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Canal de Suez : comment le Président Sissi a remis l’Egypte en place sur l'échiquier international
©Reuters

Le jour d'après

L'inauguration en grande pompe de l'agrandissement du canal de Suez cette semaine par Al-Sisi, et François Hollande notamment, marque un tournant pour l'Egypte.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

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Atlantico : Al-Sisi a inauguré hier l'agrandissement du canal de Suez, réalisé en 1 an au lieu de 3 initialement annoncées. Cet agrandissement du canal doit rapporter des milliards à l'économie égyptienne, et semble marquer le retour de l'Egypte sur la scène régionale voire internationale. Qu'en est-il réellement ? Après la longue période d'instabilité consécutive au printemps arabe, quelle est la situation aujourd'hui ? 

Roland Lombardi : Le jeudi 6 août 2015, l’Egypte a inauguré, en grande pompe et par une fastueuse cérémonie, la seconde voie du canal de Suez.

D'une longueur de 72 kilomètres, cette nouvelle voie a pour objectif de doubler la capacité du trafic sur cette artère fondamentale qui relie la mer Méditerranée et la mer Rouge. D'après les estimations des autorités égyptiennes, d’ici 2023, 97 navires pourront emprunter quotidiennement le canal, contre 49 aujourd’hui. La nouvelle circulation dans les deux sens permettra aussi de réduire le temps d’attente des bateaux (18 à 22h actuellement contre 11h demain). Enfin, l’Egypte table ainsi sur un triplement à court terme des revenus du canal qui passeraient de 5 à 15 milliards de dollars par an.

Au-delà de son côté hautement symbolique, ce projet a littéralement enthousiasmé les Egyptiens puisque ce sont eux qui l’ont financé. D’ailleurs, il n’aura fallu que huit jours pour réunir l’équivalent de 9 milliards de dollars afin de lancer les travaux ! Travaux qui ont été réalisé en seulement un an, là aussi un record ! Même si des soldats et des conscrits, mal payés, ont grandement contribué à la rapidité de l’accomplissement de l’ouvrage…

Les Egyptiens, comme leurs aïeux antiques, ont toujours été passionnés par les grands travaux aux dimensions « pharaoniques ». C’est la raison pour laquelle, Sissi en avait fait les projets phares de ses promesses électorales. D’ailleurs, d’autres travaux de grandes ampleurs sont prévus. Comme le développement d’une grande plateforme industrielle et commerciale au bord du Canal avec notamment des ports et un grand centre de services pour les flottes commerciales. Celle-ci devrait permettre la création, selon les prévisions les plus optimistes, de plus d’un million d’emplois dans les décennies à venir. Il y a aussi le projet de la construction d’une nouvelle capitale administrative entre le Caire et Suez, la « Sissi-City » dont le coût s’élèverait à 45 milliards de dollars.

Cependant, malgré les félicitations et les encouragements du FMI ainsi que le retour de nombreux investissements internationaux privés comme publics en Egypte (grands groupes industriels, aides et fonds du Golfe, de l’EU, de la Russie ou de la Chine…), certains experts, échaudés qu’ils sont par les promesses non tenues et les échecs passés comme le projet de Tochka sous Moubarak, estiment que cette politique de grands travaux, à haute intensité de main d’œuvre, sera insuffisante pour relancer la troisième économie de l’Afrique. L’un des meilleur spécialiste du sujet, le chercheur Jean-Yves Moisseron, estime quant à lui, et à juste titre, que « le maréchal al-Sissi mène une politique keynésienne de relance à partir de grands travaux mais cette politique ne s’accompagne pas d’injections massives de revenus dans l’économie du pays ». L’économiste n’a pas tout à fait tort : pour relancer réellement une économie, les interventions keynésiennes ne suffiront pas. C’est une véritable et une totale refonte de l’économie que l’Egypte a besoin pour vaincre la misère et le chômage (l’inflation atteint 12 %, le déficit s’accroît toujours, le taux de chômage touche encore près de 40 % des jeunes égyptiens âgés de 20 à 24 ans et plus de 30 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté…).

Toutefois, il serait malhonnête de nier une certaine évolution, depuis l’arrivée au pouvoir de Sissi, dans la mentalité de ceux qui détiennent encore 20 à 40 % de l’économie du pays entre leurs mains, à savoir les militaires.

Ainsi, depuis la destitution de Morsi, le gouvernement a lancé deux programmes de relance budgétaire (en août 2013 et en janvier 2014). Une partie de cette relance budgétaire est utilisée en investissements publics afin de stimuler la croissance à court et moyen termes. Les traitements des fonctionnaires ont été aussi augmentés et un système de contrôle des prix des produits alimentaires a été mis en place. Une politique d’aide aux petites et moyennes entreprises (pour redonner espoir aux jeunes) et un système de subventions alimentaires et énergétiques (accordées prioritairement aux plus nécessiteux de la société égyptienne) ont été aussi instaurés. Ces mesures ont pour but de renforcer un programme de justice sociale qui protégera les pauvres tout en améliorant leur situation. Car le nouveau président doit impérativement combler le vide laissé par les services d’aides sociales sur lesquelles les Frères musulmans avaient construit leur popularité, leur influence et leur puissance. Sissi est aussi en train de réaliser un assainissement des finances publiques, d’accroître les recettes fiscales et d’œuvrer contre la corruption notamment en lançant une importante politique de décentralisation (déjà commencée à partir de janvier 2014).

