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Boris Johnson, la suspension du parlement britannique et la crise des démocraties occidentales
©DANIEL LEAL-OLIVAS / AFP

Arrimé à l'Europe

Le Premier ministre britannique est-il vraiment plus dangereux pour la démocratie que l'impuissance politique qui l'asphyxie ?

Philippe Moreau Defarges

Philippe Moreau Defarges

Philippe Moreau Defarges est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris. Spécialiste des questions internationales et de géopolitique, il est l'auteur de très nombreux livres dont Introduction à la géopolitique (Points, 2009) ou 25 Questions décisives : la guerre et la paix (Armand Colin, 2009).

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Boris Johnson a annoncé hier la suspension du Parlement britannique de la deuxième semaine de septembre jusqu’au 14 octobre, soit deux semaines avant la date fixée par l’Union Européenne pour le Brexit définitif, avec ou sans accord. Certains commentateurs parlent déjà d’un déni de démocratie. Qu’en est-il réellement ? Est-elle légale tout d’abord ? Et est-elle réellement anti-démocratique dans un second temps ?

Edouard Husson : Nous connaissons très mal les institutions britanniques. C’est pourquoi il est assez cocasse d’entendre personnalités politiques, intellectuels, journalistes du continent européen crier au coup d’Etat ! Dans son ouvrage « The Law of the Constitution », publié en 1885, qui fait encore référence, A.V. Dicey écrit: « Conformément à la Constitution, le Parlement peut être privé de son pouvoir, s’il y a une juste raison de supposer que l’opinion du Parlement n’est pas l’opinion des électeurs ». L’historien Robert Tombs a proposé une synthèse magistrale il y a quelques jours dans le « Times » du 22 août. Il explique que la souveraineté absolue du Parlement est un mythe remontant à l’Histoire de l’Angleterre de Thomas Macaulay, lui même député Whig, qui a voulu donner un parfum de permanence à la domination des Libéraux, des Whigs, à son époque. Il a résumé l’histoire de l’Angleterre à un affrontement entre la Couronne et le Parlement. Or, explique Tombs, l’origine des libertés anglaises est loin de se résumer à cette question. Et même, ce n’est pas le Parlement qui a posé la plupart des fondations de l’état de droit: c’est l’Eglise, qui a mis fin aux « jugements de Dieu » pour leur substituer les tribunaux. Ce sont les juges qui ont appliqué la notion selon laquelle « on ne peut être jugé que par ses pairs » à l’ensemble des classes sociales. C’est le système judiciaire, toujours, qui a inventé l’habeas corpus. A l’inverse, Robert Tombs souligne que la pire période de l’histoire britannique, celle de la dictature de Cromwell, fut celle où la souveraineté du Parlement était absolue. Je ne pense pas que John Bercow ait l’étoffe d’un Oliver Cromwell, même si tous les deux ont occupé le poste de Speaker de la Chambre des Communes, mais en revanche il est bien clair que les parlementaires Remainers acharnés: 1. Renient leur propre vote de l’article 50. 2. Renient leur engagement de campagne de 2017 quand ils sont conservateurs ou travaillistes. 3. Qu’ils sont les complices d’une Union Européenne qui, depuis le départ, veut inverser le vote du peuple britannique, comme il l’a fait pour la Grèce, l’Irlande, le Danemark, la France. En admettant même que le Parlement se comporte de manière raisonnable, il ne détient pas à lui seul la souveraineté britannique: le pouvoir exécutif tire sa légitimité de la Couronne autant que du Parlement et il est responsable devant le peuple. Sur la question de la légalité, le Premier Ministre propose au souverain la fin de la session parlementaire et celui-ci en décide. La Reine a donné suite à la demande de Boris Johnson. Ce qui est exceptionnel, ce n’est pas que soit mis fin à la session parlementaire: c’est que, d’une part, du fait du Brexit, il n’y ait pas eu de changement de session depuis les dernières élections générales; que, d’autre part, l’interruption ait été portée à 5 semaines. Boris Johnson veut être en mesure de tenir sa promesse de respecter, deal ou no deal, la date du 31 octobre. 

