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Aveuglement collectif : 5 menaces pour notre futur déjà parfaitement identifiables mais contre lesquelles on ne fait rien
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No future

Mutations génétiques, prolifération nucléaire, obsession du rationnel... De nombreuses dérives liées à la technologie (mais pas que) risquent de déstabiliser l'avenir. Et si ces dernières sont visibles comme un éléphant dans un couloir, la société n'est pas forcément préparée à les affronter.

Jérémie  Zimmermann

Jérémie Zimmermann

Jérémie Zimmermann est le co-fondateur de l'organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet La Quadrature du Net.

 

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Jean-Michel Besnier

Jean-Michel Besnier

Jean-Michel Besnier est professeur d'Université à Paris-Sorbonne, auteur de Demain les posthumains (2009) et de L'homme simplifié (2012) aux éditions Fayard.

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Michaël Dandrieux

Michaël Dandrieux

Michaël V. Dandrieux, Ph.D, est sociologue. Il appartient à la tradition de la sociologie de l’imaginaire. Il est le co-fondateur de la société d'études Eranos où il a en charge le développement des activités d'études des mutations sociétales. Il est directeur du Lab de l'agence digitale Hands et directeur éditorial des Cahiers européens de l'imaginaire. En 2016, il a publié Le rêve et la métaphore (CNRS éditions). 

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Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Chaque page de cet article correspond à l'une des menaces :

  • Page 1 :  L'intelligence artificielle, ou la défaite de l'être humain - Jean-Michel Besnier
  • Page 2 : Le Big Data, ou la neutralisation de l'intimité - Jérémie Zimmermann
  • Page 3 :  La prolifération nucléaire, risque prégnant dans les relations internationales contemporaines - Cyrille Bret
  • Page 4 : Remplacer les bibliothèques par des disques durs ? Une évolution qui met en péril les archives de l'humanité - Michaël Dandrieux
  • Page 5 : Une société déracinée par l'obsession du rationnel  - Michaël Dandrieux

L'intelligence artificielle, ou la défaite de l'être humain

Par Jean-Michel Besnier

L’intelligence des autres est parfois terrifiante. Quand elle vous surprend par sa clairvoyance dans une situation compliquée, quand elle suggère avec élégance des solutions à des problèmes qui vous décourageaient. Un sentiment d’injustice vous saisit alors : « le bon sens n’est pas la chose du monde la mieux partagée ». Mais on se console, en se félicitant que la nature humaine accueille aussi le génie.

L’intelligence exceptionnelle reste humaine, l’autre qu’on admire demeure un alter ego. Qu’en est-il, par contre, de cette intelligence dite artificielle dont Bill Joy, Stephen Hawkin, Elon Musk et Bill Gates redoutent qu’elle mette un terme à l’espèce humaine ?

On s’est amusé d’abord des prétentions des cybernéticiens des années 1950 qui envisageaient de fabriquer un humain artificiel. La reprise de vieux fantasmes issus du Golem s’inscrivait alors dans la dynamique d’un progrès technique dont on attendait qu’il satisfasse les attentes de l’humanité. L’IA était un adjuvant qui devait fournir des moyens de nous épanouir : les premiers jeux électroniques assuraient les divertissements nécessaires aux hommes modernes ; les premiers systèmes-expert relayaient efficacement le savoir-faire des médecins ou des plombiers ; on attendait de machines à traduire qu’elles nous offrent de communiquer par-delà les frontières nationales…

L’artificialisation des comportements, réputés intelligents quand ils sont effectués par des humains, fut d’abord circonscrite à ces trois domaines.  Mais l’enthousiasme déclina assez vite, notamment quand on s’aperçut que le traitement automatique du langage n’était pas aussi aisé que cela. La victoire de Deep Blue sur Kasparov fut évidemment un choc : une machine triomphait du champion du monde d’échecs ! Mais on admit que les capacités humaines de calcul devraient rendre des points aux automatismes dont seront de plus en plus capables les ordinateurs, et l’on se dit que le jeu d’échecs était un terrain trop facile pour eux. Le jeu de Go serait, par exemple, une autre paire de manche !