D'ailleurs, et on en parle peu, afin de préparer le terrain pour d’autres futures réformes dans le domaine de la lutte contre les trafics et la corruption, le gouvernement égyptien a déjà aussi lancé un système de carte à puce pour la vente du baladi, ce pain plat égyptien que l’on appelle aussi pita. Ce système de carte à puce automatise aussi la distribution des carburants dans tout le pays pour enrayer la corruption qui touche les réseaux de distribution. L’Etat a ainsi établi une base de données unique des usagers qui permet d’améliorer le ciblage des bénéficiaires et éviter les abus.

En outre, Sissi semble conscient qu’une réforme profonde et structurelle de l’économie égyptienne, basée auparavant sur la rente, est nécessaire afin de la diversifier et la rendre plus productive tout en lui permettant d’optimiser l’utilisation du formidable potentiel et des abondantes ressources du pays.

D'autres gigantesques plans de développement notamment dans le domaine de l’agriculture comme du transport (créations de nouvelles provinces, développement et modernisation de l’élevage et de l’irrigation des terres, créations d’usines agricoles, constructions de routes…) ont commencé.

De fait, on peut dire qu’avec le printemps arabe, les militaires égyptiens ont senti le vent du boulet. Et ils ne sont pas stupides. Afin de préserver certains de leurs intérêts, ils ont pris conscience de beaucoup de choses, d’où un volontarisme incontestable dans le domaine socio-économique.

Non, clairement, Sissi semble avoir fait sienne la phrase de Napoléon : « le peuple est le même partout. Quand on dore ses fers, il ne hait pas la servitude ».

Finalement, le printemps du Nil aura au moins eu ce mérite : faire prendre conscience à l’institution militaire de l’urgence à réformer le système économique égyptien. 

Al Sisi est-il l'homme de la situation ? Il semble pour l'instant très bien réussir son mandat, qu'est-ce qui a changé ? 

D'abord, n’oublions pas que nous sommes en Orient et non sur les Champs-Élysées ou sur la Promenade des Anglais. Même si cela est déplaisant, il faut cesser de commettre l’erreur, très répandue dans nos médias et nos universités, de juger avec notre éthique et nos valeurs occidentales ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. Ainsi, il est important de rappeler ici aux bien-pensants que si le maréchal Sissi et son armée n’étaient pas intervenus avec force, détermination mais aussi avec un certain savoir-faire, l’Egypte serait devenue, sans aucun doute et dans le meilleur des cas, une dictature islamiste implacable avec une économie en faillite ou, au pire, après la Libye, la Syrie et l’Irak, le quatrième pays du monde arabe plongé dans le chaos.

Actuellement, une répression féroce s’abat toujours sur les Frères musulmans mais le régime préserve toutefois les libertés fondamentales, les droits des femmes et les minorités religieuses. Il a même fait quelques gestes en libérant des militants laïcs. Et même s’il y a une recrudescence d’attentats contre l’armée, la police égyptienne (contre des civils aussi), dans le Sinaï mais aussi au Caire, la situation reste tout de même sous contrôle et surtout, l’insécurité et la criminalité qui prévalaient depuis trois ans ont fortement été jugulées.

En attendant, si l'autoritarisme évident, la lutte musclée contre le terrorisme intérieur et la répression politique en cours choquent une partie de la bourgeoisie cairote ou la « majorité illusoire » des élites républicaines (qui n’ont d’ailleurs pas su s’entendre et s’organiser en une opposition politique sérieuse), on ne peut ignorer que la grande partie de l’opinion publique égyptienne a encore soif d’un vrai chef. Surtout, quand ce dernier est le symbole du retour de l’ordre dans les rues des grandes villes ou aux abords des villages... En Egypte plus qu’ailleurs, c’est la posture du « zaïm » qui prévaut toujours dans l’imagerie politique du peuple égyptien.

En terre d'Islam, on croit à l'autorité, on ne la discute presque jamais, on la respecte à la seule condition qu’elle soit forte mais juste et respectable.

De plus, ne perdons pas de vue que la « poursuite du processus démocratique » n’est pas la priorité du « peuple véritable » et de la « majorité silencieuse ». Car si le président égyptien bénéficie encore d’un large soutien de la grande majorité des Egyptiens (entretenu certes par les médias d’Etat ou privés égyptiens), il le doit aussi à l’amélioration, même minime, de leur quotidien.

Pour ma part, je pense que Sissi est l’homme idoine pour une telle situation d’urgence et d’incertitudes. D'ailleurs, comme me l’avouaient récemment des amis égyptiens, militants démocrates de la première heure, blessés sur la place Tahrir et passés par la case prison, il n’y a pas d’autre alternative.

