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Des représentants de missions diplomatiques en Ukraine examinent des drones abattus que la Russie utiliserait pour frapper des infrastructures critiques et d'autres cibles en Ukraine, lors d'une conférence de presse à Kiev le 15 décembre 2022.
Des représentants de missions diplomatiques en Ukraine examinent des drones abattus que la Russie utiliserait pour frapper des infrastructures critiques et d'autres cibles en Ukraine, lors d'une conférence de presse à Kiev le 15 décembre 2022.
©Sergei SUPINSKY / AFP

Bras de fer technologique

Au niveau technologique, la machinerie militaro-industrielle russe a su se mettre en marche pour soutenir l’effort de guerre face à l’Ukraine soutenue par l’OTAN.

Thierry Berthier

Thierry Berthier

Thierry Berthier est Maître de Conférences en mathématiques à l'Université de Limoges et enseigne dans un département informatique. Il est chercheur au sein de la Chaire de cybersécurité & cyberdéfense Saint-Cyr – Thales -Sogeti et est membre de l'Institut Fredrik Bull.

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Atlantico : En quoi la Russie commence à afficher sa supériorité en matière de guerre électronique en Ukraine ? Quels sont les atouts de la Russie sur le plan technologique ?

Thierry Berthier : La Russie reste la deuxième armée du monde. Il ne faut surtout pas sous-estimer son niveau technologique et particulier son expertise en guerre électronique, développée et régulièrement mise à jour depuis le début de la Guerre Froide. Le brouillage électronique russe est déployé tout au long de la ligne de front face à l’Ukraine. Il perturbe fortement les systèmes de ciblages guidés par GPS des obus Excalibur et des drones kamikazes (munitions téléopérées). Les interférences créées font dévier les drones de leurs trajectoires et les rendent incontrôlables lorsqu’ils sont téléopérés par des pilotes ukrainiens. Il faut noter que ces capacités de brouillage n’étaient pas massivement déployées au début de l’opération spéciale russe. Durant la première phase de l’offensive, les drones opérés par l’armée ukrainienne ont engendré une forte attrition du côté russe sur l’ensemble des unités engagées. De très nombreux blindés, chars de combat, transports de troupe, camions de ravitaillement, systèmes radar ont été détruits par le triplet : drones d’observation + système satellitaire STARLINK + artillerie, et par les unités de drone kamikaze téléopérés. L’Armée russe a elle aussi opéré de nombreux drones kamikazes sur la ligne de front et plus en profondeur dans le territoire ukrainien.

Corrigeant ses erreurs initiales, l’armée russe a rapidement complété son dispositif défensif avec un maillage d’unités de guerre électronique qui agissent comme un barrage électromagnétique sur des centaines de kilomètres. C’est la capacité de déploiement à grande échelle d’unités de brouillage qui pose problème aux forces ukrainiennes aujourd’hui. Les bombes JDAM-ER guidées par GPS fournies par les Etats-Unis à l’armée de l’Air ukrainienne sont également très sensibles au brouillage russe. Les obus Excalibur guidés par GPS dévient régulièrement de leurs trajectoires et ratent régulièrement leurs cibles. Du côté ukrainien, les capacités de brouillage n’ont pas été privilégies au début du conflit. Les seules stations de brouillages ukrainiennes dataient de l’époque soviétique sans mise à jour technologique face aux systèmes d’armes russes. Autant dire que leurs effets restaient limités. En matière de guerre électronique, les atouts de la Russie sont multiples : une maitrise historique des systèmes, une capacité de recherche et développement de haut niveau en association avec les grands laboratoires technologiques russes (notamment ceux qui travaillent sur des thématiques spatiales), des capacités de modélisation et de calcul pour optimiser les systèmes de brouillages, des ingénieurs et chercheurs de haut niveau, une capacité de passage à l’échelle industrielle en économie de guerre. L’armée russe dispose de la masse et de la qualité, contrairement à l’image que certains commentateurs de plateau TV ont pu en faire jusqu’à présent. Encore une fois, nous ne devons jamais sous-estimer les capacités opérationnelles de la deuxième force militaire mondiale (!).  

La Russie a-t-elle les moyens de contrer les systèmes technologiques et les réseaux de l’OTAN ?

