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Baron Noir, le House of Cards frenchy de Canal+ : comment la chaîne à péage espère résister à Netflix en françisant la politique fiction
©Canal plus

Même pas peur

Composé de 8 épisodes, Baron Noir diffusée sur Canal+ montre la volonté de la chaîne cryptée de concurrencer Netflix par la production de séries françaises politico-fictionnelles. Un combat entre deux géants qui met en avant le désir des téléspectateurs pour l'épopée.

Clément  Bosqué

Clément Bosqué

Clément Bosqué est Agrégé d'anglais, formé à l'Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique et diplômé du Conservatoire National des Arts et Métiers. Il dirige un établissement départemental de l'aide sociale à l'enfance. Il est l'auteur de chroniques sur le cinéma, la littérature et la musique ainsi que d'un roman écrit à quatre mains avec Emmanuelle Maffesoli, *Septembre ! Septembre !* (éditions Léo Scheer).

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Atlantico : Avec Baron Noir, série de politique fiction qui nous fait découvrir les coulisses d'une circonscription du Nord, Canal+ cherche-t-elle à contrer la chaîne américaine 100% web Netflix sur ce créneau porteur ?

Clément Bosqué : Je crois que pour comprendre ce qui se joue dans cette bataille de parts de marché, il convient de voir un peu quels mots on emploie pour en parler. Par exemple sur le site Allociné : "épopée politique et judiciaire" ; "un combat épique" entre les personnages incarnés par Kad Merad et Niels Arestrup. Faut-il croire que c’est par hasard qu’on choisit ces termes-là pour commenter la série française la plus attendue du moment ? Rappelons que dans le très ancien Gilgamesh, la déesse génitrice Arourou crée pour le héros "un rival / pour qu’ils luttent sans cesse ensemble"[1] ! Donc, plus qu’un créneau porteur, c’est une vénérable tradition narrative que prolonge la série TV. Les partenariats de Netflix avec Disney, Marvel, Pixar et Lucasfilm, les usines à rêve contemporaines, témoignent d’une véritable efflorescence. Et Canal +, pour soutenir la lutte avec le géant de la vidéo à la demande, ne peut faire difficulté de le reconnaître : le spectateur veut davantage qu’un film d’une heure cinquante, qu’une intriguette vite conclue. Il veut prendre son temps. Ce à quoi nous assistons, c’est au retour de quelque chose que l’on a, comme disait Pierre Mac Orlan, "mal oublié", à savoir l’attrait étourdissant du récit long, du récit mythique. L’épopée nous revient sous forme de séries TV ! La politique-fiction, ses affrontements et ses manœuvres, se prête très bien à cela. Et ce qui est frappant, c’est qu’à un autre niveau, le combat de titans entre Canal et Netflix n’est pas dénué d’une dimension épique.

Plus noire, plus sociale ou juste une pâle copie avec moins de moyen du grand-frère américain ? Qu'est-ce qui différencie fondamentalement la série "made in France" de la série US ?

On fait souvent de la différence entre séries françaises et américaines une question de moyens. Est-ce que vous ne croyez pas que c’est une excuse ? Non, il y a surtout une différence de savoir-faire narratif, qui s’explique à mon avis par une façon différente de traiter le divertissement. Que remarque-t-on ? Les français renchérissent de réalisme glauque : d’où ces armées de flics patibulaires, avocats véreux, politiciens usés et juges ambivalents qui se bousculent dans les séries Canal notamment. Mais si les productions françaises ne sont dépourvues ni d’ambition ni de bons acteurs (un Niels Arestrup, par exemple), on doit regretter qu’elles se prennent tant au sérieux. Malédiction française ! La même chose depuis Zola : un pathos grandiloquent, sombre, qui masque un moralisme puissant. Le divertissement français tient absolument à édifier, à châtier un peu les mœurs. Les américains, eux, n’ont qu’une seule devise : entertain ! Entertainment qui en Europe nous met si mal à l’aise et qu’on ferait mieux de traiter de moins de mépris. Le sémiologue Vincent Colonna (L’art des séries TV) explique comment en France, on n’enseigne pas, et par conséquent, on méconnaît les règles du récit dramatique. Aux Etats-Unis, on sait raconter une histoire. La veine héroïque ne fait pas honte : en tout personnage politique, comme dans À la Maison Blanche, sommeille un cowboy, voire, imaginaire médiéval aidant, un Arthur, un Charlemagne ou un Robin des Bois de vieil estoc. Et surtout, pas de morale qui tienne. Lorsque le personnage de Frank Underwood (House of Cards) déclare, en un aparté distinctif, que "les amis font les pires ennemis" (une sentence qui a peut-être inspiré le slogan de Baron Noir), les créateurs n’ont pas pour objectif de dénoncer son cynisme, mais de provoquer chez le spectateur le plaisir invraisemblable de se sentir le complice du Prince. Les séries américaines dont nous parlons ont bien compris cette leçon de Machiavel : il n’y a pas de vérité ou de vertu éternelle, en dehors de la capacité des hommes à saisir l’occasion "par les cheveux". En France, que ce soit dans la fiction ou dans a réalité, nous ferions bien de nous en inspirer.

La politique fiction est un genre très à la mode, avec des succès mondiaux comme A la maison Blanche, puis House of Cards et Borgen. Comment Canal a-t-il fait pour adapter cette tendance à la culture politique française ?