L’idée s’imposa un temps que l’intelligence devrait se définir comme ce dont les machines ne seront jamais capables, qu’elle devrait donc être conçue comme le point de fuite que n’atteindront jamais les ingénieurs en informatique. Les conclusions du test de Turing n’impressionnèrent plus beaucoup : oui, c’est vrai, il est possible qu’une machine puisse être confondue avec un humain dans les réponses données à un questionnaire fermé. Les prouesses d’Eliza, le programme informatique écrit par Joseph Weizenbaum pour démontrer qu’une machine peut très bien remplacer un psychanalyste, servirent surtout à railler les stratégies thérapeutiques à la mode dans les années soixante. Personne ne songeait alors à sonner l’alarme et à proclamer que nos technologies cognitives étaient en train de menacer les prérogatives de notre intelligence. Il ne pouvait y avoir que les auteurs de science-fiction pour continuer à imaginer une prise de pouvoir par les robots et la mise en servage des humains. La société pouvait continuer à s'informatiser tranquillement, l’école à intégrer des plans « Informatique pour tous », les entreprises à investir dans les systèmes d’information. Nous étions bien aux commandes et nous développions de formidables outils pour améliorer le confort de notre quotidien.

Puis est venu le temps d’une certaine irritation : les administrations et les services se dotèrent d’infrastructures informatiques de plus en plus sophistiquées et encombrantes. Les usagers commencèrent à se plaindre de n’être plus accueillis que par des serveurs vocaux imbéciles. On leur expliqua que les contraintes de productivité imposaient qu’on écartât les standardistes à la voix suave et à l’humour narquois. On justifia aussi abondamment les ratés de communication ou les délais de traitement de leurs demandes par des pannes informatiques bien compréhensibles n’est-ce pas ? La colère des otages de l’IA mise au service de la communication avec le public ne trouva jamais à s’exprimer autrement que sur un plan individuel, et les entreprises purent continuer à s’équiper de dispositifs de plus en plus déshumanisants. Reste que les choses sont peut-être en train de prendre une autre allure…

Le Krach boursier de 2008 a eu sur certains un effet traumatisant : quand on sut le rôle que jouèrent quelques robots traders qui prirent de vitesse les meilleurs courtiers, on dut se dire que nous n’étions plus au contrôle et que cela pouvait être encore plus conséquent que la remise des clés de l’avion de ligne au pilote automatique. La prise de conscience d’une menace liée à la réactivité de nos machines devint tangible et l’on prit la mesure du fait que le sens du mot « intelligence » avait bel et bien changé : être intelligent, ce n’est plus être capable de se représenter un problème et de réfléchir, aux fins d’élaborer une solution adéquate – mais c’est seulement être capable de recevoir des signaux qui appelleront immédiatement une réponse comportementale susceptible de modifier un environnement. L’ère des objets intelligents pouvait naître : nous serons bientôt entourés et envahis de capteurs d’informations qui rétroagiront et communiqueront entre eux et nous n’aurons d’autre solution que celle consistant à accepter d’être l’un d’eux. Notre richesse, dit-on déjà, tiendra à la quantité de data que nous pourrons porter et livrer à nos machines.

Quelle menace, donc ? Nous voulions être déchargés des tâches pénibles et répétitives. Nous sommes exposés à être mis sous tutelle et transformés en code-barre ambulants. Notre immersion dans le cyberespace se révèle comme ce qu’il est fondamentalement : l’instrument de notre assujettissement à des moteurs de recherche dont l’intelligence nous découpe le monde en segments et nous impose des formats réducteurs. De proche en proche, c’est l’intégralité de notre existence qui sera bientôt touchée : nous ne lirons plus de journaux que rédigés par des robots-écrivains, nous ne recevrons plus d’affection réelle que de robots issus de l’informatique émotionnelle et nous découvrirons que les délices de la cybersexualité  valaient bien les investissements de la recherche technologique dans l’Intelligence artificielle. Bref, nous serons enfin débarrassés de nous-mêmes ! L’intelligence non biologique annoncée par Ray Kurzweil en 2045 consacrera notre défaite…

Le Big Data, ou la neutralisation de l'intimité

Par Jérémie Zimmermann

La protection de la vie privée  est une liberté fondamentale, mais c’est pour certains un concept qui parait éloigné des considérations quotidiennes. En réalité, lorsqu’on parle de protéger la vie privée, on parle de protéger nos intimités. Notre intimité, c’est cet espace dans lequel on est véritablement nous-même, sans uniforme, sans rôle à jouer. Dans lequel on est, au propre ou au figuré, « tout nu ». C’est dans ces moments-là que l’on va pouvoir expérimenter, réfléchir de nouvelles idées, de nouvelles théories, de nouvelles œuvres… Cette sphère d’intimité est donc essentielle pour le développement de soi.

