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"Carmen, another place & boléro" : un trio chorégraphique entre poésie des sens et humour trivial
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De : Mats Ek Durée : 2h10 avec 1 entracte

Callysta Croizer pour Culture-Tops

Callysta Croizer pour Culture-Tops

Callysta Croizer est chroniqueuse pour Culture-Tops. Culture-Tops est un site de chroniques couvrant l'ensemble de l'activité culturelle (théâtre, One Man Shows, opéras, ballets, spectacles divers, cinéma, expos, livres, etc.).

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THÈME

En 2019, alors qu’il avait annoncé la fin de sa carrière de chorégraphe, Mats Ek retrouvait les danseurs du Ballet de l’Opéra national de Paris pour transmettre au répertoire deux nouvelles créations. Avec Another Place, il fait du traditionnel « pas de deux » une danse de l’intime et du quotidien, sur la Sonate en Si mineur de Liszt. Puis, dans Boléro, ilréunit un chœur de vingt danseurs autour d’un étrange personnage, allant et venant sur scène pour verser de l’eau dans un bassin, au rythme de la célèbre pièce de Ravel. Ces deux chorégraphies sont précédées d’une création plus ancienne, Carmen, interprétation contemporaine de l’œuvre éponyme de Mérimée. De retour sur la scène du Palais Garnier ce printemps, le triptyque déploie les multiples facettes de l’univers chorégraphique de Mats Ek, entre théâtralité, poésie et sensibilité.

POINTS FORTS

Les chorégraphies de Mats Ek, inspirées des techniques de danse classique, contemporaine et espagnole, jouent sur les contrastes et les déclinaisons. Les scènes d’ensembles évoluent entre mouvements aériens virtuoses et effondrement des corps. Dans Boléro, la construction chorégraphique est également indissociable de la partition ravélienne : à partir d’un répertoire de gestes restreint, plusieurs groupes de danseurs se succèdent, se superposent et se recomposent à mesure que la musique se teinte de nouvelles nuances instrumentales. Le vocabulaire chorégraphique met l’accent sur un travail des bras, amples et précis, tandis que les pas recherchent l’extension (grands pliés à la seconde, grands jetés, arabesques et développés), souvent brisés par des pieds arc-boutés ou des mouvements saccadés qui déséquilibrent les corps.

Mats Ek crée également des « pas de deux », séquences traditionnelles du ballet classique où deux danseurs exposent leurs talents d’interprètes et de technique. Si dans Carmen, ces chorégraphies figurent le dilemme de l’amour passionnel entre la gitane et son amant, on retiendra surtout le duo d’Another Place, dansé ce soir-là par Ludmila Pagliero et Stéphane Bullion, véritable moment d’intimité et de poésie. Mais s’agit-il vraiment d’un « pas de deux » ici ? En réalité, les deux partenaires trouvent sur scène une table en bois et un grand tapis rouge, qui tantôt les relient, tantôt les séparent. Surface de repos ou lieux de cachette, ces objets sont des personnages à part entière. D’autre part, deux techniciens s’invitent dans la chorégraphie pour restructurer le décor et replacer les interprètes sur le plateau, comme on prendrait des enfants par la main. Le dévoilement de l’envers du décor culmine lorsque les rideaux des coulisses se soulèvent et révèlent la scène dans son plus simple appareil. Une mise à nu qui n'est pas neuve dans les pièces contemporaines, mais que Mats Ek porte jusqu’au bout, en ouvrant le fond de scène pour dévoiler le Foyer de la danse (espace de travail des danseurs). Assis côte à côte sur la table, les deux danseurs contemplent avec le public cet écrin, son lustre de cristal, ses dorures étincelantes et ses grands miroirs, cachés derrière les grandes mécaniques du Palais Garnier.

Mats Ek accorde également une place majeure à l’expressivité de la danse. Les trois pièces font entendre des cris tantôt d’enthousiasme, chez les danseuses de Carmen qui recréent l'agitation de la place sévillane, tantôt de terreur, chez l’homme de Boléro, arraché à ses allées et venues par le chœur de danseurs. Le chorégraphe suédois prolonge ainsi son travail sur la conflictualité des rapports humains, à travers des corps dansants submergés par la violence des sentiments. Mais le paroxysme de ces luttes intérieures réside encore dans les cris muets, simplement mimés par les expressions de douleur sur les visages d’Hugo Marchand (don José) et Marine Ganio (Carmen), ou des danseurs d’Another Place. Là, le couple d’adultes semble jouer à des jeux d'enfants. Entre humour, tendresse, mélancolie et souffrance intérieure, la chorégraphie joue sur une large palette sentimentale, qui sollicite intensément les qualités d'interprétation des deux Étoiles. La complicité du couple Stéphane Bullion (qui fera ses adieux à la scène le 4 juin prochain dans ce même rôle) et Ludmila Pagliero sublimait l'authenticité de leurs gestes dansés.

