés par la propagande de leur propre pays, à ne plus rien croire. Donc il y a une tendance à dire que ça n'a pas eu lieu, comme on dit que le génocide des juifs n'avait pas eu lieu. La négation du génocide était une position politique d'extrême droite, aujourd'hui la remise en cause des attentats du World Trade Center est un scepticisme agressif vis-à-vis des mensonges qui nous entourent. Que dira-t-on dans dix ans ? Ce sera une autre génération.

Au final, cet événement remet en cause la thèse de la "fin de l'histoire" de Francis Fukuyama, qui est une sorte d'historien officiel du gouvernement américain. Cette thèse est une forme de propagande indirecte, c'est la fin de l'Histoire à partir du moment où les Américains ont triomphé du communisme, mais c'est une fin de l'Histoire d'un point de vue américain, pas de l'ensemble du monde. Après mai 68, certaines personnes avaient dit que c'était la fin de l'Histoire, après 1914-18 également. A chaque fois qu'une force se juge victorieuse, elle dit que c'est la fin de l'Histoire. C'est une intoxication.

Que pensez-vous de la commémoration des 10 ans du 11 septembre ?

Les 10 ans de l'attentat doivent être commémorés, c'est un événement moteur. Cependant on montre uniquement ces attentats et on ne s'intéresse pas assez à leurs causes : pourquoi Ben Laden et Al-Qaeda ont existé ? Pourquoi il y a eu des attaques sur les Américains au fil des années 1990 ? On ne dit pas pourquoi elles ont eu lieu. On ne voit que les immeubles qui tombent et la foule qui court, c'est plus spectaculaire. L'image l'emporte sur l'analyse, comme d'habitude.

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