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Gérald Arboit publie « Napoléon et le renseignement » aux éditions Perrin.
Gérald Arboit publie « Napoléon et le renseignement » aux éditions Perrin.
©Pascal POCHARD-CASABIANCA / AFP

Bonnes feuilles

Gérald Arboit publie « Napoléon et le renseignement » aux éditions Perrin. Ce livre renouvelle la compréhension du renseignement à l'époque napoléonienne en l'inscrivant dans sa dimension européenne et transnationale et non plus strictement nationale. L'ouvrage révèle l'appétence insoupçonnée de l'Empereur pour le renseignement jusqu'aux derniers moments de son règne et dans l'exil. Extrait 2/2.

Gérald Arboit

Gérald Arboit

Gérald Arboit est directeur de recherche au Centre français de recherche sur le renseignement  et chargé de cours dans plusieurs universités français (Colmar, Strasbourg, Metz).

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Le développement du contre-espionnage résulta de l’évolution terroriste de la Révolution et du développement d’un foyer contre-révolutionnaire soutenu par la Grande-Bretagne, l’Autriche et la Prusse. L’antiterrorisme découla au contraire de l’instabilité politique interne à la France de 1789, puis du gouvernement français sur l’ensemble du continent européen. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agissait aucunement de l’avènement d’une mission particulière incombant à la police. Desmarets s’occupa de ces questions, parce qu’elles concouraient aux missions de « maintien habituel de l’ordre public dans chaque lieu et dans chaque partie de l’administration générale » incombant à la « haute police ». Elles relevaient avant tout d’une surveillance générale de l’opinion publique, nécessitant la mise en place d’un renseignement général, plutôt que d’une police politique. 

De la police administrative…

La police administrative était une invention de la Convention nationale, apparue pour la première fois dans le Code des délits et peines du 25 octobre 1795. Elle incomba initialement aux seuls commissaires de police, dans les villes, et aux gardes champêtres, dans les communes rurales, par ailleurs chargés de la « conservation des récoltes, fruits de la terre et propriétés rurales ». Toutefois, le texte conventionnel ne définissait pas vraiment cette police administrative, sinon par défaut vis-à-vis de la police judiciaire.

Le Code d’instruction criminelle, qui remplaça celui des délits et peines fin décembre 1808, ne comportait pas plus de références à cette forme de police. Toutefois, dans son Traité pratique consacré à ce nouveau texte, Antoine-Grégoire Daubanton, avocat à la Cour impériale de Paris, y consacra un développement plus large : « La police administrative de surveillance et de sûreté, doit suivre et envelopper les médians avant qu’aucun acte extérieur, aucun écrit, aucune parole ait manifesté le projet du crime, des délits ou contraventions. Au contraire, tant que leurs projets n’ont eu aucune exécution, la police judiciaire ne peut rien contre eux. La simple présomption est du domaine de la police administrative. Partout invisibles, les méchants doivent la trouver partout ; elle est contre eux et pour les bons une seconde Providence humaine. » Plus loin, évoquant les « dénonciateurs », à propos de l’art. 332 al. 6, il précisa que ceux « récompensés pécuniairement par la loi [étai]nt tous les agens [sic] de la police administrative ».

