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Bernard Pivot à Stockholm : "la grande leçon de littérature de Modiano"
©Reuters

De bon ton

Patrick Modiano a prononcé dimanche 7 décembre à Stockholm en Suède un magnifique discours pour la réception de son prix Nobel de littérature.

Annick Geille

Annick Geille

Annick GEILLE est écrivain, critique littéraire et journaliste. Auteure de onze romans, dont "Un amour de Sagan" -publié jusqu’en Chine- autofiction qui relate  sa vie entre Françoise Sagan et  Bernard Frank, elle publia un essai sur  les métamorphoses des hommes après  le féminisme : « Le Nouvel Homme » (Lattès). Sélectionnée Goncourt et distinguée par le prix du Premier Roman pour « Portrait d’un amour coupable » (Grasset), elle obtint ensuite le "Prix Alfred Née" de l'Académie française pour « Une femme amoureuse » (Grasset/Le Livre de Poche).

Elle fonda et dirigea  vingt années durant divers hebdomadaires et mensuels pour le groupe « Hachette- Filipacchi- Media » - tels le mensuel Playboy-France, l’hebdomadaire Pariscope  et «  F Magazine, »- mensuel féministe racheté au groupe Servan-Schreiber, qu’Annick Geille reformula et dirigea cinq ans, aux côtés  de Robert Doisneau, qui réalisait toutes les photos. Après avoir travaillé trois ans au Figaro- Littéraire aux côtés d’Angelo Rinaldi, de l’Académie Française, elle dirigea "La Sélection des meilleurs livres de la période" pour le « Magazine des Livres », qui devint  Le Salon Littéraire en ligne-, tout en rédigeant chaque mois une critique littéraire pour le mensuel -papier "Service Littéraire".

Annick Geille  remet  depuis quelques années à Atlantico -premier quotidien en ligne de France-une chronique vouée à  la littérature et à ceux qui la font : «  Litterati ».

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En quoi le Nobel de littérature 2014 fut exceptionnel ? Par la conjonction historique de deux libertés, qui, ensemble, ont fait sensation. Celle de l’académie d’abord, qui a choisi de consacrer un grand romancier, sans qu’aucune arrière-pensée d’aucune sorte ne vienne troubler son jugement. Ainsi, elle a fait preuve de sa très grande maîtrise et de la sûreté de ses goûts. Elle a aussi affirmé sa jeunesse, bien qu’elle soit centenaire. En consacrant Modiano, elle a choisi  la littérature, et rien que la littérature. Un choix qui l’honore. Quant au lauréat, il a stupéfié l’assistance très choisie du "Discours de Suède" en proférant, la gorge un peu serrée, certes qui ne l’aurait eue à sa place, un discours magistral, morceau d’anthologie qui passera à la postérité, et dans lequel une fois encore la littérature et seulement la littérature était à l’honneur. A une époque troublée, inquiète, pressée, stressée, amnésique à force de zapper, une époque superficielle, très atteinte en somme, où règnent l’image et un temps "saccadé", répondent la liberté tranquille et sereine  de l’académie suédoise et la prose du lauréat. Un lauréat qui ne sort pas, ne parle pas, ne tient pas à se faire remarquer.  Un écrivain, quoi. Quelqu’un qui fuit les salons, les courbettes ; que l’on ne voit jamais là où il faut être vu. Un lauréat qui n’a jamais levé le petit doigt pour asseoir sa notoriété. Ni cour ni fans, ni école, ni disciples : rien. Seulement deux heures de travail par jour et tout autour, les rêveries, qui sont autant d’heures supplémentaires. Une solitude inspirée, à l ‘écart de tout, comme les sangliers, sauvageries rares, superbes et menacées, tels que peints par Pascal Quignard.

A un moment d’inquiétude de l’humanité, alors que sombrent les idéologies et que rien n’est sûr, sinon le pire, répondent l’intelligence et le courage du lauréat et de l’académie Nobel. Une leçon à méditer.

