Bouger des objets par la force de l’esprit (et l’intervention d’un robot) : les promesses des neurosciences pour les handicapés<!-- --> | Atlantico.fr
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Les prothèses robotiques sont en préparation
Les prothèses robotiques sont en préparation
©Reuters

Iron Man

Victimes d'AVC, malades atteints de tétraplégie ou de quadraplégie : certaines personnes lourdement handicapées sont atteintes du "syndrome d'enfermement", elles ne peuvent plus bouger, ni même communiquer. Pourtant, leur cerveau fonctionne. Grâce aux progrès des neurosciences, celui-ci pourra bientôt leur permettre d'utiliser des prothèses très sophistiquées ... par la simple pensée.

Jérémie Mattout

Jérémie Mattout

Jérémie Mattout est chercheur à l'INSERM, au Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon (CRNL), dans le domaine des interfaces cerveau-machine.

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Atlantico : Récemment, des scientifiques américains appartenant à BrainGate, un projet qui unit des hôpitaux et des grandes universités telles que Brown ou Standford, ont publié une vidéo où on voit une femme tétraplégique qui se sert d'un bras robotique activé par sa simple pensée. On dirait de la science-fiction, comment cela fonctionne-t-il ?

Jérémie Mattout : C’est une expérience bien réelle, et non plus de la science-fiction. Il s’agit d’une interface cerveau-machine, celle-ci fonctionne grâce à l’implantation d’électrodes dans certaines régions du cerveau, en particulier celles qui sont liées à l’exécution de mouvements. Ces implants sont faits de plusieurs microélectrodes, chacune  permettant de mesurer l’activité d’une ou de quelques cellules neuronales dont le signal sera enregistré en temps réel, et traduit en commande, en l’occurrence ici pour actionner un bras robotisé. La femme dont vous parlez a une maladie qui fait qu’elle ne peut plus bouger les bras, mais son cerveau est intact. Après l’implantation, ses neurones ont dû apprendre à utiliser cette neuro-prothèse. Il lui a fallu, je crois, douze ou treize semaines pour arriver à la dompter. L’interface peut maintenant extraire de ses neurones, au cours du temps, les paramètres des mouvements que doit exécuter le bras robotisé.

La question que l’on peut se poser, quand on n’est pas neuroscientifique, est comment une machine peut-elle parvenir à comprendre une pensée humaine ?

Une pensée, ou toute activité mentale qui peut être à l’origine, par exemple, d’une commande motrice, a un substrat biologique : l’activation de neurones, de populations de neurones, et même, le plus souvent, de plusieurs populations de neurones dans plusieurs régions du cerveau. Les interfaces cerveau-machine vont mettre en pratique ce que nous essayons de réaliser en recherche fondamentale, c’est-à-dire comprendre ce que les neurones traitent comme information et comment ils fonctionnent. Dans toutes les interfaces cerveau-machine qui sont dédiées à palier un handicap moteur, on s’intéressera aux régions motrices dans le cerveau, et on essayera par exemple de comprendre comment les neurones encodent l’exécution d’un mouvement. Tout cela s’appuie sur des recherches qui remontent très loin, mais qui ont surtout été entreprises chez l’animal, pour faire le lien entre activité neuronale et mouvements. Chez le singe notamment, on peut observer l’activité des neurones en même temps qu’un véritable mouvement est exécuté naturellement. On a transposé cela dans l’interface cerveau-machine avec des ajustements qui sont nécessaires, car  les bras robotisés ne sont pas exactement comme les bras naturels et la connexion avec le cerveau n’est pas aussi riche non plus. Notamment, ces interfaces n’incorporent pas encore de retour sensoriel comme un sens proprioceptif, cette propriété qui permet aux personnes valides de savoir où sont leurs bras, même les yeux fermés.

Il est aussi important de rappeler que ces interfaces ne décodent pas les pensées mais plutôt des ordres simples, nécessitant un effort volontaire des patients.

Pourrait-on, alors, dire que c’est comme si nous avions des nerfs entre le cerveau et une machine ?