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La police administrative constituait ainsi un volet de prévention des crimes et délits, quels qu’ils soient, et non spécifiquement l’espionnage ou le terrorisme. Il s’agissait donc de sûreté autant que de sécurité et de salubrité publique. Or, seule la première concernait explicitement la limitation des désordres, dépendant du service de Desmarets du ministère de la Police générale, mais aussi de celui des Librairies, créé au moment de la grande querelle autour de Madame de Pompadour (1747-1757) et récupéré par la préfecture de police de Paris. Les préfets, les sous-préfets, les procureurs impériaux et la gendarmerie furent quant à eux responsables de l’ensemble des missions de police administrative, qui s’ajoutèrent pour les deux derniers à leurs compétences judiciaires. Cette généralisation de la police administrative à l’ensemble des territoires sous l’autorité de la France participa donc de la volonté d’apaiser des sociétés civiles dans leur ensemble. Il fallait avant tout se prémunir, ou à tout le moins anticiper, des soulèvements séditieux similaires à ceux qui avaient marqué les campagnes depuis la Vendée (1792-1796) jusqu’aux insurrections contre la conscription (Boerenkrijg –  guerre des paysans  – et Klëppelkrich –  guerre des gourdins  –, 1798), consécutives à l’annexion des Pays-Bas autrichiens. De tels affrontements se poursuivirent pourtant sous l’Empire. De telles « petites Vendée » ne se reliaient pas toutes à l’enjeu politique opposant l’Empire et l’Europe coalisée, comme la Calabre ou le Tyrol. La plupart se limitèrent à des opérations de maintien de l’ordre, certes militairement organisées, sur le modèle des « colonnes mobiles » de gendarmes inauguré en Vendée. Toutefois, l’Espagne montra les limites de ce retour d’expérience vendéenne. Si, au printemps et à l’été 1808, les premiers balbutiements de la guérilla semblèrent matés par ce cadre de réponse, ce ne fut plus du tout le cas cinq ans plus tard. Englués dans une réponse à une guerre classique face à un ennemi de mieux en mieux organisé militairement par les commandements britannique et espagnol, les décideurs militaires et politiques français, et en premier lieu l’Empereur, tout occupé à maintenir ses alliances avec l’Autriche et la Russie, ne virent pas la mutation de la guérilla. Pourtant, celle-ci passa rapidement d’un mouvement sporadique et informe à une masse structurée politiquement et coordonnée par le Consejo de Regencia de España e Indias, mis en place en 1810. Les Espagnols tirèrent parti du retour d’expérience de l’Autriche au Tyrol, grâce au Major Louis de Crossard, venu présenter son « système de guerre ». Non seulement cette évolution tactique passa inaperçue des décideurs militaires français en Espagne, mais la part prise par l’« émissaire » autrichien fut totalement négligée.

Toutefois, les réponses aux mouvements séditieux répondirent d’abord aux réalités socio-économiques des régions concernées. Le chargé d’affaires à Francfort, Bacher, les décrit clairement pour l’Allemagne en octobre  1810  : « Les bourgeois, las de la domination, ne se préoccupaient que de refaire leur fortune, ébranlée par les événements mercantiles, les négociants inquiets ne rêvaient que de café, sucre et denrées coloniales, le haut clergé, privé de son patrimoine, était réduit à la nullité évangélique, les nobles médiatisés ne demandaient qu’à respirer, les fabricants ne pouvaient plus se procurer les matières premières et renvoyaient leurs ouvriers, les ouvriers redoutaient le chômage, le commerce était arrêté, le numéraire ne circulait plus, on ne songeait plus qu’à se procurer quelque gain et non à se repaître de fausses nouvelles . » Parfois, la religion put sembler avoir le même rôle mobilisateur qu’en Calabre, en Galice, en Navarre et en Catalogne intérieure. Mais, tant en Italie du Nord (catholique) qu’en Hollande (protestante), l’absence de réseaux de diffusion, comme l’Inquisition, empêcha de cristalliser les opinions autour d’un sentiment nationaliste inexistant autant qu’impensé jusqu’au deuxième semestre 1812. Dans le royaume de Hollande, la police administrative ne retint que le caractère « strictement religieux » des prêches. Plus certainement, les souffrances matérielles, évidemment différentes selon les terroirs, furent responsables des soulèvements sporadiques que connut l’Europe napoléonienne. Ces mouvements ne se produisirent jamais en même temps et partout. Ils ne touchèrent que quelques départements métropolitains ou italiens, quelques régions de territoires vassalisés, comme en Hollande, au grand-duché de Berg et en Westphalie. Dans ces provinces érigées en États indépendants sous administration française, comme dans toute la plaine allemande médiatisée, la plus grande indifférence accueillit les campagnes de 1806 et 1807 qui permirent l’écrasement de la Prusse. Bien sûr, la planification de la guerre contre l’Autriche amena, au printemps 1809, un renforcement de la surveillance policière. Mais cette précaution tenait moins à la situation intérieure de ces États qu’à la guerre clandestine à laquelle se livraient l’Autriche et la Prusse.