Dans ces trois créations, Mats Ek s’empare enfin de la question du genre et des archétypes, forgés par la littérature et les arts du spectacle depuis le XIXe siècle. C’est particulièrement le cas de Carmen, figure emblématique de la femme sensuelle et séductrice. Avec le chorégraphe suédois, elle est provocatrice, masculine et affranchie. Le long cigare qu’elle fume de façon suggestive, la main qu’elle fait glisser sur les fesses de don José, ou encore ses cheveux détachés (les autres danseuses sont toutes en chignons) donnent à la gitane des allures de rebelle, manipulatrice et versatile, entre humour et insolence. Cette volonté de mettre les femmes en position de force est encore plus évidente dans les portés, tandis que Mats Ek offre l’occasion aux danseuses de soutenir leurs homologues masculins (Hannah O’Neill avec Hugo Marchand, mais aussi Ludmila Pagliero avec Stéphane Bullion). Enfin, dans Boléro, les frontières genrées sont brouillées par l’uniformisation des costumes (des combinaisons noires à capuche) et des mouvements chorégraphiés qui s’achèvent à l’unisson.

QUELQUES RÉSERVES

Le principal risque pour les spectacles où sont réunies plusieurs œuvres indépendantes est d’accuser un certain déséquilibre. Ici, la deuxième partie, par la diversité de ses propositions chorégraphiques et musicales, parvenait davantage à captiver le public que la reprise de Carmen et ses quelques longueurs. 

Malgré les robes des danseuses de Carmen aux couleurs criardes et luisantes, on peut regretter dans les costumes un certain manque d'originalité. Au-delà de leur simplicité, c’est leur caractère rebattu qui déçoit, notamment les combinaisons noires à capuches de Boléro, que l’on retrouve dans de nombreux ballets contemporains depuis plusieurs années.

De même, certains décors, par leurs dimensions démesurées, peinent à s’intégrer de façon cohérente aux tableaux dansés. Ainsi de Boléro,où le rôle des torsades métalliques géantes qui descendent progressivement vers la scène demeure obscur, ou des grands panneaux à pois blancs et noirs qui forment le décor de Carmen. Ces éléments scénographiques extravagants ont du mal à justifier leur présence dans la chorégraphie.

ENCORE UN MOT...

Avec ce triptyque, Mats Ek signait son retour dans le domaine de la création. L’insolence de Carmen, la poésie d’Another Place et la puissance de Boléro invitent ainsi à plonger au cœur de son univers de ce chorégraphe à la croisée des esthétiques classique et postmoderne.

UNE PHRASE

« Carmen obtient d’elle-même une sorte de liberté comme les hommes […]. De son côté, José veut le mariage, il veut le bonheur, porter l’anneau au doigt, est plus à cheval sur les conventions. Autrement dit, de façon symbolique, il est la femme, elle est l’homme.» Mats Ek (à propos de Carmen)

« Un pas de deux à ma façon. Ce n’est pas un “solo à deux", même si sur scène chaque danseur impose sa personnalité. On pense souvent que, dans un pas de deux, le mâle soutient la femme. Je vois plutôt un dialogue où chacun est là pour l'autre. » Mats Ek, 2019 (à propos d’Another Place)

« Je n'ai jamais dansé aucun Boléro, mais j'en ai vu un certain nombre. Le chorégraphier est un désir que j'avais depuis longtemps. C'est aussi un défi, et j'espère pouvoir y imprimer ma marque. Pour moi, ce n'est pas le drame qui compte, c'est la montée en puissance qui est passionnante... » Mats Ek, 2019 (à propos de Boléro).

L'AUTEUR

D’origine suédoise, Mats Ek commence par aborder la scène grâce à des études de théâtre. Né en 1945, il réalise ses premières pièces dans les années 1960. Quelques années plus tard, il s’initie à la danse classique et intègre en 1973 la compagnie dirigée par sa mère, le Ballet Cullberg. Très vite, il y présente ses propres chorégraphies et se fait connaître à l’international. En 1993, après avoir succédé à sa mère au poste de directeur du Ballet, Mats Ek élargit les horizons de son œuvre de chorégraphe, tandis qu’il est invité à créer dans les plus grands théâtres du monde (Ballet Royal de Suède, Nederlands Dans Theater…).

Cette année-là marque également le début de sa collaboration avec le Ballet de l’Opéra national de Paris, avec l’entrée au répertoire de Giselle, suivie par Appartement (2000), La maison de Bernarda (1978) et Une sorte de… (1997). Lauréat du Benois de la Danse en 2006, il travaille avec les danseurs les plus talentueux du début du siècle (Mikhaïl Baryshnikov, Sylvie Guillem, Ana Laguna…) jusqu’en 2015, où il met un terme à sa carrière. Finalement, quatre ans plus tard, il renoue avec la création à l’Opéra de Paris, dont il enrichit le répertoire grâce à deux nouvelles chorégraphies (Another Place et Boléro) et une pièce antérieure (Carmen, créé en 1992 par le Cullberg Ballet).

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