Lire également sur le sujet   La vraie bombe de la réforme Touraine : la disparition du secret médical

La menace qui se développe un peu plus chaque jour est le vol de ces intimités par des intérêts industriels ou politiques.  Cela passe par la technologie –comme ce que peuvent faire Google, Facebook, Apple ou Microsoft pour leur modèle économique ou dans le cadre de leur participation à l’espionnage global de la NSA- mais aussi par les Etats eux-mêmes lorsqu’ils tombent dans une vision paranoïaque, dans lequel le monde entier est potentiellement un ennemi et un futur terroriste.

Le risque est, par le viol de ces intimités, de donner un pouvoir disproportionné à ceux qui auront accès à nos données personnelles. Le risque est que les comportements changent, qu’on assiste à une autocensure de la part des individus, et que ceux qui auront la main sur ces données puissent s’en servir pour faire pression.

Une partie du problème est que des modèles économiques basés sur une violation massive de nos libertés fondamentales ont été érigés en norme, sous le nom sexy de Big Data, et que le gouvernement, sous l’influence de groupes industriels et guidé par la carotte de la croissance, sont en train de justifier ces modèles économiques inacceptables.

Les gouvernements doivent être mis face à leurs responsabilités : ils sont au pouvoir pour protéger nos libertés individuelles et non pas pour protéger les comportements prédateurs de quelques entreprises. On attend des gouvernements qu’ils mettent en œuvre des législations contraignantes en matière de protection des données personnelles.

Ceci n’est que la partie politique de la réponse. Il y a aussi une partie technologique. Là où le constat de base est que la technologie toute entière a été subvertie pour être tournée contre ses utilisateurs et participer à cette entreprise de viol de nos intimités, nous pouvons tenter de remettre guider la technologie afin qu’elle puisse servir à nous libérer plutôt que nous contrôler. Cela passe par le développement des logiciels libres, des services décentralisés et du chiffrement de bout en bout des communications.

Une troisième dimension, peut-être la plus importante, est l’aspect culturel et social. Unee technophobie ambiante nous empêche d’être autonomes et souverains avec nos données, alors qu’en réalité toutes les technologies sont là pour être auto-apprises. Quand le public se retrouve face à un produit Google ou Apple « user friendly », qui fonctionne en un clic, il doit comprendre que si c’est si simple, c’est que les choix sont faits à sa place pour ne pas lui laisser le choix et pour le dépouiller de ses données personnelles.

Atlantico : A quoi ressemblerait un monde sans intimité, où toutes les données personnelles seraient à disposition de n’importe qui ?

On verrait peut-être d’un côté les citoyens qui, autonomes, seraient à même de contrôler leurs données personnelles, et de l’autre la vaste majorité des moutons, tondus, esclaves de leur banque ou de leur compagnie d’assurance, de groupes industriels et de pouvoirs politiques.

Dans le domaine économique, les compagnies d’assurance auraient des profils tellement précis de chacun qu’elles pourront être sûres de n’accorder des polices qu’à des gens qui ne présentent aucun risque.  Idem pour les banques et les crédits.

Dans le domaine politique, un parti pourrait s’assurer que ses opposants ne puissent jamais accéder au pouvoir et les traquer avant même qu’ils ne descendent dans la rue avec une pancarte…

N’est-on pas en train de bâtir la machine totalitaire la plus absolue que l’on ait vue ? Avec cette fois la nouveauté qu’il ne s’agit plus de seuls gouvernements, comme c’était le cas avec les régimes autoritaires du 20e siècle, mais d’une alliance floue entre gouvernements et entreprises privées.

