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Brexit : petites leçons pour l’Europe (et pour la stabilité des démocraties occidentales) après 3 ans de chaos politique britannique
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

UE

Le Royaume-Uni et l’Union européenne sont parvenus hier à un nouvel accord dans le cadre du Brexit. Il reste à obtenir l’aval des députés britanniques, lors d’une session extraordinaire ce samedi à Westminster.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Alexandre  Devecchio

Alexandre Devecchio

Alexandre Devecchio est journaliste au Figaro. Il est responsable du FigaroVox. 

Il a notamment publié "Recomposition" aux éditions du Cerf

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Atlantico.fr : Le Parlement britannique doit de nouveau examiner un possible accord avec l'Union européenne, ce samedi 19 octobre. Une nouvelle fois la question irlandaise et les intérêts écossais risquent d'intervenir dans les débats et de nourrir les divisions. En quoi la fragmentation de la nation britannique, qui a été ranimée par le Brexit, avec de nouvelles velléités d'indépendance en Ecosse, en Irlande du nord, et même au pays de Galles, peut-elle nous renseigner sur la nouvelle fragilité des Etats-nations en Europe ? Comment l'Union européenne peut-elle gérer cette situation de séparatisme latent ?

Christophe Bouillaud : Effectivement, l’Union européenne a pu apparaitre à beaucoup de « nations sans Etat » incluses dans un Etat membre comme un centre alternatif à celui de l’Etat membre en question. C’est le cas en particulier en Ecosse, où les nationalistes écossais ont joué depuis des années « Bruxelles », la sociale selon eux, contre « Londres », la néo-libérale toujours selon eux. On trouve la même situation en Espagne : tous les partis nationalistes ou autonomistes catalans, hostiles à « Madrid », avaient mis beaucoup d’espoir dans une approche européenne favorable à leur cause. 

De fait, en développant une approche régionalisée de la politique de développement économique, depuis le milieu des années 1980 avec la politique de cohésion économique et sociale, l’Union européenne a tendu à renforcer l’échelon régional de décisions. Dans certains pays, l’Union a même demandé la création de régions pour gérer l’allocation des fonds structurels européens au plus près des territoires, en allant contre la tradition administrative nationale, comme en Roumanie ou en Pologne. Or cette approche favorable aux échelons régionaux de décision au nom de l’efficacité économique a rencontré une demande politique, durable et inscrite dans l’histoire européenne, celle des nations sans Etat de s’acheminer vers la pleine souveraineté dans le cadre européen. 

Or, pour ce qui est de la gestion au jour le jour de ces régionalismes ou autonomismes qui finissent par évoluer en séparatisme, l’Union européenne s’est montrée pour ce qu’elle est en réalité : une Union d’Etats souverains. En effet ces Etats souverains dont les dirigeants constituent ensemble le Conseil européen n’ont jamais eu la plus petite intention de favoriser quelque projet indépendantiste que ce soit chez le voisin. Comme le cas catalan le montre, tous les autres Etats de l’UE ont respecté les principales décisions des  gouvernements espagnols successifs destinées à étouffer le mouvement de la Catalogne vers l’indépendance. De plus, même si une partie d’un Etat européen réussissait à gagner son indépendance, que ce soit par des voies légales ou par la force des armes, il semble évident sauf à inventer du droit qui n’existe pas que ce nouvel Etat souverain devrait demander ex nihilo son adhésion à l’Union européenne, et donc devrait patienter de longues années pendant la finalisation de ce processus que l’Etat ainsi amputé devrait en plus approuver. 

Il est ainsi à noter que, si l’Ecosse finit par choisir par référendum l’indépendance après que le Brexit soit effectif, elle devra demander son adhésion à l’Union européenne comme n’importe quel pays candidat. Cependant, elle aurait au moins l’avantage de ne pas avoir le Royaume-Uni encore membre de l’UE pour lui bloquer la route, contrairement à une très hypothétique Catalogne indépendante qui subirait presqu’à coup sûr le veto espagnol, ou une République de Flandre indépendante se voyant opposer le veto à son entrée dans l’Union européenne par un Royaume de Belgique réduit à la Wallonie et à Bruxelles. 

