Charles Dantzig : « Les imbéciles d’amour dont je suis »<!-- --> | Atlantico.fr
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Charles Dantzig publie « Proust Océan » chez Grasset.
Charles Dantzig publie « Proust Océan » chez Grasset.
©JF Paga

Atlantico Litterati

Charles Dantzig publie un brillant essai, « Proust Océan », chez Grasset. Entraîné par son sujet (Proust et son esthétique), Charles Dantzig prend le risque de nous mettre pour une fois dans la confidence et son « Proust Océan » laisse entrevoir ce qu’il cache dans la vie ; la souffrance amoureuse (l’empire de Barthes).

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

Voir la bio »

Écrivain, poète et dandy, Charles Dantzig -version française d’Oscar Wilde- est l’homme le plus littéraire de France. Il  présente au tout- venant  l’aspect du parfait litterati  (le French Wilde), avec ce chic sobre quoique fantaisiste de celui qui  « en lisant, en écrivant » comme disait Gracq,  publie souvent, œuvrant dans une « grande » maison  ( Grasset),siégeant ici ou là dans les jurys ( Décembre, Premier Roman, etc.), auteur-éditeur  couvert de  lauriers. De son fameux « Dictionnaire Égoïste de la Littérature Française » ( Prix Décembre et Grand Prix de l’Essai de l’Académie Française  2005-entre autres), Bernard Frank déclara dans sa chronique du Nouvel Observateur : « C’est le livre que j’aurais voulu écrire »). On sent qu’il n’y a aucune comédie dans son allure, ses expressions, son style en somme, et qu’il est vraiment, profondément, ce fin lettré qu’il incarne si bien dans la vie. La dégaine n’explique pas tout. Encore qu’un homme à la moche cravate, ou dont la veste est trop courte, les revers trop larges risque d’être un piètre prosateur ( cf. François Nourissier (+), écrivain expert es Litterati, longtemps président du Goncourt  et Empereur du Paris des Lettres). Dantzig est l’incarnation du PLF (« Paysage Littéraire Français » toujours selon Nourissier (1927-2011 ), un paysage que nous envient les Américains tout en le moquant.Too French ! Quelque chose dans la présence de Charles Dantzig fait penser à la littérature, en particulier française. Mais l’auteur de « L’encyclopédie du tout et du rien » à force de politesse (never explain never complain), évite  de parler de lui, passant sa vie à faire l’impasse sur ses affects, son ressenti, ses espoirs, souvenirs et projets. Dînant souvent en ville, Dantzig devient par délicatesse  (Wilde était lui aussi un homme bon), l’écrivain le plus secret de France. S’il aime évoquer ce qu’il « ressent à la lecture », Dantzig se garde de laisser paraitre de ce qu’il éprouve, espère, craint dans la vraie vie. S’il déjeune ou dine avec vous et que vous êtes amis,  les choses de la vie ne seront « pas un sujet » comme on dit aujourd’hui, a fortiori  les émotions et sentiments qui forment pourtant ce chef d’œuvre qu’est le Portique de Tibère. Les Grecs. Inégalés dans la philosophie et la statuaire. Heureusement nous n’avons qu’ à ouvrir  le nouvel et brillant essai de Charles Dantzig : « Proust Océan » ( Grasset ) pour en avoir davantage sur lui, personnellement. Et on applaudit, on vibre, on tremble, on est émus, que dis-je, nous voici bouleversés. Exemple : « Quand c’est arrivé́ cela a été par surprise et à mon chagrin » -écrit Dantzig– « ces moments où le Narrateur ( de la « Recherche » NDLR) expose les souffrances qu’il se crée avec des amours irréalisables et auxquelles moi non plus je n’ai jamais su renoncer. Des moments d’imbécillité́, en somme. Nous oublions que l’amour est une tyrannie. Non pas tant celle que l’on subit de ne pas obtenir sur-le-champ ce que nous désirons, celle que nous imposons à l’autre en lui disant « je t’aime » alors qu’il est loin de cela et voit arriver sur lui ce conteneur de fonte que nous prenons pour des pétales de rose. » Les jeunes et beaux romanciers que publie Dantzig dans sa collection « Le courage » chez Grasset sont à son image : ils ont du talent et des succès. Mais qui pourrait parmi eux oser cet aveu ?  Ultra littéraire en plus. Or, entraîné par son sujet (Proust et son esthétique ) Charles  Dantzig prend le risque de nous mettre pour une fois dans la confidence et son « Proust Océan » - épatant- laisse entrevoir ce qu’il cache dans la vie ; la souffrance amoureuse (l’empire de Barthes), voici que Dantzig a l’audace de la dire. Elle a même le beau rôle au fil des pages. Nous autres lecteurs en sommes  émus et surpris. A propos de la jalousie, par exemple, Dantzig persiste : « Peu d’écrivains ont aussi méticuleusement dépecé́ cette frénésie imbécile. Longtemps après qu’elle est tarie, une jalousie paraît aberrante. Comment avons-nous pu nous laisser prendre à un piège pareil ? C’est nous qui l’avons tendu, parce que le piège, c’est nous. Notre voracité animale, dont nous nous persuadons qu’elle est sensée, jugeant l’autre injuste envers nous qui lui refusons, même en esprit, sa liberté. » La jalousie telle que peinte par Charles Dantzig dans « Proust Océan » - pendant que Jean-Yves Tadié, de son côté, nous offre presque au même moment un « Proust Monde »-  fait penser à la description qu’en  fait l’empereur  de la désolation amoureuse, Roland Barthes dans ses  géniaux « Fragments» (Seuil) :« Comme jaloux je souffre quatre fois : d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun ». Charles Dantzig  détesterait plus que tout  de devenir « commun » et il ne le sera jamais, tant mieux pour nous dévoreurs de livres. Révélant un paysage intérieur– alors que son Proust -très enlevé-lui sert  de cachette, l’auteur  ose donc livrer  quelques pans   d’intimité, concentré qu’il croit  devoir l’être sur ce Proust qu’il adore et dont il sait si bien parler. «Lire A la recherche du temps perdu, c’est traverser l’Océan. Et c’est très facile, il suffit d’adapter sa respiration », nous dit-il.