Les opérations de conscription et de réquisition s’accompagnèrent presque toujours de manifestations et d’agitation, plus ou moins organisées localement. Dans le sud-ouest de la France métropolitaine, le Massif central et les Pyrénées, les départements bordant ces espaces peu intégrés, marqués par la sédition permanente de Bordeaux et de Toulouse, ne fournirent que peu de soldats ; les jeunes hommes trouvaient refuge dans les forêts abondantes. Alors qu’il nourrissait en Italie du Nord un brigandage encore largement endémique, le départ des conscrits provoqua en Hollande, le 11  avril  1811, plusieurs émeutes et une révolte ouverte à grande échelle à Amsterdam. Deux ans plus tard, la levée de la garde nationale instaura un climat de « guerre civile ». Pareillement, la mise en place du blocus continental et la contrebande offrirent aussi des occasions sporadiques de soulèvement, dans la mesure où elles ruinèrent partout le commerce et provoquèrent une pénurie de denrées coloniales. Le passage des lignes douanières donnait lieu à de véritables actes de « petite guerre » ; les entrepreneurs de fraude tenaient à ne pas perdre leur engagement financier, entraînant à la baisse le prix de la vie des hommes. Mais les saisies de marchandises et de contrebandiers occasionnèrent aussi des rébellions, comme le 16  octobre  1810 sur les bords du Rhin, près de Cologne, le 27 octobre 1811 à Valdellier (Simplon) ou le 26 novembre 1812 à Mouthe (Doubs). Toutefois, du nord au sud de l’Empire, les « colonnes mobiles », renforcées des brigades des douanes environnantes, suffirent à endiguer rapidement ces mouvements.

Le bouleversement de l’ordre social constitua un autre motif de résistance à l’ordre impérial. À l’échelle locale, les masses se déterminèrent en fonction de l’évolution de leur vie quotidienne, et pas vraiment en réponse à des cadres sociaux anciens. Pourtant, la « haute police » cibla ces « anciens nobles, prêtres et bourgeois » visés par Napoléon, le 14  octobre  1809, « dans les quatre nouveaux départements du Rhin [sic], le Luxembourg et ce qui [avait] appartenu à l’Autriche » (9-22353). En mars précédent, Claude Beugnot avait désigné, dans la région de Münster, ces « nobles du XIIe  siècle et [ces] paysans serfs et abrutis », préfigurant une guerre « féodale ». Pourtant, en Hollande, la famille d’Orange-Nassau, déposée en janvier 1795, conservait une influence importante et ne s’opposa pas immédiatement à la légitimité française. Ce qui n’empêcha nullement le prince héritier au trône depuis 1806, Willem Frederik, de faire clairement le jeu de son beau-frère prussien, Friedrich Wilhelm III, puis de l’Autriche.

Une autre forme de sédition resta partout privée, dans les hôtels particuliers royalistes du faubourg Saint-Germain, à Paris, ou dans les demeures des émigrés rentrés dans leurs maisons de province, comme dans les résidences des nobles d’Ancien Régime de Suisse, d’Allemagne, de Pologne et d’Italie, quand ce ne fut pas aussi de Grande-Bretagne. Le parcours de Germaine de Staël, depuis Paris jusqu’à Coppet, puis après sa rocambolesque évasion, en témoigne aisément. Dans ce contexte, la police administrative s’exerçait grâce à des espions. Salons et réceptions en furent les lieux de prédilection. Les premiers servaient à récolter les informations tandis que les secondes permettaient de les faire circuler.