Sur un plan très général, plus philosophique, l’Union européenne ne peut pourtant guère s’opposer à l’accès à la souveraineté des « nations sans Etat » dans la mesure même où de très nombreux de ses propres membres appartiennent à la catégorie des « Etats jeunes » qui sont apparus depuis deux siècles par scission avec un autre Etat au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Pourquoi les Catalans et les Ecossais ne seraient-ils pas indépendants s’ils le souhaitent majoritairement, alors que les Finlandais, les Slovènes, les Slovaques, les Estoniens ou les Croates le sont déjà ?  Si l’Union européenne était cohérente avec son respect du « principe des nationalités », elle aiderait à d’autres « séparations de velours », comme celle au début des années 1990 entre la République tchèque et la Slovaquie, que personne ne songerait aujourd’hui à remettre en question. Une telle politique supposerait sans doute d’être inventif sur les dispositifs pour ne pas léser les Etats ainsi amputés, et pour assurer le plein respect des minorités ainsi créées (par exemple, les hispanophones en Catalogne indépendante ayant adopté le catalan comme langue du nouvel Etat). 

Alexandre Devecchio : Je crois que l'Union Européenne a généré le retour des identités particulières et des tribus. En construisant l'Europe non pas avec les nations mais contre les nations, elle a ressuscité des phénomènes communautaires, tribaux, et régionalistes. L'Union européenne a d'ailleurs produit un projet d'Europe des grandes régions, et par conséquent elle a une grande responsabilité dans ce qui se passe en Catalogne. La leçon à en tirer c'est que l'Europe doit se construire avec les nations et non pas avec telle ou telle communauté particulière. La condition d'une Europe unie est de s'appuyer sur les souverainetés nationales, autrement le risque est d'aller tout droit à la balkanisation. 

Selon plusieurs analystes, le Brexit a aussi montré de vraies ruptures de perspectives entre les habitants des régions bénéficiant de la mondialisation, comme Londres, et ceux relayés dans la pauvreté et le désœuvrement, dans les régions les moins dynamiques du pays. Ces intérêts vont probablement derechef orienter les votes des députés. En quoi la fragmentation sociale et géographique à l'œuvre dans le vote en faveur ou en défaveur du Brexit peut-elle permettre à l'Union européenne de se questionner sur son rapport aux exclus de la mondialisation ?

Christophe Bouillaud : Les interprétations des votes Leave et Remain sont très nombreuses, mais il ne fait guère de doute que les majorités favorables à quitter l’Union européenne se trouvent surtout dans les régions appauvries depuis les années 1960 du Royaume-Uni. Cela ne veut pas dire que seules des personnes en difficulté économique aient voté pour quitter l’Union européenne, mais que l’ambiance perçue dans chaque lieu à propos des perspectives d’avenir du pays a fortement joué. Le paradoxe de ce poids de l’absence de perspective dans le vote pour le Brexit est que c’est la politique d’austérité des gouvernements conservateurs des années 2010 qui a particulièrement joué et non pas quelque impulsion européenne, pour appauvrir encore plus des régions qui se sentaient déjà appauvries. 

