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Ce que signifie vraiment pour la France la pensée d’Habermas dont se réclame Emmanuel Macron
©AFP

Ma préférence à moi

Dans un entretien avec Philippe Besson, Emmanuel Macron aurait affirmé ne pas s'intéresser aux intellectuels français comme Régis Debray, Emmanuel Todd, ou Michel Onfray et leur préférer Jürgen Habermas. "On se situe à un autre niveau". Cette référence ne semble pas anodine dans les propos d'Emmanuel Macron.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : En quoi peut-on rapprocher la vision européenne d'Emmanuel Macron de celle du philosophe allemand ? Quel est le véritable projet philosophique qui justifie cette volonté française d'une plus grande intégration européenne ? Quel est son fondement ?

Christophe Bouillaud : D’abord, il faut admettre que, du point de vue de l’insertion dans le champ universitaire, Emmanuel Macron n’a pas tort : effectivement, le dit Jürgen Habermas, en tant que représentant tardif de ce qu’on a appelé « l’Ecole de Francfort », a fait une carrière universitaire hors pair, et il a reçu toutes les reconnaissances académiques possibles et imaginables. Les autres personnes citées, certes célèbres, se situent plutôt en marge des carrières académiques – cela n’enlève rien à leur originalité, mais il faut bien souligner que Jürgen Habermas possède largement le statut de « Trésor national vivant », pour utiliser une expression japonaise, dans son pays.

Ensuite, sur le fond, Jürgen Habermas est sur le plan européen un fédéraliste au nom essentiellement de l’idée d’une  poursuite, certes critique, des idéaux des Lumières en terme d’émancipation humaine et de quête de la bonne société. Il se situe donc dans la filiation de Kant et de ses projets de cosmopolitisme. En citant Habermas comme référence, E. Macron s’inscrit dans cette perspective fédéraliste. Il n’ose toutefois pas prononcer le terme : vouloir au niveau de la zone Euro un exécutif pour décider, un budget pour agir et un parlement pour contrôler, cela ressemble pourtant furieusement à un Etat fédéral. Il est intéressant de constater que même le départ des Britanniques qui honnissaient le « F-word » avec le jeu de mot impliqué en anglais empêche encore d’utiliser les termes exacts et que notre Président s’oblige encore à des circonvolutions. Il est vrai que toutes les tentatives explicitement fédérales ont échoué en Europe depuis 1945 (1948, Congrès de l’Europe, 1954, CED, et 2005, TCE).

En même temps, comme le discours d’Athènes l’a rappelé, il y a l’autre aspect du projet européen : s’unir entre Européens pour continuer, non pas tant à dominer le monde comme avant 1914, que pour continuer à y jouer un rôle comme depuis 1945. C’est le thème bien connu : un pays européen est devenu trop petit pour compter encore sur la grande scène du monde à l’époque des pays-continents (Etats-Unis, Chine, Inde, etc.). Ce second projet, qui suggère dans le fond aux anciens impérialismes européens de s’unir pour continuer à dominer l’univers, remonte au moins aux années 1920 et au célèbre projet de « Paneurope » de Coudenhove-Karlergi. Comme le montre la carte publiée dans l’ouvrage éponyme (version française de 1927), il s’agissait alors de créer un grand espace économique et politique organisant toute l’Europe continentale et la partie de l’Afrique et du Levant colonisée par ces pays d’Europe continentale (soit les colonies françaises, belges, portugaises et italiennes). Ce même projet se retrouve mutatis mutandis sous la plume de l’européiste Mark Leonard en 2005 (Pourquoi l’Europe dominera le 21ème siècle, Paris, Plon, pour la version française), avec une liste des 109 pays de « l’Eurosphère » (p. 195-196), qui comprend (presque) tous les pays européens (à l’exception des renégats suisse et norvégien), l’Afrique, le Moyen-Orient (Arabie saoudite et Iran compris, sic !),  et même tout l’espace post-soviétique européen (dont par ex. l’Azerbaïdjan). Ce projet de perpétuation de la domination des pays européens sur une partie de leurs anciennes colonies est d’ailleurs bien présent dans la célèbre Déclaration Schuman de 1950. En gros, l’Afrique est un butin riche en matières premières qu’il ne faut plus se partager comme avant 1914, mais exploiter ensemble. Des travaux universitaires ont été d’ailleurs faits sur les transferts de savoir-faire et de personnel de l’administration coloniale française à celle de la Commission européenne au moment de la décolonisation.