A Stockholm, les 18 académiciens du Nobel décernent chaque année depuis cent ans leurs prestigieuses récompenses, comme l’avait souhaité par testament Alfred Nobel, père fondateur de l’académie. Alors que règnent la vitesse et le changement, le prestige du Nobel, non seulement ne faiblit pas, mais voit son aura augmenter. Dans la catégorie "littérature", la France est en quelque sorte championne du monde, remarque Bernard Pivot (voir l’interview), notant au passage que certains pays ainsi que leurs auteurs attendent toujours leur premier Nobel. Après Gide (1947), Mauriac (1952) Camus (1957) , Sartre (1964), le Clézio (2008), Patrick Modiano se trouve à Stockholm en tant que lauréat du Prix Nobel de Littérature 2014. La nouvelle de ce Nobel - annoncée en octobre au Musée du Nobel dans  la capitale suédoise - a pris de cours Patrick Modiano. Il figurait pourtant parmi les cinq favoris retenus parmi des centaines d’auteurs internationaux sélectionnés par les  académiciens du Nobel, mais ne croyait pas un instant à sa nomination. Lors d’une conférence de presse qui s’est tenue le 6 décembre au Musée Nobel de Stockholm, dans la salle où sont proclamés chaque année par le Comité Nobel les noms des lauréats dans chaque discipline, Patrick Modiano a répondu aux questions des journalistes. Il s’est expliqué sur ce que  représente pour lui ce Nobel, ainsi que sur la manière dont il considère son métier d’écrivain. A cette occasion, lui qui est tellement pudique, silencieux et secret, a bien voulu préciser ce que sont pour lui des notions aussi essentielles que le passé, l’ère "saccadée" du "zapping" contemporain, l’écriture, l’enfance, la mémoire, le livre en cours ou celui que l’on vient de terminer. Il a aussi évoqué pour la première fois la vie et le caractère de son père. Un personnage de roman. Les rôles étaient inversés. On sentait l’affection du créateur pour son personnage. Fascinant.

Faisant preuve pour ce qui est de la forme d’une aisance verbale et d’un calme surprenants, Patrick Modiano a su passionner ses auditeurs. Il a donné le lendemain son très attendu "Discours de Suède" devant un parterre trié sur le volet. A la stupeur générale, car nous connaissons sa réserve, sa pudeur et les difficultés à l’oral de l’écrivain, plus réservé, plus pudique, plus secret encore que la plupart des romanciers, Patrick Modiano fit preuve d’une parfaite maîtrise. Sa voix frémissait parfois, on entendait le crissement des pages qui se tournaient. L’orateur, très pâle, grand, mince, presque autant que sa cravate noire, enchanta son public par sa hauteur de vue et la beauté poignante du texte. Comme il le fait toujours, en somme. Le tout avec une (fausse) simplicité. Un côté bon enfant. Comme s’il était facile d’écrire ainsi. Comme si c’était simple de recevoir le Nobel quand on est tel le sanglier. Quarante minutes de bonheur. Un joyau que vous avez pu découvrir en totalité - ou partiellement - dans la presse en ligne ou sur papier. Seuls ceux qui le connaissent bien, ou qui appartiennent à la confrérie des romanciers, peuvent mesurer ce que devaient lui coûter ces lumières, ces projecteurs, ces micros, ce calme apparent, mais le verbe de Modiano fut si puissant que la salle croula sous les applaudissements. Debout, les yeux embués de larmes, les auditeurs se dressèrent tous en même temps pour saluer l’orateur, après quelques secondes de silence, à la fin du discours, applaudissant à tout rompre celui qui devait être aussi stupéfait qu’eux. Il fallut deux ans à Camus pour se remettre de ce tourbillon. De ces flashes. Des caméras et projecteurs.

Comment l’artiste peut-il parler de son art, surtout s’il est écrivain, donc, par définition "meilleur à l’écrit qu’à l’oral", comme le fit remarquer Bernard Frank sur le plateau "d’Apostrophes"? Ou trouver la force de formuler ce qui appartient aux mystères de la création ? Comment exprimer clairement, pour un public, certes bienveillant et admiratif, mais parfois assez loin de la littérature, quelques secrets de fabrication ? Ou puiser la force de faire passer des vérités intérieures ?  Comment traduire ses rêveries ? A quel moment débusquer, avec une modestie jamais prise en défaut, des pans entiers de soi-même, sans se blesser en les livrant ?

Uu imaginaire aussi puissant peut-il réussir son auto-portrait ? Se photographier ? Le selfie du génie ?

Gageure parfaitement réussie par Patrick Modiano. Mine de rien, son discours nous fit passer dans toutes les salles de son musée. Il nous tendit le fil rouge de son inspiration. Nous comprîmes soudain ce que nos pressentions. L’enfance, la tistesse des joues froides, jamais embrassées du gamin oublié. Les souvenirs retrouvés,  l’écriture qui sauve, l’énigme  des destinées, "ces mots à moitié effacés tels ces icebergs perdus qui dérivent à la surface des océans". Le maître du jeu, c’est le romancier des romanciers. Quelque chose nous dit qu’il est animé d’une force à la mesure de son oeuvre. Il continuera ses promenades rêveuses au Luxembourg, ou ailleurs, dans ce Paris modianesque devenu le nôtre grâce à lui.

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