Philippe Moreau Defarges : Il faut rappeler que Boris Johnson est un admirateur de Winston Churchill : il a même écrit un livre sur lui. Qui plus est, Churchill est devenu Premier ministre dans des conditions très difficiles en 1940 et a gouverné le Royaume-Uni pendant cinq ans. Jamais Winston Churchill n'a délibéré en dehors de son cabinet : il y avait les délibérations du cabinet, c'est-à-dire du gouvernement britannique, et puis celles du Parlement.

Il reste encore une inconnue, à savoir que le Royaume-Uni n'a pas de constitution écrite. Ce qu'on appelle constitution en France, aux Etats-Unis ou ailleurs n'existe pas au Royaume-Uni : la constitution est un ensemble de pratiques, de traditions historiques qui évidemment sont beaucoup moins fixées que si elles étaient inscrites dans un texte. Donc Boris Johnson peut jouer là-dessus. Dans tous les cas, il joue avec le feu dans cette affaire : il va probablement entrer en conflit avec les membres de son propre parti qui ne vont pas accepter cette démarche. Boris Johnson a été désigné Premier ministre dans des conditions difficiles avec une participation très faible, même de la part des militants du parti conservateur. Probablement qu'il y aura une cassure du parti conservateur.

On a le sentiment que Boris Johnson est dans une situation de guerre civile, bien qu'elle soit froide et non chaude. Il veut véritablement un affrontement avec son propre camp parce que beaucoup de membres de ce dernier n'accepteront pas sa démarche. L'affrontement ne commence pas mais ne fait que continuer. Boris Johnson risque donc de se trouver dans une situation très difficile parce que certains membres de son parti vont sans doute le mettre en branle en faisant jouer des mécanismes judiciaires auprès de la chambre des Lords qui pourraient mettre en cause Boris Johnson, à la limite pour haute trahison.

En France, l’article 49.3 de la Constitution permet au chef de l’exécutif de « forcer » sa majorité à s’unir sur des questions majeures. Cette initiative n’entre-elle pas dans le même type de démarche ? Pour que le Brexit se fasse, ne fallait-il pas engager une action de ce genre ?

Edouard Husson : Vous pouvez dire tout ce que vous voulez sur l’horizontalité des réseaux et la fin des hiérarchies à l’ère numérique, cela ne dispense pas une organisation d’avoir un leader. Le leadership peut évoluer avec le temps mais il est consubstantiel aux organisations humaines, tout autant que la délibération. Il est donc normal que nos démocraties aient des dispositifs qui permettent à un chef de trancher pour mettre terme à une délibération risquant de s’éterniser. C’est une question de survie pour la communauté. Il n’y a pas besoin d’invoquer Carl Schmitt - un penseur très surestimé - pour comprendre qu’il y a un moment où un peuple doit répondre par oui ou par non. Cela ne se pose pas seulement en temps de guerre. Le Brexit est une volonté de sécession pacifique - exactement comme la séparation de la République tchèque et de la Slovaquie au début des années 1990. Il n’empêche qu’à la différence de ces deux nations qui sortaient du communisme et savaient ce que liberté veut dire, les gouvernements de l’UE et une partie de la classe dirigeante britannique essaie d’empêcher le respect du vote populaire. Revenons à ce que nous dit Robert Tombs: il n’y a pas de souveraineté britannique sans le peuple ni sans la Couronne. Le Parlement a pour mission de voter les lois. Il ne peut pas se confondre avec le pouvoir exécutif ni aller contre la volonté du peuple. 

Philippe Moreau Defarges : Le 49.3 est un article de la Constitution française. Il est donc normal que le Premier ministre et le gouvernement utilisent cet article : cela est prévu par la Constitution. Or la Constitution est complexe, mi-présidentielle mi-parlementaire et donne des pouvoirs très fort à l'exécutif. Ce n'est pas le cas du Royaume-Uni. Il n'y a pas de 49.3 au Royaume-Uni parce qu'il n'y a pas de Constitution au sens français du terme, c'est-à-dire écrite. Il y a un ensemble de pratiques non-écrites auxquelles les élus se conforment. Boris Johnson est en train de remettre en cause brutalement certaines traditions. Le cas britannique est tout à fait particulier du fait de l'absence de constitution écrite.