La prolifération nucléaire, risque prégnant dans les relations internationales contemporaines

Par Cyrille Bret

La multiplication et la diffusion des armes de destruction massives (AMD) en général et la prolifération des armements nucléaires en particulier constituent un risque particulièrement prégnant dans la période contemporaine. Comprise dans son acception stricte, la prolifération nucléaire est la diffusion d’armements, de matériaux fissiles et de technologies nucléaires à des acteurs étatiques et non étatiques non reconnus par le Traité de non-prolifération (TNP) de 1968 comme fondés à posséder ce type d’équipements. Si on passe de la sphère juridique à la sphère géopolitique, le risque de prolifération est l’acquisition de ces armements par des Etats différents des cinq grandes puissances nucléaires ayant acquis réalisé des tests nucléaires concluants avant 1967, soit : Etats-Unis, Fédération de Russie, Royaume-Uni, France, République populaire de Chine.

A l’heure actuelle, le risque de prolifération est manifeste. Il est avéré et réalisé dans plusieurs cas : l’Inde et le Pakistan qui ne sont pas parties au TNP, se sont dotés officiellement de l’arme nucléaire en 1998 ; quant à Israël, il s’est également doté de l’arme et n’est pas non plus partie au TNP ; la Corée du Nord, est dotée elle aussi de l’arme nucléaire après s’être retirée du TNP en 2003 ; la République islamique d’Iran cherche à se doter de l’arme nucléaire depuis les années 1970 et encourt depuis lors des sanctions ; enfin d’autres Etats ont réussi à se doter de l’arme de façon clandestine.

La prolifération nucléaire – qu’elle soit horizontale par propagation de ces armes à de nouveaux acteurs internationaux ou verticale par le perfectionnement de ces équipements chez ceux qui les possèdent déjà – constituent un risque certain pour les relations internationales. Outre les capacités de destruction de ces armements, leur utilisation sous forme de menace peut déstabiliser les rapports de force, notamment au Moyen-Orient et en Asie du Nord. Enfin, l’usage seulement dissuasif de l’arme nucléaire est assuré dans le cas d’Etats guidés par une rationalité prenant en compte leurs intérêts de long terme. Les nouveaux acteurs des relations internationales sont régis, eux, par des logiques qui peuvent les conduire à opter pour la politique du pire.

La prolifération nucléaire est donc une menace actuellement sérieuse pour les relations internationales, surtout si elle est captée par des acteurs non-étatiques ne relevant par de la même logique que les acteurs classiques des relations internationales.

Le risque de prolifération nucléaire est juridiquement encadré par le TNP

Le risque de prolifération est encadré, d’une part, par une série de textes au premier chef par le TNP, et par une organisation internationale, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Le cadre juridique donné par le TNP en vigueur de 1970 à 1995 puis reconduit dans limite dans le temps est fondé sur une discrimination entre, d’une part, les cinq Etats nucléaires autorisés qui sont les cinq membres du conseil de sécurité et l’ONU et, d’autre part, les 189 autres Etats signataires au traité soit la plupart des membres de l’ONU à l’exception de l’Inde, du Pakistan, d’Israël et, à partir de 2003 de la Corée du Nord.

Le TNP introduit deux régimes juridiques inégaux. D’un côté, les cinq Etats nucléaires sont les seuls autorisés à posséder des armements nucléaires et ont obligation de ne pas diffuser ces armements. D’un autre côté, les autres parties au traité n’ont pas le droit de développer ou d’acquérir de telles armes. En échange de cette discrimination juridique, les Etats non nucléaires se voient reconnaître le droit de développer les programmes nucléaires civils et de bénéficier, pour ce faire du soutien technologique des cinq Etats nucléaires. Le TNP comprend également des engagements à ne pas poursuivre la course aux armements nucléaires.

La bonne application de ces dispositions de reconnaissance et d’interdiction relève des Etats parties au TNP et de l’organisation qui sert de support à ce traité : l’AIEA. Celle-ci veille à la coopération entre Etats concernant le nucléaire civil, contrôle l’application des interdictions de prolifération notamment grâce à un régime d’inspections régulières des stocks de matière fissiles, des technologies et des transferts de celles-ci. La capacité d’inspection de l’AIEA mesure le risque de prolifération : ainsi en Irak au moment où des soupçons d’activité nucléaire clandestine.

