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Ces quatre causes qui expliquent que le capitalisme soit devenu un système mondial inébranlable
©MATTHIEU ALEXANDRE / AFP

Fin de l'Histoire

La domination mondiale du capitalisme a été rendue possible par des traits humains dont l’éthique est discutable (traits qu’elle exacerbe à son tour).

Branko Milanovic

Branko Milanovic

Branko Milanovic est chercheur de premier plan sur les questions relatives aux inégalités, notamment de revenus. Ancien économiste en chef du département de recherches économiques de la Banque mondiale, il a rejoint en juin 2014 le Graduate Center en tant que professeur présidentiel invité.

Il est également professeur au LIS Center, et l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Global Inequality - A New Approach for the Age of Globalization et The Haves and the Have-Nots : A Brief and Idiosyncratic History of Global Inequality.

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Je passe ici en revue quatre thèmes importants de mon livre « Capitalism, Alone ». Ce livre comporte beaucoup de sujets plus restreints et concrets qui attireront plus facilement l’attention du lecteur et du critique que ces sujets quelque peu abstraits et philosophiques.  

1 - Le capitalisme, seul mode de production dans le monde. Durant la dernière période intense de globalisation, menée par les Britanniques, le monde était partagé entre le capitalisme et divers systèmes féodaux ou quasi-féodaux caractérisés par du travail non-libre: le travail forcé fut aboli dans l’empire Austro-Hongrois en 1848, le servage le fut en Russie en 1861, l’esclavage a pris fin aux Etats-Unis en 1865, et au Brésil seulement en 1888.    Le travail soumis aux propriétaires terriens a continué d’exister en Inde et dans une moindre mesure en Chine. Puis, après 1917, le capitalisme a du partagé le monde avec le communisme, qui a son apogée, incluait près d’un tiers de la population mondiale. Ce n’est qu’après 1989 que le capitalisme devient non pas le système dominant d’organisation de la production, mais le seul de ces systèmes à prévaloir.     

2 - Le rôle historique mondial du communisme. L’existence dans le monde entier du capitalisme (comme façon économique d’organiser la société)  n’implique pas que les systèmes politiques doivent être organisés de la même manière partout. Les origines des systèmes politiques sont très différentes. En Chine et au Vietnam, le communisme fut un outil qui permis au capitalisme indigène d’être instauré (ceci sera expliqué ci-dessous). Les différences de  « genèses » du capitalisme, c’est-à-dire les façons dont le capitalisme a été créé dans plusieurs pays, explique pourquoi on compte au moins deux types de capitalismes aujourd’hui. Je doute qu’il y ait jamais un seul capitalisme englobant le monde entier.

Pour comprendre ce que signifient les différentes origines du capitalisme, il faut commencer par saisir le rôle du communisme dans l’histoire mondiale et donc interpréter le XXe siècle (histoire raisonnée, voir Chapitre 3; Appendix A).

Il y a deux principaux récits du XXe siècle: le récit libéral, et le récit marxiste. Tous deux sont écrits « à la Jérusalem », comme le dirait le philosophe russe Berdiaff. Ils dépeignent un monde qui évolue de stades moins développés à plus développés, prenant fin au terminus de la démocratie libérale capitaliste ou à celui du communisme (la société d’abondance).                                  

Ces deux récits font face à de sérieuses lacunes quand il s’agit d’interpréter le XXe siècle. Le récit libéral n’est pas capable d’expliquer la déflagration de la Première Guerre Mondiale, qui entraîna toutes les puissances capitalistes avancées dans une guerre plus destructrice que jamais. Les arguments libéraux soutiennent que la le capitalisme se diffuse, entraînant le commerce (pacifiant), et l’interdépendance entre pays et individus, qui en viennent à détester ostensiblement les conflits, ces derniers ne devant alors jamais se matérialiser, et certainement pas de la façon dont ils se sont matérialisés à l’occasion de la Première Guerre Mondiale. Deuxièmement, le récit libéral traite le fascisme autant que le communisme comme des erreurs, des culs de sacs, sur le parcours menant à la démocratie libérale chiliastique. Le récit libéral, à la fois concernant le surgissement de la Guerre et les deux « culs de sacs »  et  est ad hoc, exagérant le rôle es individus et des évènements idiosyncratiques.

