Centenaire de la Première Guerre mondiale : mais quel sens la mémoire collective lui donne-t-elle aujourd’hui ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Soldat français de la Première Guerre Mondiale, reconstitution.
Soldat français de la Première Guerre Mondiale, reconstitution.
©Reuters

La Der des Der, qu'on disait

L'année 2014 sera consacrée à la commémoration de la Grande Guerre, dont ce sera le centenaire. Entre le silence qui a suivi ce traumatisme dans les premières années et sa redécouverte depuis les années 80, notre conscience collective a connu beaucoup de mutations.

Bruno Cabanes

Bruno Cabanes

Bruno Cabanes enseigne l’histoire de la guerre à l’Université Yale (Etats-Unis) depuis 2005. Il est l’auteur de nombreux travaux sur la Première Guerre mondiale, notamment La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920) (Seuil, 2004).

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Atlantico : Le Centenaire de la Grande Guerre est lancé ce jeudi 7 novembre par François Hollande. A l’heure où les derniers témoins du conflit ont quasiment tous disparu, quel sens donne-t-on aujourd’hui à la guerre de 1914-1918 ? Comment s’inscrit-elle dans notre inconscient collectif?

Bruno Cabanes : La disparition des derniers acteurs du conflit, depuis quelques années, marque effectivement un tournant majeur. Cela dit, dans le même temps où la Première Guerre mondiale s'éloigne de nous, on compte, chaque année, un nombre croissant de visiteurs sur les champs de bataille et dans les musées consacrés à la Grande Guerre. Les films, les romans sur 14-18 connaissent un grand succès, comme le dernier en date: le superbe roman de Pierre Lemaître, Au revoir là haut, sur le retour des soldats français en 1918, qui vient de recevoir le Prix Goncourt. En novembre 2003, le Nouvel Observateur titrait: "14-18. Pourquoi ils nous hantent". Sans reprendre exactement les mêmes termes, sans doute excessifs, on assiste bien à un investissement mémoriel dans la Première Guerre mondiale, qui s'inscrit lui-même dans ce que mon collègue de Yale, Jay Winter, et d'autres historiens de la mémoire ont appelé l’explosion mémorielle, le “memory boom”.

Du début du XXème siècle à aujourd’hui, la mémoire collective française s’est forcément transformée. Comment notre perception de ce conflit a-t-elle évolué entre 1918 et 2013 ?

Bruno Cabanes : Il y a effectivement des grandes charnières dans la mémoire collective de la Grande Guerre en France. Dans les années 1920 et 1930, la mémoire de la Grande Guerre est partout - et d'abord à travers la présence physique des anciens combattants, des "veuves de guerre" vêtues de noir, des mutilés de guerre à qui on donne des emplois réservés (par exemple de surveillants dans les établissements scolaires) ou des "gueules cassées". Le grand historien Raoul Girardet, récemment disparu, rappelait que dans son enfance, “les monuments aux morts étaient encore neufs”: il était né en octobre 1917. Les années 1920 et les années 1930 sont marquées par les cérémonies annuelles aux monuments aux morts, tous les 11 novembre à 11 heures, dans toutes les communes de France : le maire, les anciens combattants, les enfants des écoles, toute la population, réunis pour une cérémonie qui est autant une célébration des vivants qu'un hommage aux morts. Et avec cette mémoire de la Grande Guerre se développe aussi un fort pacifisme, qui va prendre de l'ampleur dans les années 1930. Puis vient la Seconde Guerre mondiale, le traumatisme de la défaite de 1940, l'invasion et l'occupation, les violences massives contre les civils. Tous les rituels inventés après la Grande Guerre pour accompagner les deuils collectifs semblent incapables de dire l'expérience de la Seconde Guerre mondiale, et notamment la radicalité de l'extermination des Juifs européens. Les années d'après-guerre marquent un creux mémoriel très net. "Ce que nous appelons encore la 'Grande Guerre' disparaît sous la marée boueuse de 1940", constate François Mauriac. On assiste, certes, à une sorte de renouveau au moment du cinquantenaire de la Grande Guerre, célébré dans la France du général de Gaulle. Mais la Première Guerre mondiale n'intéresse plus grand monde, y compris dans le milieu académique. Les deux livres majeurs de la fin des années 1970, celui de Jean-Jacques Becker sur l'opinion publique française en 1914 et celui d'Antoine Prost sur les Anciens combattants, sont assez isolés dans une production historique peu abondante. Vient un très net regain d'intérêt depuis la fin des années 1980, qui excède largement le contexte français et se retrouve dans tous les pays occidentaux. C'est un phénomène difficile à expliquer, lié à la fois à l'arrivée à l'âge adulte de la troisième et de la quatrième génération (celle des petits enfants ou arrières petits enfants des soldats de 1914) et au "memory boom" dont j'ai déjà parlé. Les mémoires nationales de la Grande Guerre se doublent d'une mémoire familiale et locale très forte : la Première Guerre mondiale, c'est d'abord une histoire de famille.