 Autrement dit, le projet européen est un Janus aux yeux de ses promoteurs : d’une part, assurer durablement la paix et la prospérité sur le continent européen comme on tente de le faire depuis au moins le Traité de Westphalie (1648) – c’est le côté fédératif à la suisse de l’affaire -, d’autre part, assurer la perpétuation de la domination européenne, pour ne pas dire de la « race blanche », face au « péril jaune » comme aurait dit Guillaume II dès le début du XXème siècle, face au déclin démographique et économique prévisible de ce petit morceau du monde – c’est le côté Empire romain contre les Barbares de cette même grande affaire.

Pour ce qui est de la France, il a toujours été évident tout au long de la iVème et Vème République que se tourner vers l’intégration européenne a été un moyen de conserver à cette puissance moyenne en déclin son rôle dans le monde. L’Europe est toujours conçue par nos dirigeants successifs de droite comme de gauche comme le moyen de renouveler et d’assurer la puissance française : la France en grand en somme, avec la somme de malentendus que cela implique avec tous les autres pays européens. Emmanuel Macron n’est donc pas du tout original de ce point de vue-là. Par contre, en contrepartie, comme la France ici, c’est surtout les élites d’Etat et les élites bourgeoises qui lui sont alliées, il va aussi de soi que l’aspect fédératif à la suisse a été constamment sous-investi en France. On remarquera d’ailleurs qu’il n’y a pas de grand penseur français du fédéralisme au XXème siècle. Nous n’avons que des « pères de l’Europe » qui sont des hommes d’action s’étant fait penseurs sur leurs vieux jours  (comme Jean Monnet ou VGE).   Il faut aller du côté d’un suisse comme Denis de Rougemont pour trouver un penseur fédéraliste francophone. C’est la filiation rousseauiste d’un fédéralisme démocratique des petites nations.

Le principe de "patriotisme constitutionnel" n'a-t-il pas été critiqué comme étant une source des dérives technocratiques dont semble souffrir l'Europe aujourd'hui ? N'est-ce pas cette forme de détachement entre citoyenneté et identité culturelle que contestent tout particulièrement les eurosceptiques de nos jours ?

Attention, il ne faut pas se tromper : Jürgen Habermas dans ses interventions des dernières années a été un critique acerbe de ces dérives technocratiques de l’intégration européenne, et plus encore de la gestion de la crise européenne par A. Merkel. Il a parlé de « fédéralisme de l’exécutif » pour dénoncer le fait que toutes les grandes décisions étaient prises pour sauver l’Europe à huis-clos par uniquement les dirigeants des pouvoirs exécutifs des Etats, avec un retour subreptice à ce qu’on appelait le « concert des nations » d’avant 1914, où les grands Etas puissants décidaient de tout. Il fait partie de ces intellectuels allemands (comme Ulrich Beck) qui ont été effrayés du retour d’une politique de puissance de la part de l’Allemagne. En somme, une manière de décider à l’opposé de ses idées d’ « agir communicationnel », de débat ouvert et rationnel pour fonder les décisions collectives. Au contraire, ce qu’il appelle de ses vœux et pense possible, c’est que les pays européens se dotent d’institutions démocratiques et fédérales où tout serait discuté ouvertement, et où, en plus, à la fois les pays et les individus auraient des droits intangibles.

Pour ce qui est du concept de « patriotisme constitutionnel », il s’agit en fait de la tentative de transférer en Allemagne fédérale la vision républicaine française de la Nation. En France, pour les républicains de la IIIème République, la nation n’est pas une ethnie, homogène par la langue, les mœurs ou la religion. Elle est un ordre politique accepté et voulu par les citoyens, autrement dit la République. C’est pour cela que les Alsaciens-Lorrains, parlant pourtant des dialectes germaniques, restent fondamentalement entre 1871 et 1914 des Français de cœur séparés de la Mère-Patrie.  Habermas veut tenter la même opération pour l’Allemagne fédérale : elle n’est plus le pays qui unifie les terres de langue allemande, l’héritière du rêve nationaliste allemand des années 1800-1871, mais elle est la volonté de ses citoyens de respecter un ordre politique idéal, la Loi fondamentale de 1949. Il pense pouvoir réaliser la même opération au niveau européen.