Revenons un instant sur les raisons d’un tel succès des fictions « politiques ». D’abord, elles fournissent aliment à une mise en scène aiguë, concentrée, d’un certain nombre de dilemmes après tout fort ordinaires. La série danoise Borgen montre des femmes et hommes tiraillés entre vie professionnelle et vie familiale, jeux de pouvoir, de séduction, trahisons de soi et des autres, alliances et compromis. L’être humain y est dépeint comme la proie de tentations multiples, aux prises avec les turpitudes de Monsieur ou Madame Tout-le-Monde. Ensuite, on l’a déjà évoqué, les séries de politique fiction accrochent le spectateur en donnant accès aux antichambres et aux coulisses du château (c’est la signification du mot danois borgen). On y trouve résorbé le fossé entre la "pensée du Palais" et celle de la "place publique" contre lequel mettait en garde Machiavel. Shakespeare ne s’y était pas trompé, qui puisait dans les chroniques des rois la matière d’Othello, de Macbeth, de Richard III (on sait que Kevin Spacey interprétait cette pièce sur les planches parallèlement au tournage de House of Cards !).

Mais cela ne suffit pas à faire un bon récit, qui dépend avant tout de ses personnages, au-delà ou hors de tout mauvaise morale, on l’a dit. Or la particularité de la vie politique française réelle, c’est justement le sérieux insensé dans lequel se drapent ses acteurs : refus effarouché du spectacle, foi bigote en de vagues "idées", quand ce ne sont pas de louches "valeurs", attachement grippé au programme moderne, au logiciel des Lumières réduit à un bréviaire (la "politique, domaine de pseudo-problèmes, où se dilate le mauvais philosophe qui réside en chacun de nous", écrivait Cioran). Le défi de Baron Noir Canal est donc grand, puisqu’il s’agit, à partir de ceux que le philosophe, peu amène, qualifiait de « combinards au regard nul et au sourire atrophié », de construire de vrais personnages.

Canal+ semble être le seul à tenir le choc contre les Etats Unis, avec de grandes réussites comme BraquoBorgiaBref, PlataneEngrenages ou Maison Close. Quelle est la recette de ce succès ? Est-ce un investissement durable pour une chaîne à péage ? 

Canal + est retournée aux origines, autrement dit, étymologiquement (origo), à la source. Elle a compris que ce qui était original n’était pas ce qui était nouveau, mais ce qui renouait la tradition. La recette est simple, et Canal l’applique à ses Braquo, Borgia, Engrenages, et autre Baron Noir. La chaîne a bien repéré l’engouement pour les formats longs. Le succès des préquelles et des séquelles au cinéma le montre aussi : le spectateur désire de retrouver son personnage, de faire un bout de chemin avec lui. Comme le dit Emmanuel Daucé, co-créateur et producteur de la série France 3 Un Village français, il s’agit de savoir « comment est-ce qu’on va vivre avec ces personnages, et comment est-ce qu’on va intimement comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils font ». On veut, au sens propre, suivre Frank Underwood dans les salons feutrés de House of Cards, on jouit d’être partie prenante de ses manigances ; on veut vivre jour après jour le procès de Steven Avery dans l’excellent documentaire Making a Murderer (à voir toutes affaires cessantes… sur Netflix) ; on tremble pour le falot Lester Nygaard dans l’incroyable Fargo. Sans parler des multiples groupes de fans qui, réseaux sociaux aidant, commentent et communient. Oui, la série fait religion ! Netflix et Canal à sa suite ne font que retrouver l’efficacité propre de l’épopée d’autrefois, qui avait refait surface dans le roman chevaleresque, puis entre le XVIIIème et le XXème siècle dans le roman d’aventure et le feuilleton.

Le passage au pur numérique (et multi-écrans) comme chez Netflix, est-il absolument nécessaire ? En quoi la stratégie de Canal+, plus hybride et encore centrée sur une chaîne de télévision peut-elle tout de même se révéler payante ?  

Netflix a dû faire ses preuves, en France comme dans d’autres pays, pour installer, expliquer son système de « vidéo à la demande ». On ne voit pas bien par quel motif la tendance ralentirait, avec la poussée de ces nouvelles habitudes de consommation, comme disent les experts en stratégie, et compte tenu des partenariats avec les grands fournisseurs d’accès, qui ne vont pas manquer de propager le « virus ». À quoi sert encore une chaîne (qui nous enchaîne…) quand on a un site, un portail ? « L’esprit Canal » a-t-il jamais été autre chose qu’une vieille idée marketing, qui connaît ses derniers soubresauts ? Le principe de la chaîne à péage conçu par Léo Scheer dans les années 1970, à partir de l’intuition que la télévision, l’informatique et le téléphone devaient fusionner, semble dépassé. Cette géniale « cash machine » qu’est Canal +, pour s’agiter encore, vit ses derniers jours. Combien de temps ? Si Canal fait encore bon visage, elle ne devrait pas oublier que nil permanet sub sole, (Ecclésiastes), « rien ne demeure sous le soleil » (ce qui ne contredit pas le proverbe qui veut qu’il n’y ait jamais vraiment, sous ce même soleil, rien de nouveau). Même un genre aussi fertile et respecté que le genre épique a pu tomber en désuétude : il s’est trouvé des contemporains d’Homère pour se moquer des vieilles légendes, des mythes rapiécés, des scènes un peu grotesques de l’Iliade, où les dieux trop humanisés se battaient comme des chiffonniers. Au fond, les hommes ont toujours besoin de citharèdes parmi eux, et de chanter des péans aux dieux et aux héros. Mais il faut parfois que les mélodies, que les instruments changent.



[1]L’épopée de Gilgamesh, traduction d’Abed Azrié, Berg International.

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