Justement, chaque famille française compte au moins un poilu lors de la première Guerre Mondiale. Sur 8 millions d’hommes mobilisés, plus d’un million trois cent mille meurent au combat. Cette relation intime de chaque famille à la Première Guerre explique-t-elle le poids de la mémoire ? Pour quelles autres raisons le souvenir de cette guerre marque-t-il tant les Français ?

Bruno Cabanes : Oui, effectivement, la dimension familiale de la Grande Guerre a joué un rôle important pour la transmission de la mémoire du conflit. Mais il faut apporter une nuance, toutefois. La transmission de la mémoire s’est faite moins aisément, globalement, entre la génération des survivants et leurs enfants, qu’entre les survivants et leurs petits enfants. Dans un premier temps a prévalu le silence des témoins, même au sein des familles. C’est assez récemment, depuis une vingtaine d’années, qu’ont été exhumés les souvenirs familiaux de la Grande Guerre, lettres, casques, médailles, etc. Lorsque je travaillais sur ma thèse, il y a quinze ans, les correspondances de soldats publiées étaient peu nombreuses, à l’exception naturellement de combattants célèbres. On en compte maintenant des centaines, dont beaucoup de correspondances de parfaits inconnus, publiées à compte d’auteur. C’est aussi une caractéristique fascinante de la mémoire de la Grande Guerre : une mémoire des humbles, une mémoire locale, une mémoire exhumée de l’intimité des familles. Avec d’ailleurs, des mémoires spécifiques de plus en plus présentes : la mémoire des fusillés, la mémoire des soldats coloniaux, la mémoire des malgré nous alsaciens qui combattaient dans l’armée allemande…

De quels moyens les Français disposent-ils pour préserver cette mémoire collective?

Bruno Cabanes : Les passionnés de la Grande Guerre sont de plus en plus nombreux, les musées consacrés à 1914-1918 de plus en plus visités - notamment l’historial de la Grande Guerre de Péronne, qui marque vraiment un tournant de la muséographie, le mémorial de Verdun, particulièrement émouvant, en cours de restauration, ou le tout récent musée de la Grande Guerre de Meaux. En fait, avec les sites internet, les associations locales, les visites de champs de bataille, la mémoire collective de la Grande Guerre n’a jamais été autant entretenue. Pourtant, il ne s’agit pas seulement de mémoire, ou de garder précieusement les traces de la Grande Guerre. Ce qui frappe aussi, c’est l’abondance, la diversité et l’extraordinaire créativité des travaux des historiens, et aussi de beaucoup de jeunes historiens, sur la Première Guerre mondiale. Depuis un peu plus de vingt ans, ce champ de recherche est sans doute l’un des plus dynamiques en France comme à l’étranger : on travaille de plus en plus sur les origines lointaines de la violence de guerre de la Première Guerre mondiale et sur ses prolongements bien au-delà de 1919, sur des thématiques nouvelles comme l’histoire du corps et des sensibilités, l’histoire des femmes, l’histoire de l’environnement, l’histoire des relations d’autorité au sein des armées, l’histoire de la psychiatrie de guerre, avec des sources nouvelles comme les dessins d’enfants, les correspondances de guerre ou la photographie. La Première Guerre mondiale a tout simplement changé de visage. Grâce aux travaux des historiens, on se rend de mieux en mieux compte combien elle a marqué l’histoire du vingtième siècle, et combien la Grande Guerre a été une guerre totale.

Existe-t-il en France une mémoire collective spécifique de la Première Guerre mondiale ? Et qu’en est-il des autres pays belligérants de 1914-1918 ?

Bruno Cabanes : Il y a effectivement une mémoire spécifique de la Grande Guerre dans chaque pays, liée à l’importance des pertes (le poids des morts sur les vivants), à l’inscription de la guerre dans les paysages et à l’issue du conflit : victoire ou défaite. Les années 1920 et 1930 ont été cruciales de ce point de vue, avec l’instrumentalisation des “morts à la guerre” par le régime nazi ou dans l’Italie fasciste par exemple, ou l’oubli de la Grande Guerre en Russie. Dans d’autres pays, l’épreuve de la Grande Guerre marque une sorte d’accès à un statut international, c’est le cas de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande pour qui les grandes batailles du front occidental ou la bataille de Gallipoli sont des “baptèmes du feu”. À l’inverse, aux Etats-Unis, le véritable tournant, c’est la Seconde Guerre mondiale, même si je constate chaque année l’intérêt passionné de mes étudiants de Yale pour la Grande Guerre. Sur la place centrale de l’Université se trouve le monument aux morts de la Première Guerre mondiale, avec les noms des grandes batailles. En France, la Grande Guerre occupe vraiment une place à part, distincte des autres catastrophes collectives que le pays a traversées au Vingtième siècle. Le discours solennel prononcé par le Président de la République aujourd’hui montre bien qu’au-delà du caractère particulier du Centenaire, la Première Guerre mondiale n’est pas un conflit comme les autres.

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