On peut faire le parallèle avec les votes de 1992 et de 2005 en France, ou bien plus récemment la géographie du mouvement des Gilets jaunes de l’automne 2018. Que ce soit dans le cas britannique ou dans le cas français, la dynamique bien réelle d’européanisation ou de mondialisation de l’économie ne profite pas assez ou pas du tout à certains territoires et à certains groupes sociaux. Les politiques de fonds structurels européens ne compensent pas le mouvement pour ainsi dire naturel de concentration de l’avenir économique du pays en certaines métropoles ou dans certaines régionset au profit de certains groupes sociaux. L’Union européenne – même si cela fait partie de ces missions de « cohésion économique et sociale » - s’est mise elle-même en échec, parce qu’elle n’a jamais su doter ses propres Etats membres d’une doctrine de la « déprise » économique et sociale. Ou parce qu’elle n’a jamais voulu se doter d’une réflexion plus réaliste sur ce qui fait ou non les potentialités de développement d’un lieu, et aussi sur les réelles possibilités de reconversion professionnelle des individus. Dans toute l’Union européenne, les régions appauvries finissent par « mal voter ». De fait, l’Union européenne ne sait pas gérer les perdants de la mondialisation. Elle sait certes désormais que cette évolution menace sa stabilité politique voire sa pérennité, mais force est de constater qu’au-delà des slogans (une « Europe plus inclusive ») l’Union européenne ne sait pas régler ce problème, faute sans doute d’oser en voir toutes les implications. 

Alexandre Devecchio : Je pense que nous sommes dans une fracture entre l'élite et le peuple, un bloc élitaire contre un bloc populaire ; avec ce dernier assez largement majoritaire. Cette fracture se retrouve partout en Europe. En Angleterre on l'a vu certes via le Brexit, mais nous l'avons vu aussi en France au cours de l'élection présidentielle de 2017 ; d'une certaine manière il a également été visible en Italie. Il y a même peut-être une fracture à l'intérieur même de l'Europe entre les pays de l'Ouest et ceux de l'Est, qui vivent bien plus la mondialisation encore que les pays occidentaux. Une fracture donc Est - Ouest qui s'ajoute à la fracture entre l'élite et le peuple. Il me paraît donc très important aujourd'hui d'essayer de rassembler ; c'est-à-dire de mener des politiques qui soient compatibles à la fois avec ceux que David Goodhart appellent les "somewhere" - ceux qui ne sont pas l'aise dans la mondialisation, et qui en représentent les perdants économiques mais aussi culturels -, sans pour autant écraser les intérêts des "anywhere", ceux qui sont de n'importe où et qui profitent globalement de la mondialisation. La chose à retenir de tout ça c'est qu'on ne pourra mener durablement une politique qui ignore les intérêts de la majorité populaire. Je ne crois pas non-plus que l'on puisse se passer d'élites dans une démocratie ; mais faire une démocratie sans le peuple c'est réactiver un conflit de classes dont tout le monde sortira perdant à la fin.

Plusieurs sondages ont pointé une réelle incompréhension entre partisans et adversaires du Brexit ; par exemple, plus d'un tiers des sondés en défaveur du Brexit expliquaient qu'ils seraient dérangés si un de leurs proches se mariait avec un partisan de la sortie de l'Union, selon un sondage Yougov pour The Times. La polarisation politique sur la question semble inédite, avec de véritables murs qui ont bloqué les négociations pendant les trois dernières années. Qu'est-ce que l'Union européenne peut appendre de ces difficultés à trouver un accord ? N'a-t-elle pas elle-même une responsabilité dans cette polarisation et cette fragmentation des positions partisanes ?

Christophe Bouillaud : Il me paraitrait malhonnête d’attribuer à l’Union européenne tous les maux d’une dynamique proprement britannique. Il est sans doute inutile de rappeler à vos lecteurs à quel point la relation entre le Royaume-Uni et tout le processus d’intégration européenne a toujours été compliquée, prise entre nécessités économiques et réticences historiques. Il n’est cependant peut-être pas inutile de rappeler que le Royaume-Uni est le seul pays à avoir organisé en 1975 un référendum deux ans après son adhésion à la Communauté économique européenne le 1er janvier 1973 pour demander au peuple de la valider ou non. Comme en 2016, ce premier référendum fut le fruit d’une promesse de campagne d’un parti alors divisé sur la question européenne, à l’époque les Travaillistes, comme les Conservateurs le sont dans les années 2010. C’est à ma connaissance le seul pays européen ayant ainsi voté sur son adhésion deux ans après être déjà rentré.  Tout le monde a voté avant d’entrer, avec parfois des résultats négatifs comme en Norvège, personne après.