Oui, et c’est déjà le cas sur le champ de bataille. Le brouillage électromagnétique se montre efficace sur de nombreux systèmes d’armes OTAN, chinois et russes. Le Premier Ministre russe a d’ailleurs indiqué que la production de systèmes de brouillage électromagnétique a doublé depuis le début de l’année 2023. Le système de guerre électronique POLE 21 a été développé en 2005 et équipe l’armée russe depuis 2015. Sa version modernisée POLE 21M est déployée en Ukraine pour perturber l’ensemble des signaux des satellites de navigation. Ce système s’appuie sur une station radio R-340RP et ses antennes. Chaque poste comprend trois modules de brouillage et d’antennes couvrant une portée effective d’au moins 25km pour un potentiel énergétique de 300 watts à 1000 watts. Les signaux émis par POLE 21 perturbent le système de navigation GPS mais aussi le système russe GLONASS.  Les tirs de l’artillerie ukrainienne qui représentent 60% à 70% des engagements militaires sont perturbés par le brouillage russe. Par conséquent, les unités de brouillage russes sont devenues des cibles prioritaires à détruire pour les forces ukrainiennes.

Comment la Russie a été capable d’être aussi performante et d’être aussi avancée sur le plan technologique ?

Depuis les années soixante, la Russie occupe le peloton de tête en matière de prix Nobel de Physique, de récompenses et de brevets technologiques. De nombreux laboratoires rivalisent avec les meilleurs laboratoires américains ou européens pour les publications scientifiques en mathématiques pures et mathématiques appliquées. L’industrie russe fait preuve d’agilité et d’adaptabilité face aux sanctions occidentales. L'activité économique russe a augmenté de 5,5% sur un an au troisième trimestre 2023 sur fond de retour de l'inflation et de rouble affaibli. La population et la nation russe sont culturellement résilientes dans une économie de guerre qui renforce la cohésion nationale. Au niveau technologique, la machinerie militaro-industrielle russe a su se mettre en marche pour soutenir l’effort de guerre face à l’Ukraine soutenue par l’OTAN.

L’Occident peut-il rattraper son retard face à la Russie ? Cela veut-il dire que les puissances occidentales ne seront pas en mesure d’aider l’Ukraine ?

L’Occident n’a pas de retard face à la Russie. Il s’agit d’une compétition technologique qui s’incarne sur le champ de bataille ukrainien. Le brouillage est également bien maitrisé du côté de l’OTAN. Des systèmes de guerre électronique ont certainement été livrés aux forces ukrainiennes. La question est d’adapter les drones kamikazes et munitions guidées en contexte de « GPS Denied ». L’une des réponses techniques est de développer des logiciels d’autopilotes permettant aux drones de se repérer de manière autonome puis de réaliser la mission sans liaison avec une station sol. Les capacités de navigation en contexte « GPS denied » sont complexes à développer puis à mettre en œuvre. Elles font appel à l’intelligence artificielle, à la vision artificielle. Concrètement, un drone pénétrant dans une zone brouillée perd sa liaison avec sa base de contrôle. Il doit donc se repérer à partir de ses propres capteurs, principalement ses caméras embarquées. Une méthode consiste à charger une cartographie satellite de référence de la zone ennemie dans le calculateur du drone puis de la comparer avec les vidéos prises en direct lors du vol. A partir des caméras embarquées, le système sélectionne des points de repères spécifiques (une montagne, un bâtiment, une ligne électrique, une rivière, un lac, une voie de chemin de fer) puis les comparent avec les éléments présents sur la carte satellite de référence. Cette technique de recartographie permet de réaliser des déplacements de plusieurs dizaines de kilomètres en territoire ennemi, en toute autonomie.

L’Ukraine a-t-elle les moyens de développer de nouvelles capacités nationales sans l’aide ou l’appui technologique de l'Occident ? Le système Pokrova à l’échelle nationale en cours de déploiement peut-il être efficace pour supprimer les systèmes de navigation par satellite, tels que le glonass russe, et les déjouer pour modifier la course des missiles ?

Depuis le début de la guerre, l’Ukraine a su développer des grandes capacités d’innovations en cycles très courts en s’appuyant sur l’aide occidentale. L’Ukraine dispose de centres de recherche et développement sur les drones. Les fonctions de vols autonomes embarquées s’appuient sur des composantes d’apprentissage automatique et d’analyse d’image. Pour les intégrer, il faut des équipes d’ingénieurs et de data scientist de bon niveau. Concernant les systèmes de brouillage électromagnétiques, les Ukrainiens ont formé des experts et organisent régulièrement des expérimentations de résistance des drones face au brouillage pour sélectionner les plus résistants. La question de la navigation autonome est devenue centrale pour l’ensemble des armées. De nombreuses composantes logicielles open source sont disponibles pour construire des systèmes insensibles au brouillage.

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