« Comme il suffit au lecteur d’adapter la sienne pour plonger dans ce Proust Océan de Charles Dantzig, où l’on retrouve la manière si singulière de l’auteur, ses entrées inattendues, ses alternances de chapitres brefs et plus longs, de saillies et de réflexions, d’érudition et de gai savoir, de gravité et de drôleries.» répond un lecteur. Dans sa littérature Dantzig se garde de parler de lui sérieusement (comme Oscar Wilde, il préfère le pirouettes à la sincérité forcément dangereuse ou, à tout le moins, risquée. Les meilleurs moments du livre : la ( fausse) mondanité de Proust  qui « espionne » la mondanité parisienne pour les besoins du manuscrit en cours ; « À la fois courtisan et apprenti auteur, Marcel Proust a été le plus grand espion du monde. Et quand je dis monde. Penché pour le baisemain, il levait un œil qui remarquait la taille épaisse, le tapis râpé, le fard crevé. Il se documentait honnêtement, fourbement ». La chose que déteste le plus Charles Dantzig c’est la bêtise ce pourquoi le mot « imbécilité » ou « imbécile » revient si souvent au fil des pages. Une incantation. Une prière.Et le souvenir de la douleur qui décide en trois minutes d’un destin et des carrières. « (…)  je l’ai vécu depuis qu’à quatorze ou quinze ans, je me suis lancé dans ma carrière d’amours impossibles. Un jour, cette blessure qui me rappelait ce que mon désir s’emploie à me cacher depuis l’adolescence a été si vive que j’ai dessiné ce poignard et photographié ces pages avec leurs phrases cruellement justes, les conservant longtemps près de mon bureau, en guise d’avertissement. Les avertissements ne servent pas plus que l’expérience aux imbéciles d’amour tels que moi. (…) Dieux du malheur, ces souffrances, cet isolement et ces peurs ! Il faut avoir la force monstrueuse de Proust, jointe à une enfance heureuse, pour se baigner comme il l’a fait dans le bain moussant de son passé. Et puis, l’expressivité́ de ces lignes s’étant asséchée, j’ai déchiré les photos, voici bien des mois déjà, pour, au moment où j’écris, les réimprimer afin de vérifier que ma maladresse est inchangée. Il n’est pas impossible qu’elle soit une conséquence sacrificielle. Si l’amour est inatteignable, j’ai du temps pour la littérature. » Superbe.Haut du formulaireBas du formulaire