Ce régime juridique et cet organe administratif, fondés sur une discrimination explicite (certains Etats souverains ont plus de droits que les autres) a rencontré certaines limites même s’il a circonscrit les risques à certains secteurs des relations internationales.

Les risques de prolifération nucléaire sont réels mais circonscrits

S’il est de bon ton de considérer le régime de garanti comme presque vain, il convient néanmoins de souligner les réussites en la matière.

Plusieurs zones exemptes d’armes nucléaires ont été constituées sur une base régionale, en lien avec le TNP et avec l’AIEA. Ainsi, plusieurs continents ou régions sont non-proliférantes : l’Antarctique par le traité de 1959, l’Amérique latine et les Caraïbes par le traité de Tlateloco de 1967, le Pacifique Sud par le traité de Rarotonga de 1985, l’Asie du Sud-Est par le traité de Bangkok de 1995 ou encore l’Afrique par le traité de Pelindaba de 1996. Ces zones sont solidement établies aujourd’hui et le risque de prolifération est si ce n’est éteint du moins assez bas.

De plus, plusieurs pays ont officiellement renoncé à l’armement nucléaire développé dans l’illégalité internationale notamment à l’occasion de la démocratisation des régimes : l’Argentine en 1983, l’Afrique du Sud en 1989, le Brésil dans les années 1980 et les anciennes républiques soviétiques d’Europe (Biélorussie, Ukraine) et d’Asie centrale après la dissolution de l’URSS en 1990. Ces exemples sont encourageants pour la prise de conscience, par les Etats, d’interdire la prolifération nucléaire.

A l’heure actuelle, les risques de prolifération sont concentrés sur deux scènes régionales et un type d’acteur : l’Asie du nord avec le cas nord-coréen, le Moyen-Orient avec la question du nucléaire iranien et les acteurs non étatiques cherchant à acquérir l’arme ou des matériaux fisiles.

La Corée du nord utilise la menace nucléaire et le risque de prolifération nucléaire qu’elle représente pour compenser sa faiblesse chronique sur la scène asiatique. Redoutée par son voisin du sud incomparablement plus peuplé, développé et inséré dans les relations internationales, combattue par les Etats-Unis, leurs alliés japonais et la communauté internationale grâce à une série de sanctions drastiques. Le potentiel proliférant de la Corée du nord est limité en raison de la surveillance constamment accrue dont elle fait l’objet. Même son allié chinois veille à ce point. Le régime est si dépendant pour sa survie du programme nucléaire qu’il est susceptible d’écouter une rationalité non proliférante.

Le cas iranien présente le plus de risques classiques de prolifération et de course aux armements. En effet, l’acquisition – essentiellement par ses propres moyens – de l’arme nucléaire par l’Iran serait une brèche considérable dans le régime du TNP auquel l’Iran est partie. Elle montrerait que les garanties du TNP sont inopérantes contre une prolifération par acquisition. Elle consacrerait l’incapacité des puissances nucléaires et la faiblesse de l’AIEA. De plus, elle plongerait la région dans une course aux armements. Israël serait en effet tenté de conserver constamment son avance sur l’Iran en quantité et en perfectionnement. Quant au deuxième rival régional de l’Iran, l’Arabie saoudite, elle serait elle aussi contrainte de s’aligner. Plus largement, l’acquisition officielle par l’Iran de l’arme nucléaire serait un signal de départ pour les « Etats du seuil » c’est-à-dire pour les Etats qui, comme le Japon, l’Afrique du sud ou encore la Corée du sud seraient capable de se doter de l’arme par leurs propres ressources financières et technologiques en peu de temps.

Enfin, la prolifération nucléaire à des acteurs non étatiques, mafias, groupes terroristes, seigneurs de la guerre, mouvements de rébellion est possible également, d’une part, d’un point de vue technologique en raison des capacités de miniaturisation des équipements nucléaires, d’autre part, par la montée en puissance d’acteurs non étatiques dans les relations internationales, par exemple les organisations armées et terroristes comme Daech et enfin par les disponibilités financières importantes de ces acteurs.