D'aucuns disent même que Sissi a toutes les qualités de Nasser et de Sadate mais aussi toutes celles qu’ils n’avaient pas. Pour l’heure, le président égyptien est un sauveur pour certains. Pour d’autres, sûrement plus nombreux, il est un moindre mal. Jusqu'ici l’ancien maréchal, issu du peuple, a toujours été décrit comme intelligent et rusé (il l’a prouvé jusqu'à présent) mais aussi comme un homme humble, honnête et intègre. Calme, calculateur, fédérateur (cf. sa bienveillance envers les coptes), il semble être aussi un vrai patriote et avoir un réel sens du devoir et du bien commun. N’oublions pas aussi son courage avec son fameux discours de décembre 2014, à Al-Azhar, appelant à une « révolution religieuse » dans l’islam…Aucun chef arabe n’avait osé avant lui…

S’il ne finit pas comme Sadate, s’il ne fait pas les mêmes erreurs que ses prédécesseurs et s’il ne tombe pas dans les mêmes travers, les espoirs des Egyptiens ne seront pas trahis. Et qui sait ? Il entrera peut-être dans l’histoire comme le Bonaparte de la révolution égyptienne… 

Quel rôle tient désormais l'Egypte dans la région ? Le pays semble être redevenu un partenaire incontournable. Est-ce réellement le cas ? 

Avec près de 85 millions d’habitants et avec son histoire, l’Egypte est l’Etat phare du monde arabe et sunnite. La stabilité du pays est donc capitale pour l’avenir de la Méditerranée et du Proche-Orient. Les Américains, les Russes, les Israéliens, les Français (depuis la vente du Rafale) et les Emirs du Golfe (même le Qatar hostile s’y est résigné) ne s’y trompent pas : ils misent tous sur Sissi !

D’autant plus que l’Egypte reste un partenaire stratégique incontournable dans la région.

Durant l’été 2014, Sissi avait déjà démontré ses qualités d’homme d’Etat, devenus rares dans cette région. En effet, souvenons-nous que le président égyptien fut le véritable auteur des termes de la fin du conflit entre Israël et le Hamas. Il a pratiquement supervisé les négociations israélo-palestiniennes et a fait preuve de détermination et d’un incontestable leadership.

En mars 2015, Sissi a signé un accord gazier avec Israël dont les relations sont d’ailleurs excellentes et ont atteint un niveau sans précédent dans l’histoire. Au passage, notons aussi que les relations avec l’Iran sont aussi très bonnes…

En Libye, pays avec lequel l’Egypte partage 1 000 kilomètres de frontières, certains éléments des forces spéciales égyptiennes sont déjà présents et l’aviation égyptienne y a mené, depuis août 2014, de nombreux raids aériens, parfois avec les Emirats arabes unis, contre les milices islamistes. Plus récemment, en février 2015, l’Egypte bombarde une énième fois l'EI en Libye mais cette fois-ci en représailles au massacre de 21 coptes égyptiens… Si les Occidentaux devaient de nouveau intervenir en Libye, ils devront inévitablement compter avec Sissi, qui soutien par ailleurs le général Haftar.

Au Yémen, l’Egypte participe à la coalition menée par l’Arabie saoudite. Mais là encore, d’après certaines de mes sources arabes, le président égyptien y jouerait un rôle discret mais très important puisque ses avis et ses conseils seraient très écoutés…

Aujourd'hui, l’armée égyptienne combat dans le Sinaï les djihadistes de la Wilayat Sinaï (qui ont fait allégeance à l’Etat islamique). Plus d’une centaine de soldats égyptiens y ont trouvé la mort dans des attaques parfois spectaculaires. Mais les djihadistes ont aussi subi de lourdes pertes (près d’un millier). De plus, même si ce conflit risque de durer (c’est pour l’instant l’intérêt de l’Egypte), parions que les forces égyptiennes (soutenues et aidées par les Israéliens mais aussi bientôt par le Hamas…) finiront, le moment venu, par éradiquer l'EI dans le Sinaï. Cela pour la bonne et simple raison que l’idée que le faible triomphe toujours du fort dans une guerre asymétrique est fausse. Les victoires des armées algérienne et russe l’ont clairement démontré dans les années 1990 (Guerre contre le GIA) et 2000 (Tchétchénie)…

Sur le plan diplomatique, Sissi marque aussi des points et remet son pays sur le devant de la scène internationale. Rappelons juste le succès de la conférence internationale et économique de Charm el Cheikh en mars 2015 et surtout, le même mois, l’accord historique signé avec le Soudan et l’Ethiopie concernant le barrage Renaissance et le partage des eaux du Nil.

Enfin, le 10 juin 2015, c’est encore sous l’égide de l’Egypte que les représentants du COMESA (Marché commun de l’Afrique Orientale et Australe), de la SADC (la Communauté de Développement d’Afrique australe) et de la CAE (la Communauté d’Afrique de l’Est) ont signé un important accord de libre-échange.

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