En conséquence de ces difficultés britanniques à se situer pleinement dans un ensemble supranational, il faut rappeler que le Royaume-Uni au fil des traités avait acquis toute une série d’exceptions – par exemple, vis-à-vis de la monnaie unique ou de l’espace Schengen. En 2016, lors du référendum organisé par David Cameron, il s’agissait du point de vue technique de valider toute une série d’exceptions supplémentaires qu’il avait obtenues. Les Européens ont donc été très souples avec leur partenaire britannique. 

La seule grande leçon à retenir pour l’avenir me semble être l’effet inattendu de la libre circulation des personnes. Depuis les années 1950, la libre circulation des travailleurs fait partie des piliers intangibles de la construction européenne. Or, à en croire les sondages, et à observer avant et après 2016 le comportement des élites politiques conservatrices, c’est là où s’est fait la rupture. En raison du dynamisme relatif du marché du travail britannique, due en particulier à la politique monétaire agressive de la Banque d’Angleterre, des centaines de milliers d’Européens, de l’est comme de l’ouest, sont venus tenter leur chance outre-Manche pour échapper à la crise économique dans leur pays. Cela renforça sans doute la dynamique économique du Royaume-Uni, mais cette arrivée subite de Polonais, Roumains, Français, Italiens, Lettons, etc. a visiblement exaspéré une bonne partie du peuple britannique. 

L’accord de sortie signé par Teresa May en novembre 2018 avec les autres pays de l’Union européenne était d’ailleurs fascinant de ce point de vue, car, à bien y regarder, il ne changeait rien aux relations de tous ordres entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, du moins dans la période de transition précédant l’accord définitif, sauf sur un point : la libre circulation des personnes. Malheureusement, la belle idée libérale de l’allocation optimale des ressources de travail selon les forces du marché contredit totalement les sentiments d’une bonne partie de la population britannique. Cela explique sans doute la dureté des relations entre Leavers et Remainers : s’il s’agit pour les Leavers de faire obstacle à une invasion, à un « grand remplacement » pour user d’un terme en vigueur chez nous à l’extrême droite, il est assez normal qu’ils soient aussi durs dans leur position, et qu’inversement, les Remainers ne le comprennent pas : pourquoi donc craindre le nouvel arrivant dans le quartier venu de Naples qui fait pizzaiolo au coin de la rue ?  Pour les continentaux en général, c’est un choc de découvrir cette xénophobie britannique qui ne veut pas de Français, Roumains, Polonais, etc. sur son sol, alors même qu’elle accepte des descendants d’immigrés venus de l’ancien Empire britannique. Un Sikh venu de l’ancien Empire des Indes oui, mais un Polonais ou un Italien, non. 

L’Union européenne devrait en tirer la leçon que la liberté de circulation doit être mise en balance avec l’intérêt moral de chaque population des différents pays membres à se sentir toujours et encore chez elle. C’est certes incohérent du strict point de vue économique, mais cela correspond à une demande fondamentale de la souveraineté dans l’âge national ouvert au XIXème siècle dont nous ne sommes pas sortis : avoir le sentiment de maîtriser qui s’installe sur « votre » territoire.  

De ce point de vue, l’Union européenne devrait se méfier de ne pas imposer à ses membres les plus réticents des arrivées de populations dont une majorité populaire de tel ou tel Etat ne voudrait pas. La gestion de la crise migratoire que la Turquie d’Erdogan pourrait ouvrir pour déstabiliser l’Union européenne via la Mer Egée devra absolument tenir compte de cette leçon de réalisme politique que lui a infligé l’évolution britannique.

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