Remplacer les bibliothèques par des disques durs ? Une évolution qui met en péril les archives de l'humanité

Par Michaël Dandrieux

Le digital n'a pas seulement changé nos manières de stocker et d'accéder à l'information, il a modifié aussi le fond de notre imaginaire de la data. Le paradigme précédent, l'analogique, que nous avons connu avec les cassettes magnétiques ou les disques vinyles, nous avait appris qu'à chaque fois que nous faisions une copie d'un document, la copie était de moins bonne qualité que l'original. Cela était aussi vrai pour les photocopies de livre. Il fait partie de nos idées les plus communes depuis 4000 ans que nous faisons des clefs, que les copies de clefs nous déçoivent.

En faisant entrer le digital dans nos vies, nous avons pris l'idée que toutes les copies, les photos, les chansons que nous partageons, sont identiques à leurs sources. De manière ironique, le mythe de l’original ne pouvait exister que dans sa propre eschatologie, c’est-à-dire au sein d’une histoire qui le condamne à la corruption. Aujourd’hui, toutes les copies sont originales. Ainsi, notre civilisation a pu avoir le sentiment de s'être débarrassé du devenir essentiel des choses, qui est de s’altérer, et donc d’assurer la pérennité de sa culture pour toujours.

Cela n'est pas le cas pour plusieurs raisons. D'abord parce que même si la suite parfaite de 1 et de 0 qui est la particularité du digital, lorsqu’on la copie, ne se corrompt pas, le support qui la contient, lui, peut-être altéré physiquement : tordu, chauffé, exposé aux particules alpha, aux rayons cosmiques, à un champ magnétique... C'est le principe de réalité analogique qui se venge de l'abstraction digitale, le "bit rot", la corruption de la donnée binaire. Ensuite parce que rien ne nous garantit que nous pourrons lire nos disques durs dans 10 ans, tant les supports changent vite.

La bibliothèque a cette vocation substantielle de conserver, perpétuer, ralentir le travail de la mémoire dont le but, rappelle Borges, n'est pas de retenir, mais de choisir ce qu'on peut laisser filer. Or c'est l'une des grandes frayeurs des sociétés qui sont les nôtres, et qui doivent vivre avec les conséquences des exactions perpétuées sur la planète, les espèces exterminées et les écosystèmes ravagés, que celle de la perte irréversibleCela pose un problème de stockage au moment où les Nations unies nous disent que nous avons généré plus de données au cours de 2012 que dans la somme de toute notre histoire.

Une autre chose que rappelle Vinton Cerf, c'est que, même si la donnée était conservée dans un état parfait, les hommes ont aussi une longue et confuse histoire de la lecture. Tout ce que nous possédons de l'Histoire écrite ne nous est pas immédiatement compréhensible, comme le Liber Linteus dont nous ne connaissons plus grand chose de la langue étrusque dans laquelle il a été écrit. Ces choses sont plus ou moins perdues, au moins pour un temps. Nos données ne sont pas à l’abri de cela non plus, même si notre époque s’est dotée de moyens immenses pour répondre à la question de la mémoire et de la transmission.

Il me semble enfin que les travaux sur les “big data”, visent moins à tout sauvegarder qu'à donner un sens plus immédiat, une lecture à taille humaine, au flot des informations qui, unitairement, peuvent avoir peu de valeur. Peut-être qu’une des vocations du bibliothécaire sera celle de guide au travers de la somme des infos, une sorte de “synthétiseur public”, qui était le travail du penseur face à la somme de ses lectures intimes.

Une société qui se déracine par l'obsession du rationnel

Par Michaël Dandrieux

L’empire de la raison, qui a produit les grandes merveilles de la santé et du voyage spatial, nous a aussi mené à vivre dans un monde désenchanté, asséché, et qui certains jours peut même sembler inhabitable. Selon Jung, l’une des menaces qui pèsent sur l’homme est qu’il s’interdise une connaissance de lui-même et de sa vie, sous prétexte que cette connaissance n’est pas scientifique. Dire non à la science, c’est scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Mais une partie ce qui anime nos actes provient de ces régions intérieures, et elles s’adressent à nous de manière énigmatique, mais familière, si on sait les recevoir. Il est possible que les nombreuses crises et les nombreuses peurs qui secouent nos sociétés soient le produit de cette séparation d’avec la part irrationnelle qui nous habite, et que le retour du jeu dans nos sociétés soient une tentative de reprendre contact avec l’ensemble des fonctions symboliques qui font que nous ne sommes pas seulement une espèce qui sait, mais une espèce qui sait qu’elle sait.