L’interprétation marxiste du XXe siècle est bien plus convaincante s’agissant à la fois de la Première Guerre Mondiale (l’impérialisme au plus haut stade du capitalisme) et s’agissant du fascisme (une tentative par la bourgeoisie de tordre le cou au révolutions de gauche). Mais la vision marxiste est complètement démunie face aux évènements de 1989, la chute des régimes communistes, et est donc incapables de fournir une explication au rôle du communisme dans l’histoire mondiale. La chute du communisme, dans une vision marxiste rigoureuse du monde, est une abomination, aussi inexplicable que si la société féodale, ayant connu une révolution bourgeoise des droits, allait soudain régressé et réimposé le servage et la division de classe tripartite. Le marxisme a donc abandonné l’entreprise de fournir une explication à l’histoire du XXe siècle.

 La raison de cet échec est lié au fait que le marxisme n’a jamais réellement fait la différence entre les schémas marxistes standards au sujet de la succession des diverses constitutions socio-économiques (ce que j’appelle la voie occidentale de développement, le WPD) et l’évolution de pays plus pauvres et colonisés. Le marxisme classique n’a jamais sérieusement questionné l’applicabilité du WPD dans ces cas non-occidentaux. Le marxisme prenait pour acquis que les pays pauvres et colonisés suivraient simplement, avec retard, les développements dans les pays avancés, et que la colonisation et l’impérialisme conduiraient à la transformation capitaliste de ces sociétés. C’était là précisément la vision que Marx avait du rôle de la colonisation britannique en Asie. Mais le colonialisme s’est avéré trop faible pour une tâche aussi grande, et n’a réussi à introduire le capitalisme seulement dans de petites enclaves-entrepôts comme Hong Kong, Singapour et certaines parties de l’Afrique du Sud.

Permettre aux pays colonisés de faire leur libérations sociales et nationales (notez qu’il n’y a jamais eu un besoin de le faire dans les pays avancés) fut le rôle historique mondial du communisme. Ce n’est que par des partis communistes ou de gauche que ces révolutions sont arrivées et ont rencontré leur succès. La révolution nationale sous-entendait l’indépendance politique. La révolution sociale sous-entendait l’abolition des institutions féodales inhibant la croissance (le pouvoir des propriétaires terriens usuriers, les discriminations de genre, le manque d’accès des pauvres à l’éducation, la turpitude religieuse, etc.). Le communisme a donc ouvert la voie au développement du capitalisme indigène. Dans les sociétés colonisés du tiers monde, il a rempli la fonction que les bourgeoisies ont remplies en Occident. De fait, le capitalisme indigène en pouvait être établi qu’une fois les institutions féodales balayées.                                         

La définition concise du communisme est donc la suivante: le communisme est le système social qui a permis à des sociétés arriérées et colonisées d’abolir le féodalisme, d’acquérir leur indépendance politique et économique, et de façonner leur propre capitalisme. 

3 - La domination mondiale du capitalisme a été rendue possible par des traits humains dont l’éthique est questionnable (traits qu’elle exacerbe à son tour). Une commercialisation et une richesse bien plus grandes ont adouci nos moeurs (comme le soutient Montesquieu), mais en puisant dans ce que nous considérant traditionnellement comme des vices - le désire du plaisir, du pouvoir et du profit (comme le soutient Mandeville). Les vices sont fondamentaux pour la naissance du capitalisme hyper-commercialisé, et sont cultivés par ce dernier. Les philosophes les acceptent non pas car ils sont désirables, mais parce que s’adonner à ces vices permet de parvenir à la réalisation d’un bien social supérieur: la richesse matérielle (Smith; Hume). Pourtant, le contraste entre les comportements acceptables dans le monde hyper-commercialisé et les notions traditionnelles de justice, d’éthique, de honte, d’honneur, crée un gouffre rempli d’hypocrisie. On ne peut accepter ouvertement de vendre sa liberté d’expression ou ses divergence d’opinion avec son patron, et donc les mensonges et les représentations fausses de la réalité émergent.       

