Bretagne : derrière la fronde, les profondes racines de la rage<!-- --> | Atlantico.fr
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Depuis les années soixante-dix, une fort revival identitaire breton est à l’œuvre.
Depuis les années soixante-dix, une fort revival identitaire breton est à l’œuvre.
©Reuters

Bonnets rouges

Une manifestation qui se tenait samedi dans le Finistère en réaction à l'écotaxe poids lourds a dégénéré entre participants et forces de l'ordre. Le signe d'une colère grandissante en Bretagne.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

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La violence récurrente des luttes sociales en Bretagne –Plogoff en 1980, incendie du Parlement de Bretagne en 1994, Notre-Dame des Landes en 2012, guerre à l’écotaxe en 2013 - interroge. Pourtant, depuis la fin de l’Ancien régime, la Bretagne a connu une histoire heurtée, et les Bretons constituent une entité particulière au sein de la République.La violence des guerres révolutionnaires de l’Ouest a dressé un mur d’hostilité entre Paris et cette lointaine région rurale attachée à ses particularismes et à ses libertés.

Au XIXe siècle, la Bretagne est une des régions les plus pauvres du pays, mais sa démographie une des plus dynamiques. Bien que la marine nationale, les colonies et la pêche à la morue - des activités dans lesquelles les Bretons sont surreprésentés - connaissent une seconde jeunesse, une polarisation croissante s’exerce en direction de Paris. Jusqu’en 1914, Paris puise en Bretagne une grande partie de ses tacherons, de ses domestiques et de ses prostituées. Sur le terrain, la République engage dans cette région de forte pratique catholique une sorte de culturkampf pour arracher les Bretons à leurs "superstitions" et à leur "baragoin". L’école, la conscription et la laïcité en sont les principaux vecteurs. Mais dans une France en pleine révolution industrielle, la Bretagne, en dehors de quelques littoraux et de quelques villes, demeure pauvre et sous-développée, même si la paysannerie, libérée de la féodalité, a entièrement reconstruit en dur hameaux et villages.

La Grande Guerre constitue cependant une nouvelle déflagration, quand il s’avère que la soumission à la République se paye par la mort de 138 000 hommes, soit 10% des pertes françaises. Toutefois, l’intégration dans la République est un fait désormais acquis. La "Royale" et l’armée deviennent pour un demi-siècle de puissants facteurs de promotion dans la société française. Quant aux descendants des migrants de la misère, une proportion croissante réussit en région parisienne. Au seuil des Trente Glorieuses, tout est prêt pour que la région, qui n’a rien perdu de ses particularités – sauf ses langues – profite désormais de la croissance.

Vichy porte une dernière estocade en amputant la région de la Loire inférieure (ex-Loire Atlantique), tandis qu’une poignée de régionalistes croient leur heure venue pour renouer avec les anciennes libertés. Mais l’essentiel se déroule ailleurs. De Gaulle, fraîchement débarqué à Londres en juin 1940, est entouré par un groupe formé majoritairement de soldats et de marins bretons. Pour le Général, la messe est dite, et la méfiance historique de la République envers cette région doit cesser. La résistance bretonne fera le reste. Nantes et l’île de Sein sont au nombre des 5 villes faites Compagnons de la Libération.

Durant les Trente Glorieuses, le développement de la Bretagne devient une priorité nationale : reconstruction (à l’identique pour Saint-Malo), désenclavement autoroutier (que De Gaulle assortit de la gratuité), remembrement, décentralisation industrielle, productivisme agricole, essor portuaire et de la pêche, tourisme… Tout est en place pour que le lent mouvement des migrations s’inverse. La terre séculaire d’émigration bretonne se stabilise, avant le retour progressif et durable des Bretons de Paris. Parmi eux, une génération de tycoons industriels prend son envol, qui, en moins d’un demi-siècle, s’installe en tête du capitalisme et des très grandes fortunes françaises. Quand l’Est et le Nord du pays s’enfoncent dans la crise des années 1970, la Bretagne savoure sa revanche, les humiliations passées ayant été le meilleur moteur de la revanche et de la reconquête de l’honneur perdu.