Dans ce que Carl Gustave Jung a écrit, on retrouve la préoccupation d'un homme qui sent que quelque chose, dans son époque, est néfaste au développement de ses contemporains. Jung était un psychanalyste doté d'une immense culture. Il consacra sa vie a essayer de comprendre l'âme humaine. Qu'est ce que c'est que l'âme ? Qu'est ce que c'est que la vie intérieure ? Il avait aussi une personnalité ambiguë, superstitieuse a l'occasion et parfois obscure. Jung accordait une grande importance aux émanations de notre inconscient, des choses personnelles dont nous ne savons pas qu’elles structurent nos actes quotidiens. Mais il pensait aussi qu’une grande partie de notre inconscient était une construction collective, et que nous partagions, sans le savoir, une connaissance immémoriale. Cet inconscient collectif, cette socialité souterraine, est une sorte de principe fondateur des sociétés, car il est tout ce qui nous rassemble et nous relie avant même que nous n’ayons ouvert la bouche : il est ce qui fait que nous nous "reconnaissons".

Jung avait découvert que les maladies qui affectaient ses patients trouvaient une partie de leurs causes dans l’environnement qui était le leur. C'est à dire qu'on ne tombe pas malade uniquement par conséquence d'une prédisposition génétique, ou d'une contamination, ou d'un traumatisme, mais que c'est l'ordre des choses en société qui est plus propice, à un moment donné de l'histoire, à ce qu'on rencontre la maladie. Une grande partie des malades, des gens fous et en peine qu’il soignait aurait pu ne pas tomber malade s’ils avaient vécu dans une autre société, ou si la société leur avait fourni d’autres conditions de vie.

Qu’est-ce que nous dit Jung. Il nous dit qu’une menace pèse sur ce moment de notre civilisation, parce que nous avons rassemblé les conditions propices à produire de la maladie mentale. Du malheur, du déracinement, des névroses, des compulsions, de la crise, du soulèvement. D’où viennent ces afflictions ? Elles sont l’effet pervers d’un long travail sur nous-mêmes. Nos certitudes nous avaient amenées à considérer la partie rationnelle de l’homme comme une partie supérieure, et à remiser tout ce qui relève de l’imaginaire, du flou, de la magie, vers un pan inférieur, enfantin, régressif. L’homme moderne est celui qui maîtrise la nature, et qui se maitrise lui-même. Nous savons aujourd’hui que cette part de nous qui est taquine, arraisonnée, joue une importance capitale dans notre équilibre. Elle nous permet par exemple d’accepter que certaines choses sont paradoxales ; et le paradoxe est le propre de l’expérience religieuse ("cela est impossible et pourtant cela est”). De même, nous redécouvrons qu’il faut laisser faire la nature, ou l’accompagner, plutôt que d’essayer de l’exploiter brusquement. Une société sans cette part d’irrationnel produit du mal-être et de l’agitation.

L’inconscient et l’inconscient collectif sont deux grandes découvertes du 20e siècle. On nous les présente à l’école, mais nous ne savons pas réellement ce qu’ils sont. Il est possible que nous nous soyons fermé les portes qui y mènent, en les jugeant contraires à la raison : le rêve ou encore les “imaginations" qui nous passent par la tête à tout moment de la journée et qui disparaissent aussi vite. Ce contre quoi la psychologie analytique nous met en garde, c’est la perte de contact avec cette partie de nous, qui entraîne aussi le contact avec la voix de la collectivité, avec notre mémoire mutuelle, avec notre histoire profonde. Non pas l’histoire des livres, qui se compte en siècles, mais l’histoire de l’espèce, qui est d’un âge immense.

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