Non. A l’heure actuelle, c’est un simple ordinateur qui est entre le cerveau et la machine. Cet ordinateur va réunir les signaux, les épurer et en extraire l’information qu’il a appris à reconnaitre comme pertinente et qu’il pourra traduire en commandes pour la prothèse. Notez encore une fois que l’information ne circule que dans un seul sens, du cerveau vers la machine. Rares encore sont les interfaces qui essayent aussi de renvoyer un signal vers le cerveau, et que celui-ci pourrait interpréter comme une information sensorielle. Maintenant l’objectif est bien celui de remplacer les nerfs et les muscles. A ce titre, il existe d’autres stratégies comme celle des stimulations électriques fonctionnelles, qui essaient de recréer ce lien et de se rapprocher de ce qui est fait naturellement, en tentant de rétablir la connexion perdue entre le système nerveux central, le cerveau, et de véritables nerfs et de véritables muscles.

Ce type d’applications est souvent utilisé pour les personnes dont les membres ne répondent plus, ou qui les ont perdus, comment alors est-il possible de les activer ? Comment peut-on, susciter, chez eux, la pensée de le faire ?

Dans le cas de cette femme et de son bras robotisé, on s’appuie sur ce qu’on appelle la "plasticité cérébrale", cette propriété d’adaptation des neurones et des réseaux de neurones qui sous-tend nos apprentissages. Toutefois ce phénomène plastique est à double sens et le fait de perdre son bras ou l’usage de son bras peut conduire à une réorganisation des neurones telle que produire voire simplement imaginer une action du bras devient de plus en plus difficile. Cela suggère que dans l’avenir, si ces systèmes se développent, il faudra peut-être implanter rapidement ces patients pour éviter qu’ils ne perdent cette faculté et qu’ils puissent apprendre à utiliser de telles interfaces le plus facilement et le plus rapidement possible. Ceci étant dit, une femme handicapée, implantée par BrainGate plusieurs années après la survenue de son handicap s’est montrée capable de commander un brat robotisé "par la pensée" et a réussi à boire seule à l’aide de cette neuroprothèse. C’est un résultat très encourageant pour l’avenir de ces interfaces

Dans la vidéo de Brain Gate, le bras articulé est énorme et nécessite la présence d'un scientifique. Sera-t-il un jour possible de voir apparaître des objets de cette nature dans la vie quotidienne des handicapés ? Aujourd'hui la recherche progresse-t-elle rapidement?

C’est évidemment un gros enjeu et je pense qu’on y arrivera, mais il y a plusieurs obstacles à cela. L’un des premiers est la biocompatibilité des systèmes d’enregistrement : il faut pouvoir laisser, en toute sécurité, ces électrodes dans le cerveau du patient pour qu’il puisse vivre avec au long terme. Cela pose des questions en termes de sécurité, mais aussi de robustesse car il faut que les systèmes puissent demeurer et fonctionner dans le cerveau pendant plusieurs années. Il faut également que ces systèmes soient le plus miniaturisés et pratiques possibles. Des questions éthiques accompagnent aussi ces développements, qu’il faudra soulever, expliquer et aborder suffisamment tôt au sein de la société. Pensez par exemple à la question de la responsabilité dans le cas où un accident serait provoqué par une personne utilisant une telle interface. Enfin viendront d’autres questions comme celle du coût, il ne faut pas que ces interfaces soient trop chères pour que toutes les personnes handicapées à qui elles pourraient profiter puissent en bénéficier. Toutes ces questions se poseront de plus en plus ou se posent déjà, mais je ne vois pas d’obstacle majeur au progrès de ces interfaces.

Au-delà des appareils à interface cerveau-machine, quelles sont les autres découvertes dans le domaine des neurosciences qui pourraient faciliter la vie des handicapés ?

Dans le domaine des interfaces cerveau-machine, nous venons de parler de systèmes qui ne vont évidemment pas guérir les patients. Il y a plusieurs pathologies qui peuvent amener les patients à être très sévèrement paralysés et les machines pourront partiellement palier ce handicap, mais elles ne peuvent guérir et sont encore très loin de pouvoir faire disparaitre complètement le handicap. Elles peuvent toutefois adresser plusieurs handicaps comme aider les patients à communiquer, car au-delà du mouvement certains patients peuvent être privés de langage. Là encore, il faut aller directement chercher un signal cérébral permettant d’établir une forme de communication.