Bien qu’étant un monde en vase clos très incestueux, la société aristocratique européenne s’avéra des plus ouvertes à la police administrative. Au premier rang de ses informateurs se trouvaient bien sûr la domesticité, et particulièrement les femmes de chambre. À Paris comme en province, le ministre, le préfet, le maire, la police, la gendarmerie, indépendamment les uns des autres le plus souvent, disposèrent également d’informateurs appartenant au milieu dit bien né. Les ravages de la Révolution et de l’exil l’avaient clairsemé et ruiné, mais sans remettre en question le réseau européen qu’il formait, comme le montre une familière du Versailles d’Ancien Régime, Michèle de Bonneuil (Riflon).

Ruinée par les événements, tout autant que par la maladie de son époux, elle fut une excellente cible pour l’espionnage. D’abord pour les royalistes, qui l’utilisèrent en Espagne (juillet 1796-janvier 1797) pour pénétrer les secrets de l’ambassade de France. Échaudée d’être éconduite de la cour de Blankenberge, en juillet 1797, elle se précipita chez Talleyrand pour lui offrir ses services. Il chercha à l’utiliser à Londres, où elle avait résidé avant son aventure espagnole. Malgré un rapport circonstancié sur la situation en France qui lui permit de rester un agent royaliste, Bonneuil (Nieulant) ne fut accueillie que par le mépris des émigrés et dut retourner sur le continent. Cette beauté diplomatique, âgée de cinquante ans, mais n’en paraissant que vingt-neuf, fut ensuite utilisée en Russie (juin 1800- juin  1801), en Grande-Bretagne (juillet 1802-janvier 1803), en Hollande (mars-mai 1803) et en Basse-Saxe, aux eaux de Pyrmont (août 1803-mai 1804). Elle y chercha vainement à obtenir un visa pour Londres auprès du ministre britannique à Hambourg, George Rumbold. Mais le double jeu de Mme de Bonneuil (Smith) avait été percé à jour à l’automne 1803, le secrétaire au Foreign Office, Robert Jenkinson-Hawkesbury, ayant averti son ministre qu’elle était tout bonnement « indigne de confiance ». Sa pénétration des réseaux royalistes et britanniques étant achevée, Mme de Bonneuil n’en continua pas moins à être employée à des « missions délicates et difficiles dans plusieurs cours du Nord ». Ainsi, en septembre 1806, elle se trouvait à Berlin, avant de gagner Breslau, devançant d’un mois la Grande Armée. Une lettre prétendument interceptée –  en fait forgée par le journaliste royaliste Peltier, fictivement datée du 27  novembre  1810 et publiée à Londres le 10 mars 1811 – de Charles Pigaut-Lebrun « à son ami Réal » la signala ensuite dans l’entourage de la reine de Westphalie, Katharina von Württemberg.

De tous les émigrés rentrés qui participèrent à l’aventure napoléonienne sous le masque général de « dénonciateurs », Michèle de Bonneuil fut celle qui eut le parcours le plus notable. D’autres aristocrates, voyageant pour leurs affaires ou pour le plaisir que leur position leur offrait, furent régulièrement invités à s’insérer dans les salons les plus fermés de Brunswick, Weimar, Berlin, Bayreuth et Vienne, mais aussi Londres et jusqu’à Saint-Pétersbourg. Ils ne seront pas nombreux, difficiles à comptabiliser puisque leurs dossiers furent détruits, tant aux Relations extérieures qu’à la Police générale et à la préfecture de police dès les prodromes de la Première Restauration. Au gré des opérations, on peut néanmoins en détecter plusieurs, comme la veuve de Charles de Marbeuf, Antoinette de Gayardon de Fenoÿl. Protégée par le clan Bonaparte après Brumaire, elle fut certainement implantée par Savary auprès de sa nièce, Madame de Bussy, qui tenait un salon à Vienne au cours de l’année 1807, après quelques mois d’échanges épistolaires ; surveillant ainsi les émigrés employés par l’Autriche, tout en protégeant sa parente, elle fut néanmoins traitée par Fouché. Plus nombreux furent les « dénonciateurs », tant l’opération était simple et rémunératrice pour qui s’y livrait. Concernant le monde aristocratique, un processus de recrutement formel fut mis en œuvre légalement. Entre le 30 novembre 1799 et le 26 avril 1802, la législation concernant l’émigration évolua de façon à permettre la rentrée en France de tous ceux qui avaient été déclarés ennemis de la Révolution depuis 1792. Quelque 145 000 personnes furent concernées, dont un peu plus de 26 000 familles nobles.