Les ennemis de Boris Johnson, ceux qui rejettent sa démarche, vont chercher des moyens de contrer sa décision. Dans l'arsenal juridique britannique, il y a une instance qui peut jouer un rôle de tribunal constitutionnel : la chambre des Lords. Il est probable que dès maintenant, un certain nombre aussi bien de Travaillistes, des Libéraux que de Conservateurs travaillent déjà à contrer cette démarche de Boris Johnson. Ce dernier a provoqué une crise constitutionnelle grave et le feuilleton ne fait que commencer. Il n'est pas du tout sûr que Boris Johnson en sorte gagnant : cela peut très bien finir par une démission de Boris Johnson.

Dans d’autres pays d’Europe, le parlementarisme pourrait faire des ravages. En Italie, une alliance contre-nature entre le PD et le M5S s’est mise en place pour gouverner. Pourquoi l'Europe vit-elle une crise démocratique (Espagne, Italie, Royaume-Uni) marquée par cet immobilisme des exécutifs ?

Edouard Husson : Nous sommes face à une question très complexe. De fait, dans l’Italie d’aujourd’hui Salvini a perdu son pari de provoquer de nouvelles élections et une coalition parlementaire contre nature se met en place pour empêcher ces nouvelles élections qui verraient la victoire de la Ligue. Je me demande même si l’objectif caché n’est pas de tenir jusqu’en novembre avant de proposer à Mario Draghi, quittant la BCE, de devenir premier ministre. Que cette hypothèse se réalise ou pas, on voit bien dans le cas du parlement britannique comme du parlement italien la logique perverse consistant à faire de l’assemblée nationale l’alliée d’une dépossession des pouvoirs exécutifs nationaux par des organisations supranationales. Cela nous incite à reprendre les célèbres distinctions de la philosophie politique antique et médiévales entre « bon » et « mauvais gouvernement ». Actualisons-les: appelons populisme le mauvais gouvernement du peuple et démocratie le bon gouvernement du peuple. Pourquoi croyez-vous que Johnson ou Salvini soient populaires? Parce qu’ils donnent une voix à un peuple qui ne se sentait plus écouté ! Ce n’est pas du populisme. Le mauvais gouvernement des élites s’appelle oligarchie et sa forme positive s’appelle aristocratie, selon la philosophie classique. Remarquons bien que la crise de nos démocraties vient de l’alliance de toutes les « oligarchies » nationales au sein d’organisations ou de structures supranationales. A partir du moment où le Parlement devient simplement le porte-voix de la partie la plus riche de la population et de ses intérêts transnationaux, il contribue à la crise des institutions. Reste la part de pouvoir d’un seul: bonne (monarchie) ou mauvaise (tyrannie)? Platon ou Cicéron soulignent que la plupart des constitutions sont mixtes, avec une part laissée au pouvoir d’un seul, au pouvoir de quelques-uns et à celui du peuple. Dans nos pays, le pouvoir de l’exécutif est toujours limité, soit par l’élection, soit par l’encadrement très strict des institutions. Mais la question se pose toujours de savoir si les pouvoirs exécutifs sont de simples émanations d’intérêts supranationaux ou s’ils défendent d’abord l’intérêt national. C’est ce qui structure le débat entre Trump et le Congrès américain; entre Johnson et le Parlement britannique; entre Salvini et le duo Matarella/Conte. 

Philippe Moreau Defarges : Il faut se pencher sur les pays cas par cas. Le cas de l'Italie est tout à fait différent de celui du Royaume-Uni. En Italie, le président de la République a un réel pouvoir et on voit bien qu'il est en train de jouer un jeu subtil et complexe pour neutraliser la sphère politique. Ce dernier peut avoir les moyens d'empêcher qu'il y ait des élections en Italie. Le problème au Royaume-Uni, c'est que seule la Reine pourrait jouer ce rôle. Or elle a des règles strictes et ne doit pas intervenir dans la vie politique de son pays et assiste donc totalement impuissante à ce qui est en train de se passer.

Le Royaume-Uni n'a pas inventé la démocratie, il a inventé le parlementarisme. Il est la mère des Parlements. Et Boris Johnson est en train de mettre à mal cette tradition parlementaire. Nous avons à faire à une crise proprement britannique, due au comportement du premier ministre. Dans le cas de l'Italie ou de l'Allemagne, il faut toujours regarder le contexte constitutionnel et c'est vrai que, de ce point de vue-là, les pays européens ont des traditions très différentes.

Propos recueillis par Augustin Doutreluingne et Augustin Talbourdel.

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