L’écrivain qu’est Dantzig doit nous faire profiter de morceaux littéraires de cet acabit via une autofiction ou quelque chose de l’ordre de la fiction évoquant une expérience personnelle. En effet son Proust Océan faisant événement, nous réclamons à présent une suite : un texte signé Dantzig écrivant - sur lui-même. « Sujet : Dantzig ». Son grand œuvre, LE livre, je le vois d’ici, le meilleur entre tous.

A suivre. Annick GEILLE

Repères

« Né à Tarbes Charles Dantzig est écrivain, poète et éditeur chez Grasset où il dirige la collection des "Cahiers rouges". Son oeuvre a été couronnée en 2010 par le Prix Jean Giono. Charles Dantzig a publié(entre autres très nombreux ouvrages et poèmes) le "Dictionnaire égoïste de la littérature française" (2005), qui a obtenu le Prix Décembre et le Prix de l’Essai de l’Académie française.

Extraits

Charles Dantzig : « Proust ? Son génie donne un coup de pied dans la porte »

« Proust détruit un monde à prétention de réalité, celui de la vie physique, pour construire un monde à réputation de rêverie, celui de l’art. Comme toute grande œuvre, À la recherche du temps perdu est une contestation de la vie. »

« C’est à la deuxième lecture, peu d’années plus tard, que, ne regardant plus le roman mais devenant lui (tout lecteur d’un grand livre est une enveloppe qui, se remplissant de sa substance, lui donne vie et se modifie avec elle), j’ai franchi la frontière liquide de ses phrases et ai découvert cet Océan où je ne cesse depuis de plonger. Il est composé de personnages, d’idées, et de l’auteur, dans une fusion typique de ceux que l’on appelle les grands écrivains » 

« Ce n’était pas de jeu. » Et bien sûr, quelques lignes plus loin, arrive la conclusion sérieuse, tellement « Narrateur », et du reste incontestable, que « le monde visible [...] d’ailleurs n’est pas le monde vrai ». Le monde vrai, disons le monde complet, lié, sans ineptie ni vides, est celui de l’imagination.

« Tout grand livre est un attentat. Proust a trahi ce milieu (la mondanité NDLR) qu’il avait couru et qui lui en a longtemps voulu » 

« Mme Verdurin a l’arrogance de la vulgarité. Rien ne fait douter cette femme et son mari. Leur brutalité leur semble la preuve de leur goût. Les Verdurin actuels appellent ça une « absence de concessions ». Rencontrerait-elle Michel- Ange, Mme Verdurin lui ferait de ces petits reproches par lesquels les imbéciles croient faire remarquer aux artistes qu’ils ne sont pas dupes.»

« (…)le Narrateur n’écrit plus comme un écrivain, par images, mais comme un savant, par décorticage de suppositions. Les esprits analytiques sont au mieux des organisateurs, en aucun cas des créateurs. Ayant mis de côté son intelligence imaginative, il brouillonne sur place, alors que d’habitude il avance avec netteté, quoique sinueusement. « 

« Proust est une mère. Il en a le parler liquide, tiède et envahissant qui se fait passer pour vital. Le Poulpe vous étouffe de tous ses bras, murmurant : « Aime-moi ou meurs ! »

