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Burnout d'un continent en détresse : comment les Européens en sont venus à être écrasés par le poids de l'histoire
©www.flickr.com/photos/adrian_s/11386276

Bonnes feuilles

L’étrange suicide de l’Europe est l’histoire d'un continent et d'une culture pris en flagrant délit de suicide. Baisse des taux de natalité, immigration massive, méfiance et haine de soi se sont conjuguées pour rendre les Européens de l’ouest incapables de résister aux changements globaux qu’ils ont subis, le plus souvent sans avoir été consultés. Extrait de "L’étrange suicide de l’Europe" de Douglas Murray, aux éditions du Toucan (2/2).

Douglas Murray

Douglas Murray

Douglas Murray est journaliste au Sunday Times, au Wall Street Journal et au Spectator.

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Comme souvent, les Allemands ont un mot pour cela : Geschichtsmüde, ce qui signifie « être écrasé par le poids de l’histoire ». C’est un sentiment que les Européens modernes peuvent éprouver de façon quasi chronique. Certains peuvent le ressentir en continu, d’autres ne le ressentent que par à-coups, souvent de façon inattendue. Me rendant récemment à Budapest, il m’est à moi aussi tombé dessus, alors que je regardais la carte de navigation sur l’écran qui me faisait face, dans l’avion. Nous survolions l’Allemagne et la carte nous plaçait au centre d’un triangle de villes : Nüremberg, Regensburg et Bayreuth.

Dans ce cas précis, l’analyse était simple : Nüremberg, bien évidemment pour les procès de l’après-guerre, mais aussi pour ses Meistersinger ; Regensburg, plus récemment, pour le discours prudent, mais lourd de conséquences du pape Benoît, Bayreuth pour ses montagnes russes culturelles. Mais ce flot protéiforme de pensées m’évoqua plus particulièrement deux choses : il me rappela à quel point notre continent est ancien, à quel point les strates d’histoire qui le composent sont nombreuses. Puis, juste après, cette idée qui provoqua en moi la fatigue : la peur de ne jamais pouvoir échapper à tout ceci, la peur que ces histoires soient toujours là, pouvant non seulement susciter des crises, mais aussi nous écraser sous leur poids. Il n’est pas besoin d’être allemand pour vivre cette expérience, bien que cela puisse aider.

Le phénomène n’est pas entièrement nouveau. Pendant des siècles, l’Europe a usé de termes, notamment pseudomédicaux, pour décrire la fatigue et l’apathie, parmi lesquels une grande variété concernent l’épuisement nerveux. Au XIXe siècle, la mode était au diagnostic de neurasthénie. Mais cette fatigue n’était pas vraiment le produit de désordres nerveux ; il s’agissait plutôt d’une fatigue existentielle. Bien avant qu’aient lieu les catastrophes du XXe siècle, la philosophie et la littérature allemande s’étaient penchées sur le sujet. À la fin du XIXe siècle, au début du XXe siècle, Friedrich Nietzsche, Sigmund Freud, Thomas Mann et Rainer Maria Rilke ont tous écrit là-dessus. À l’époque, on tombait d’accord sur le fait que la vitesse, les pressions multiples signifiaient une chose : la vie moderne se caractérisait par une sorte de vidange spirituelle. Ceux qui se penchèrent sur la question, ceux qui en souffraient voulaient établir un diagnostic, mais aussi y remédier ; ils trouvèrent qu’il était thérapeutique de transformer leur mode de vie tous azimuts, ce qui incluait toutes sortes de pratiques, de l’exercice physique au culte du sanatorium, en passant par les régimes alimentaires au muesli. D’autres cherchèrent une réponse à l’étranger, pensant que leur absence de désir s’enracinait dans une « fatigue européenne » bien spécifique. Certains pensèrent trouver les réponses en Orient. Là-bas, les Européens fatigués pouvaient purifier leurs âmes nerveuses du poids écrasant du passé et du présent.

Dans les décennies qui suivirent, l’attention portée au problème revêtit de nouvelles formes mais ne disparut jamais vraiment. Aujourd’hui, dans l’espace globalisé et technologique qu’est devenu le monde, la fatigue existentielle a été redéfinie comme « burnout », par exemple en Allemagne. Peut-être ce terme a-t-il été pris parce qu’il est plus flatteur que celui de « fatigue », dédouanant celui qui en souffre des reproches que l’on pourrait adresser à ceux qui se plaignent de « fatigue » ou d’« ennui ». Après tout, entre autres choses, le « burnout » laisse entendre que celui qui en souffre a fait preuve de trop d’abnégation, de façon désintéressée et en vue du seul bien commun. Néanmoins, quoique le terme ait changé, qu’il s’agisse de cette fatigue ancienne ou du récent burnout, les symptômes et les causes restent identiques. Elles incluent une fatigue provoquée par la vitesse et la complexité du changement dans le monde moderne, par les nouveaux modes de travail qu’ont induit le capitalisme moderne et les technologies de l’information. Mais le burnout a été aussi attribué à la dislocation qu’a entraînée la sécularisation moderne. Ces derniers temps, tant de livres et d’articles consacrés au burnout sont parus en Allemagne que certains ont évoqué un « burnout de burnout».

S’il est aujourd’hui couramment admis qu’un individu puisse souffrir de burnout, il est en revanche plus rare d’entendre qu’une société puisse elle aussi en faire l’expérience. On le sait maintenant, le fait de travailler dans un environnement qui sépare les gens, le fait de ne pas saisir le sens de ce qu’on fait, et de n’être que faiblement rétribué affectent l’individu. Pourquoi cela n’affecterait-il pas la société dans son ensemble ? Pour l’exprimer autrement, si tant de gens souffrent de cette forme d’épuisement, n’est-ce pas justement parce que la société dans laquelle ils vivent en est elle-même atteinte ?

Extrait de "L’étrange suicide de l’Europe" de Douglas Murray, aux éditions du Toucan

"L’étrange suicide de l’Europe" de Douglas Murray

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