En novembre 1799, le ministère de la Police générale transforma sa division des émigrés en une commission des émigrés, composée de trois membres, huit examinateurs, un secrétaire général et un chef de bureau, Henri Lasalle, nommé, le 15 août 1800, commissaire général de police à Brest sur l’insistance de Savary. Il fut remplacé par Jean Morice. À charge pour cette structure de refondre les 19 listes recensant les émigrés. Il fallut éliminer les doublons, les morts et reconstituer l’état nominatif de tous ceux qui avaient servi dans l’armée de Condé, les tableaux des logeurs à Bruxelles et à Mons, la table des décès à Hambourg, les lettres saisies, et 48 autres séries de documents de ce genre, parmi lesquels un état des personnes « aperçues à diverses époques en pays étrangers ». À compter du 13 février 1800, une commission interministérielle (Police générale, Justice et Relations extérieures) fut constituée afin de procéder à l’examen définitif des demandes de radiations d’individus inscrits sur la liste des émigrés. Si les demandes purent se faire au niveau départemental, leur traitement eut obligatoirement lieu à Paris. Naturellement, cette opération permit de repérer les éléments qui pouvaient poser problème. Dès le mois de novembre  1799, ils étaient déjà 1 590 à être placés sous surveillance.

Pendant deux années, Lasalle, puis Morice et Desmarets, pour la Police générale, mais aussi Villiers du Terrage, pour le compte de Talleyrand, purent ainsi choisir parmi les 6 000 ou 7 000  chefs de familles nobles et leurs épouses ceux et celles qui pourraient faire l’affaire comme « agents secrets », « dénonciateurs » ou « mouches ». Ils disposaient de leviers certains, comme faire avancer leur dossier de radiation ou leur procurer des fonds afin d’arranger leur situation. Fouché se servit aussi de cette revue générale de la noblesse émigrée « comme les rois le faisaient de l’ancienne feuille des bénéfices pour le clergé. […] Il n’accord[a] ses faveurs qu’à bon escient. Lorsque Joséphine jou[a] les solliciteuses de charme et le bombard[a] littéralement de demandes diverses en faveur de ses innombrables amis, il s’empress[a] de la servir. On oblige[ait] toujours mieux ceux qui [pouvaient être] utiles et on oblige[ait] à la fois ceux qui vous sollicit[aient] et ceux pour qui on vous a[vait] sollicité. Fouché y trouv[a] d’autres satisfactions encore. En se plaignant à demi-mot de la mauvaise volonté de Bonaparte, il se fai[sait] passer pour un modéré ».