Après, il faut bien reconnaître que les fédéralistes sincères – et peut-être naïfs - comme J. Habermas ont été instrumentalisés par ceux qui disaient il y a quelques années que l’Union européenne était déjà une démocratie fédérale presque parfaite, et qu’il n’y avait donc pas lieu de se plaindre. D’où l’impression que J. Habermas était un idéologue officiel de l’européisme.

Enfin, c’est sûr que l’enjeu que pose Habermas est de savoir s’il est vraiment possible qu’en Europe, la citoyenneté européenne une fois établie par le droit l’emporte sur l’identité nationale ou sous-nationale. L’histoire de la démocratisation des Empires multinationaux ou des Etats multinationaux ne porte pas complètement à accréditer la thèse de la force intrinsèque de la citoyenneté – encore qu’on voit bien en pratique des Britanniques s’affoler de ne plus pouvoir circuler librement sur le continent à la suite du Brexit et vouloir en pratique rester des citoyens européens.

Des philosophes français cités plus haut, Emmanuel Macron affirme : "Ils regardent avec les yeux d'hier, le monde d'hier". Pourtant, l'approche de Juergen Habermas n'est-elle pas antinomique avec ce qui est parfois perçu comme un retour à la nation de l'Allemagne post-réunification ? En quoi ce projet est-il véritablement une vision du monde d'aujourdhui, par opposition au monde d'hier ?

Effectivement, le paradoxe du « patriotisme constitutionnel » de Habermas est qu’il est bâti sur l’ambiance qui régnait en République fédérale avant 1989. La RFA avait surtout bâti son récit fondateur sur le refus du nazisme et du communisme, et sur son succès économique bien sûr. L’aspect ethnique de la RFA était largement dénié en le renvoyant au nazisme et à sa « communauté du peuple » – même si le pays a accueilli depuis 1945 des millions d’Allemands « ethniques » chassés par ou fuyant l’Europe soviétisée. Avec la réunification et ses suites, on sait bien qu’on a assisté finalement à la naissance de la « République de Berlin », à une réaffirmation de la fierté d’être allemand et à une politique étrangère moins timide. Toute la crise européenne depuis 2010 a été marquée du sceau du retour d’un égoïsme national allemand, en pratique sinon en théorie, et d’une floraison dans la presse populaire d’outre-Rhin de stéréotypes nationaux les plus éculés des Allemands sur eux-mêmes et sur les autres Européens. Emmanuel Macron a parlé à ce sujet de « guerre civile ». Il a raison de souligner le retour de clivages entre Européens qu’on pouvait croire disparus. De ce fait cependant, son projet fédéraliste à la Habermas se heurte à plus de difficultés que ce même projet n’en aurait affrontées en 1989.

Par ailleurs, du point de vue français, ne faut-il pas s’interroger aussi sur les succès de librairie des auteurs que le Président méprise ainsi ? Cette angoisse pour un passé révolu et meilleur n’est pas seulement la fantaisie de quelques auteurs. Cela correspond à une demande de la part de nombreux  lecteurs. Cette angoisse française de la dégradation, du déclin, de l’invasion, de la perte de sens, ne date pas d’hier, et elle n’est pas qu’une invention d’intellectuels. C’est un thème qui parcourt toute l’histoire française depuis 1815. Il faudrait en tenir compte, et ne pas croire que les Français vont s’enthousiasmer à l’idée de voir la souveraineté française disparaître dans la « République européenne » - même si cette dernière se trouve largement inspirée par l’expérience historique française, où ce sont, au fil des siècles, les Rois, l’Etat absolutiste, la République, qui ont fait la Nation sur le fondement d’une diversité de populations et de mœurs rare ailleurs en Europe.

Pour conclure cet entretien, et puisque les communicants de LREM (la « Team Macron » présente sur Twitter) ont tendance à qualifier de « fasciste » toute personne qui ose critiquer Emmanuel Macron, comme le montre leur réaction en ce sens à l’éditorial de mon collègue, l’universitaire britannique Chris Bickerton, dans le New York Times, permettez-moi de préciser que je ne suis évidemment pas fasciste dans mes orientations politiques, ni d’ailleurs d’extrême-droite ou même de droite en général, et je me permets d’appeler à ce sujet comme « témoins de moralité » tous les trolls - pardon de les appeler ainsi, mais c’est le terme adéquat- , qui ont réagi vertement à mes propos sur Atlantico au fil du temps. Merci à eux de leurs vives réactions. 

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