La Bretagne devient la première région agricole française, et le premier producteur de viandes du continent. L’argent de la PAC coule à flots, masquant les faiblesses d’une économie de rente. La transformation de la société est très rapide : industrialisation, urbanisation, scolarisation (en tête des résultats nationaux) et sécularisation. Le régionalisme endémique trouve l’oreille de la deuxième gauche, qui prend ses distances avec la nation et le jacobinisme. En trente ans, la Bretagne devient le troisième bastion du socialisme municipal et régional, après le Nord Pas-de-Calais et l’Aquitaine-Limousin. L’abandon de Plogoff par F. Mitterrand en 1981 a scellé les retrouvailles entre cette vieille région dissidente et les socialistes républicains de gouvernement. Le Front national de J.-M. Le Pen n’y fit jamais recette.

Mais bien que les intérêts de la Bretagne et de la République laïque aient fini par converger, plusieurs foyers de tension potentielle renaissent. Le puissant mouvement d’homogénéisation et de nivellement culturel opéré par les médias audiovisuels nationaux butte sur la résistance bretonne. Depuis les années soixante-dix, un fort revival identitaire breton est à l’œuvre. Marginalement linguistique, il est centré sur la musique, les danses, des marqueurs de l’identité (notamment artistique), et trouve un écho international dans le monde celtique. Le festival interceltique de Lorient est devenu la principale manifestation culturelle française. Les collectivités locales financent ces activités laïques jugées inoffensives. Mais quand le régionalisme réclame la réunification de la Bretagne, les élus locaux prennent peur pour leur rente politico-administrative.

Dans les campagnes bretonnes, parmi les plus peuplées et les plus actives de France (avec le Nord, l’Alsace ou la basse Provence), un communautarisme populaire d’ancienne tradition se perpétue, enraciné dans des classes d’ouvriers, de paysans et d’artisans, liquidées en tant que telles dans la plupart des autres régions. Cette société a pris ses distances avec un catholicisme institutionnel affaibli, mais le fond culturel reste profondément marqué par ses héritages : en 1984 lors de la querelle scolaire, comme en 2012-2013 lors de la querelle du mariage, la Bretagne est l’un des pôles de la résistance aux gouvernements socialistes. Mais un autre vecteur de mobilisation contre l’Etat jacobin naît sur le terrain des luttes écologiques. De ce point de vue, il est très étonnant que le Parti socialiste, qui avait décidé d’en finir avec Plogoff, persiste et signe à Notre-Dame des Landes. Car l’abcès de fixation est fécond : jeunes anarchistes franco-européens, écologistes et libertaires bretons, défenseurs du patrimoine et de l’identité rurale, paysannerie régionale hostile à l’Etat planificateur…

Aussi, lorsque la crise économique s’amplifie, et que tout le modèle économique breton est mis en péril, le souffle de la révolte renoue avec les vieilles traditions anti-étatiques et les anciennes humiliations. Après la pêche et l’agriculture, le tourisme et l’agroalimentaire sont entrés en récession, tandis que l’Etat et l’industrie poursuivent de concert leurs restructurations (automobile, électronique, chantiers navals…). Or la Bretagne reste très peuplée, d’autant que des centaines de milliers de Bretons de Paris ou leurs descendants sont revenus au pays, sans solution de retour. Or dans ces populations, la coupure avec l’héritage chrétien-démocrate a fait disparaître le tabou du vote Front national.

Mais un autre facteur annonce de brutales mutations électorales. Depuis les années 2000, la Bretagne, qui était jusqu’alors la région la moins concernée de France par l’immigration internationale, est en passe de rattraper son retard. Sous l’influence des élus locaux des grandes villes, soucieux d’étendre le multiculturalisme, et de la politique du Ministère de l’Intérieur, qui répartit la charge migratoire annuelle dans les départements de faible immigration, les grandes villes bretonnes (Nantes, Rennes, Brest, Saint-Brieuc…) sont désormais dotées de solides communautés migrantes maghrébines, afro-antillaises et est-européennes. Au moment où une partie de la population des bourgs, faute d’emplois, tente de refluer vers des capitales régionales en crise, la concurrence s’exacerbe pour le logement, les aides et l’emploi. La situation pourrait allègrement faire basculer politiquement la région, et gonfler un vote Front national jusqu’alors très faible, ainsi que le pointe le géographe Christophe Guilluy,  voire un régionalisme identitaire attisé par d'autres forces (en février 2013, un sondage pour Bretons Magazines vite enlevé des kiosques indiquait que 18% des sondés Bretons se prononçaient pour l'indépendance…).

Chômage, crise agricole, industrielle et culturelle, résistance fiscale et écologique, incompréhension de l’Etat jacobin, déchristianisation, la lutte des Bonnets rouges est sans conteste un signal périlleux pour les autorités nationales et locales en place.

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