Avec les mêmes objectifs, il existe par ailleurs tout un pan de recherches qui concernent les interfaces cerveau-machines non-invasives, c’est-à-dire celles qui ne nécessitent pas d’implants. Elles utilisent typiquement des techniques classiques d’électro-encéphalographie : elles ne permettent pas encore la même finesse de contrôle que les méthodes invasives utilisant des implants, car elles mesurent des signaux qui sont moins précis. Les capteurs sont plus loin des neurones et les signaux proviennent de l’ensemble du cortex sans qu’il soit aisé de distinguer ceux qui proviennent des régions d’intérêt. En revanche, elles présentent l’avantage d’être très sécurisées ; il n’y a pas besoin de recourir à la chirurgie. Beaucoup de recherches sont menées dans ce domaine pour voir si ces systèmes pourraient être mis en place et apporter une assistance substantielle aux handicapés : les aider à communiquer, se déplacer en chaise roulante... Il s’agit pour l’instant de commandes simples comme "aller tout droit", "aller à gauche ou à droite". Pour communiquer, cela peut aller jusqu’à piloter une interface pour épeler des lettres, envoyer un mail, contrôler une interface multimedia… Cela s’adresse avant tout à des personnes très lourdement handicapées, qui souffrent du "syndrome d’enfermement" et ne peuvent exploiter aucune activité motrice résiduelle. Cet état est le plus souvent consécutif à un AVC au niveau du tronc cérébral, et les patients se retrouvent dans l’incapacité de bouger voire de communiquer alors que leur cerveau est intact. L’idée générale est d’interpréter l’activité cérébrale en l’absence de comportement physique interprétable. Ce principe pourrait peut-être s’appliquer à certaines personnes dans le coma ou dans un état dit végétatif. Chez ces personnes, nous aimerions pouvoir déceler une activité cérébrale de perception consciente et éventuellement établir un mode de communication.

Aujourd'hui quels sont les pays leaders dans ce domaine de la recherche ? Qu'en est-il de la France ?

Historiquement il y a une dichotomie. Aux Etats-Unis, on a surtout privilégié les méthodes invasives, deux ou trois grands groupes mènent les recherches.

En Europe, nous exploitons beaucoup plus les approches non invasives, avec des expériences qui peuvent être menées chez des volontaires sains. Il y a de grands laboratoires pionniers dans le domaine, par exemple à Graz (Autriche) où un laboratoire a mis au point les premiers protocoles d’imagerie motrice mentale, cette capacité à imaginer un mouvement et qui produit une activité cérébrale très similaire à celle produite lors de la véritable exécution du mouvement. L’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne travaille aussi à l’utilisation de ces approches non-invasives pour par exemple commander un fauteuil roulant ou encore des prothèses.

En France, et notamment depuis le projet OpenVibe débuté il y a  presque dix ans et développé par l’INRIA, l’INSERM et d’autres laboratoires, le domaine des interfaces cerveau-machine se développe beaucoup. Nos laboratoires travaillent à des applications pour les patients handicapés, les patients dans le coma, ou encore des applications de type neuro-feedback. Pour cette dernière, l’objectif est encore différent, il s’agit de permettre à un sujet ou patient d’apprendre à réguler son activité cérébrale, grâce à un retour sensoriel lui permettant de prendre conscience de ses signaux neuronaux en temps réel. Ces systèmes sont déjà utilisés, notamment pour essayer de traiter les troubles de l’attention chez l’enfant et l’adolescent. Comme les autres types d’interface, cette technique demande toutefois à être encore perfectionnée et évaluée rigoureusement. Ainsi, le domaine d’application des interfaces cerveau-machine est potentiellement très large et pourrait dans l’avenir couvrir de nombreuses pathologies neurologiques et psychiatriques. Enfin c’est en France qu’a vu le jour le centre Clinatec, à Grenoble, avec pour objectif d’implanter des patients tétraplégiques pour qu’ils puissent commander des exosquelettes et ainsi se déplacer et agir de manière autonome. On y trouve des équipes cliniques ainsi que des ingénieurs et chercheurs qui travaillent sur la robotique, les implants et les méthodes mathématiques nécessaires au développement d’interfaces cerveau-machine. Cette jeune communauté française a atteint aujourd’hui une certaine masse critique. Elle s’organise essentiellement autour d’équipes de recherches publiques, de l’INSERM, de l’INRIA et du CEA mais suscite également de plus en plus l’intérêt de la part du monde de l’entreprise. Ce domaine prometteur est déjà créateur d’emplois.

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