Bonaparte agit de même pour se constituer sa clientèle personnelle, fondement de sa nouvelle légitimité, mais également enjeu de la négociation politique en cours avec les amis du comte de Provence. Toutefois, la vision du Premier consul s’éloigna aussi de la simple police administrative pour utiliser des compétences particulières au service de son renseignement. On oublie trop souvent qu’Adrien de Lezay-Marnésia commença sa brillante carrière d’administrateur par une telle mission. Le 17 mai 1801, sa demande de radiation fut agréée, mettant fin à son dernier exil entre le pays de Vaud, la Lorraine et sa Franche-Comté natale. L’appui de Joséphine Bonaparte n’y était certainement pas pour rien. Mais Lezay-Marnésia connaissait aussi le conseiller d’État Pierre Louis Roederer, très écouté de Bonaparte et de Talleyrand. Le 10  avril  1802, le Premier consul lui confia une mission de renseignement d’intérêt militaire en Hongrie. Le jeune homme ne se sentant pas en confiance – quoique germanophone, il n’était pas magyarophone  –, estimant « la mission […] hors de [s]es moyens », il n’en proposa pas moins une couverture commode pour lui. Depuis l’avènement du Consulat, il s’était « attaché à l’agriculture » en Franche-Comté. Pourquoi ne pas en faire l’objet de sa mission ? Bonaparte en convint le 29 avril. Le 7 mai, l’itinéraire (Suisse, Tyrol, Carniole, Styrie, Carinthie, confins militaires vers la Turquie et la Dalmatie) et les objectifs furent adressés à Lezay-Marnésia. Ce dernier partit le 11 juillet pour Genève, puis Vienne, où il arriva le 17  septembre. De là, il rayonna d’abord dans la « province hongroise voisine » de la capitale autrichienne. Puis il gagna Presbourg, Buda, Pest et la Dalmatie. Le 18 octobre, de retour à Vienne, il envoya son rapport à Bonaparte34. En récompense de cette reconnaissance sur les arrières de l’ennemi principal de la France, Lezay-Marnésia se vit ouvrir les portes d’une carrière administrative, d’abord dans la diplomatie (Salzbourg, 21 juin 1803 ; Würzburg, 17 janvier 1806), puis dans la préfectorale (Rhin et Moselle, 21 mai 1806 ; Bas-Rhin, 12 février 1810).

À une époque où les services de renseignement n’existaient pas, il était d’usage que les missions soient récompensées par un poste de prestige, ou tout au moins rémunérateur. Cela ne fut pas uniquement le cas de membres de la noblesse d’Ancien Régime. Des roturiers, comme Pierre-Paul Chépy, Joseph-Antoine Mengaud ou François-Xavier Joliclerc, furent nommés commissaires généraux de police à l’issue de leurs missions d’agents de renseignement. Actif pendant les campagnes d’Italie (1794-1798), l’avocat Angelo Ignazio Pico poursuivit de son côté une carrière de secrétaire en chef de l’administration centrale du Piémont (1798-1801), puis de juge au tribunal de première instance de Turin (1801-1806). En marge du voyage de Napoléon à Turin (avril 1805), Pico fut invité à donner « sa démission ; que [l’Empereur] oubli[ait] le passé, mais qu’il ne [devait] plus faire parler de lui » (5-9894), ce qui l’amena à reprendre son métier d’avocat à Turin et à ne plus occuper qu’une suppléance à Vercelli (1806-1814). Il semblerait que Pico ait été rattrapé par la vindicte d’Auguste Hus35, un ancien danseur turinois bientôt reconverti en publiciste, français de naissance mais réduit à l’exil parisien suite à son renvoi de son poste de sous-bibliothécaire à Turin (1803) ; cette « mouche » (1803-1805) se vengea de cet affront en le dénonçant parmi ses compatriotes piémontais à Desmarets. Contrairement à Pico, Charles-Louis Schulmeister ne joua aucun rôle politique. Au contraire, il se vit offrir, tant par Napoléon que par la ville de Vienne (1809), des moyens financiers pour bâtir un vaste domaine terrien à Strasbourg. Après avoir agi aux côtés des comploteurs « radicaux » pour déstabiliser le Hesse-Hombourg (1799), Johann Leonhard Krutthoffer, ancien architecte, délaissa également la politique pour se lancer dans les affaires, d’abord en Autriche (1809), puis en Bavière, cherchant à profiter de l’engouement pour le charbon de terre d’Aldorf, près de Nuremberg (1811). Comme Schulmeister, Krutthoffer ne rencontra pas le succès après l’Empire. Tous deux furent contraints à la faillite… Ils rejoignirent pour la postérité ces « dénonciateurs » et ces « mouches » qui ne reçurent que de la menue monnaie pour leurs informations, qui au mieux remplirent les rapports des préfets et des commissaires généraux, ainsi que les Bulletins quotidiens.

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Extrait du livre de Gérald Arboit, « Napoléon et le renseignement », publié aux éditions Perrin

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