Extrait du livre (Chapitre 5):

« La domination du capitaliste comme la meilleure, ou même la seule façon d’organiser la production et la distribution est absolue. Aucun rival n’apparait à l’horizon. Le capitalisme a acquis cette position grâce à sa capacité, puisant dans les intérêts personnels et le désir de posséder, d’organiser les gens de façon à ce qu’ils arrivent, de manière décentralisée, à créer de la richesse et à augmenter beaucoup la qualité de vie de l’être humain moyen sur la planète. Une chose qui, il y a un siècle, eut paru utopique. 

Mais ce succès économique a rendu plus  important l’écart entre la capacité à vivre de meilleures et plus longues vies et l’absence d’une croissance semblable de la moralité, ou même du bonheur. L’abondance matérielle a en effet adouci les moeurs et le vivre-ensemble: les besoins élémentaires, et plus, étant satisfaits, les gens n’avaient plus à engages des hostilités Hobbesiennes. Les moeurs se sont adoucies, les gens sont devenus plus prévenants. 

Mais ce vernis externe est venu à un coût: les gens sont motivés de plus en plus par l’intérêt personnel, même dans des affaires ordinaires et personnelles.   L’esprit capitaliste, un témoignage du succès général du capitalisme, a pénétré profondément dans la vie des gens. Puisque étendre le capitalisme à la famille et la vie intime était antithétique aux visions traditionnelles du sacrifice, de l’hospitalité, de l’amitié, des liens familiaux, etc., il n’a pas été aisé d’accepter que de telles normes soient écrasées par l’intérêt personnel. Ce malaise a créé une énorme sphère où l’hypocrisie règne. Et donc, au final, le succès matériel du capitalisme est devenu associé au règne des demi-vérités dans nos vies privées. 

4. Le système capitaliste ne peut pas être changé. La domination du capitalisme hyper-commercial a été établie grâce à notre désir de continuer à améliorer nos conditions matérielles, de nous enrichir, un désir que le capitalisme assouvit au mieux. Cela a mené à la création d’un système de valeurs qui place le succès monétaire en haut des autres. À bien des égards, c’est une évolution désirables car la foi en l’argent permet de se débarrasser d’autres marqueurs hiérarchiques traditionnels discriminants.  

Pour que le capitalisme existe, il faut qu’il grandisse et qu’il s’élargisse dans de nouvelles zones et de nouveaux produits. Mais le capitalisme existe non pas hors de nous, comme système externe, mais en nous. Nous, en tant qu’individus, produisons le capitalisme dans nos vies quotidiennes, nous lui fournissons de nouveaux champs d’actions - tant, que nous avons transformé nos maisons en capital, notre temps libre en ressource. Cette marchandisation extraordinaire de presque tout, y compris de ce qui était jadis très privé, a été rendue possible par l’internalisation du système de valeurs qui place l’acquisition monétaire à son sommet. Si ce n’était pas levas, nous n’aurions pas marchander pratiquement tout ce qui peut être marchandé (à ce jour). 

Le capitalisme, pour s’étendre, nécessite la cupidité. La cupidité a été entièrement acceptée. Le système économique et le système de valeurs sont interdépendants et se renforcent mutuellement. Notre système de valeurs permet l’hyper-commercialisation capitaliste de fonctionner et de s’étendre. Il s’ensuit qu’aucun changement économique ne peut être imaginé sans un changement dans le système de valeurs qui le sous-tend, qui le promeut, et dans lequel nous nous sentons à l’aise dans nos activités journalières. Mais produire un tel changement de valeurs semble, à présent, être une tâche impossible. Cela a été tenté auparavant et a pris fin dans un échec ignominieux. Nous sommes enfermés dans le capitalisme. Et dans nos activités, de jour en jour, nous le soutenons et nous le renforçons. 

Cet article est la traduction d'un billet de blog de Branko Milanovic

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