« Les intelligents d’À la recherche du temps perdu peuvent avoir des crises de bêtise, ce n’est chez eux qu’« une maladie intermittente de l’esprit » (S&G) – (Sodome et Gomorrhe » de Marcel Prout, volume 4 de La Recherche / Folio). Très Proust, « intermittent ». Il avait pensé à donner pour titre à son roman Les Intermittences du cœur. Beaucoup de choses intermittentes chez lui, à l’image de la lumière électrique nouvellement inventée. Les amours ou les amitiés s’allument et s’éteignent. Les inimitiés, extrêmement peu. On se réconcilie rarement dans ce livre, quand cela se produit c’est illusoire et bref, ou chez des personnages de troisième plan et pour l’utilité mondaine, comme les parents du duc de Châtellerault avec Oriane de Guermantes. Oui, on ne se réconcilie jamais. On fait semblant de s’entendre à nouveau, par sentimentalisme, par intérêt, par ramollissement, parce que la vie passe et qu’on a peur de mourir seul, mais lorsque quelque chose de précieux a été brisé, c’est à jamais. Et c’est justice. Sans cela, rien ne serait précieux » 

« Ne lisant pas pour moi-même, j’ai peu appris sur ma personne dans À la recherche du temps perdu. De l’amour Proust connaissait l’élan qui porte vers lui, il en connaissait le désir, il en connaissait peut-être la réalisation sexuelle, mais il n’en connaissait pas l’épanouissement du cœur. Dans toute sa correspondance il ne se trouve pas une seule lettre d’amour. Son Narrateur écrit pourtant des choses passionnantes à son sujet, car l’imagination devine, nous faisant sortir de nous. Et cependant comme cette imagination est celle de Proust qui ne peut la détacher totalement de lui-même (elle en mourrait), le plus lointain qu’il puisse concevoir reste proche de sa stérile expérience en la matière : l’échec. Échec de l’amour d’Odette et de Swann, du Narrateur et de Gilberte, du Narrateur et d’Albertine, d’Oriane et de son mari (s’ils ont jamais été amoureux, ce qui n’est pas dit), de Charlus et de Morel, de Rachel et de Saint-Loup. Il semble n’y avoir d’amour possible que détaché du sexe, et alors nous avons les touchantes amours du Narrateur et de sa grand-mère, de celle-ci et de sa fille, l’amour inexprimé de Saint-Loup pour le Narrateur. » )

« Les corps sont si distants dans ce roman de soirées et de sorties que, quand il y a valse, on l’entend mais on ne la danse pas. quand il y a valse, on l’entend mais on ne la danse pas. Voyez la différence avec un autre roman à forte partie mondaine comme Guerre et Paix, où bals à foison, et danses, danses, danses, et épaules nues montrées avec passion par Tolstoï. Seule exception, Andrée et Albertine valsant ensemble dans le casino. Nous apprendrons bien plus tard qu’elles avaient couché ensemble. »

« Proust a tactiquement fait ce qu’il fallait pour préserver son livre. Aurait-il clamé : oui, je suis gay, à ce moment-là et dans ces conditions-là, il était mort, littérairement, socialement, humainement. Vingt ans avant, Wilde, qu’il connaissait, ils s’étaient rencontrés plusieurs fois à Paris, avait été condamné aux travaux forcés. « 

« Proust était mal élevé. Tout écrivain est mal élevé. Il soulève les rideaux et montre le talon de la nounou caressée par le père de famille. Un homme du monde n’écrit pas. Un homme du monde ne révèle rien du monde, d’aucun monde. C’est une figure de bois flotté, ravissamment peinte, qui vogue de visite d’exposition en dîner, de dîner en première d’opéra, de première d’opéra en semaine en Corse où il dîne, de dîner au cimetière, d’où les suiveurs de son convoi partiront dîner. Il n’aura pas parlé. Le monde est une mafia (un club, c’est pareil), et les mafieux n’émettent jamais d’avis. Rien ne doit froisser la convention, qui se froisse vite. »

Copyright Charles Dantzig « Proust Océan », (Grasset) 336 pages, 23 € en vente toutes librairies et « La Boutique »

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