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Attaque sur les Kurdes : ces questions épineuses qui paralysent l’Europe face à Erdogan
©LUDOVIC MARIN / AFP

Syrie

Il est du devoir de l'Occident de faire en sorte qu’Erdogan stoppe son offensive mais la réalité est plus complexe et va plus loin que la seule dynamique du "gentil" et du "méchant".

Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Atlantico.fr : Mercredi le président turc a annoncé le début d'une nouvelle opération militaire contre les kurdes de Syrie. Si la décision de Erdogan est difficilement défendable, la façon dont la question est traitée actuellement à l'occident n'est-elle pas extrêmement manichéenne ?

Frédéric Encel : Lors de chaque évènement international, et de manière plus générale dans l’actualité, en fonction de son propre positionnement, chacun sera tenté de considérer que le traitement médiatique accordé est exagéré, insuffisant ou orienté. Face à l’offensive turque actuelle, l’opinion publique semble en effet très favorable au camp kurde. Je pense que deux raisons permettent d’expliquer ce sentiment. La première relève d’une mauvaise conscience de l'Occident vis-à-vis des Kurdes ; de façon plus ou moins diffuse ou réfléchie, les gens savent qu'il existe une population kurde très importante, d'à peu près 35 millions de personnes, au Moyen-Orient. Même si tout le monde ne se souvient pas que la Société des Nations, dès les années 1920, s'était penchée sur la question kurde et qu’en 1945, l'ONU a validé la création d'un Etat kurde - qui a du reste existé pendant plus d'un an - on sait que la question est brûlante et que subsiste une injustice historique. Surtout, les gens se souviennent que dans les années 1970 et 1980, plusieurs régimes politiques, dont celui hautement criminel irakien de Saddam Hussein, avaient massacré les civils kurdes, parfois au gaz de combat. Si l'on ajoute à cela la très récente et épique bataille de Kobané contre les assassins de Daesh, bataille remportée dos au mur (c'est-à-dire à la Turquie !), on comprend ce sentiment d’abandon vis à vis des Kurdes. Pour l’essentiel je le partage.

La deuxième raison du prisme pro-kurde concerne les discours d'une part, les politiques d'autre part, de l'actuel gouvernement turc. Depuis la fin des années 2000, les gouvernements successifs dirigés par M. Erdogan ont fait preuve d'une exceptionnelle agressivité aux frontières et au-delà. Refus de cesser le blocus de la frontière avec l’Armenie et rejet de toute reconnaissance du génocide turc-ottoman de 1915, divorce brutal avec Israël et antisionisme outrancier, soutien au trublion du Qatar et à la confrérie fanatique des Frères musulmans, discours extrêmement virulents à l’encontre de l'Europe et chantage moral aux millions de réfugiés syriens transitant par la Turquie, complaisance économique et pétrolière vis à vis de Daesh, etc. Cela fait beaucoup ! Donc en effet, l’image déjà déplorable du gouvernement turc se dégrade encore avec une offensive militaire contre les Kurdes de Syrie, civils compris.

Quelle serait donc la bonne position à adopter entre un état turc peu fréquentable et les kurdes qui ne le sont guère plus ?

Votre formulation est ambiguë ! Cela pose le délicat problème de la ‘’nation kurde’’. Existe-t-il une seule et unique politique kurde ? Jusqu’à présent la réponse était non. Ainsi l’on doit reconnaitre à la Turquie, en tant qu'état souverain, le droit de protéger ses frontières et de se défendre contre des mouvements manifestement terroristes. Parmi les Kurdes, il y a eu et il existe toujours un groupe puissant, le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan), marxiste et autonomiste sinon séparatiste. Depuis 1984, le PKK a mené de nombreuses opérations, parfois en effet terroristes car visant des civils. Le PKK est même reconnu par de nombreux Etats démocratiques comme une organisation terroriste. Seulement, dans le Rojava, cette plaine frontalière entre le nord de la Syrie et le sud de la Turquie, les éléments du PKK sont manifestement très minoritaires et, dans plusieurs zones, absents. Par conséquent, au nord de l'Irak ces dernières années, lorsque l'armée turque se permettait de bombarder des massifs contrôlés par des groupes kurdes (violant ainsi la souveraineté de l’Irak !) qui n'appartenaient pas au PKK mais aux YPG (libérales et/ou nationalistes) créées pour défendre les populations civiles kurdes, Ankara était déjà hors de son droit. Idem aujourd’hui en Syrie, où les Kurdes ne menacent pas sérieusement le puissant État turc. Faire de tout Kurde un terroriste antiturc en puissance, cela relève du déni le plus total du droit international et à certains égards, du droit humanitaire.

Or je le répète, on n'a pas affaire, dans le cas des YPG, à un groupe ayant perpétré des attaques à la frontière turque ou des attentats en Turquie même. Le Président Erdogan illustre une représentation très répandue dans les milieux nationalistes turcs liée à la peur panique de voir s'échafauder un Etat kurde. Comme le dit Yves Lacoste, « la géographie, ça sert d'abord à faire la guerre » ; si un Etat kurde souverain se mettait en place dans le Kurdistan irakien avec de surcroît un prolongement dans le nord de la Syrie, peut-être plusieurs millions de Kurdes turcs (parmi la vingtaine de millions vivant en Turquie) auraient l'idée de s'y rattacher. Cela représente un cauchemar géopolitique pour la Turquie. Mais ce cauchemar est une représentation et ne légitime pas la politique expansionniste et agressive de la Turquie dans toute la région. 

D'autres part, Erdogan a d'ores et déjà menacé de "relâcher les migrants sur l'Europe" face à cette éventualité avons-nous vraiment les moyens de condamner ses actions ?  On pense notamment à Emmanuel Macron qui a déclaré qu'en lançant une offensive contre les kurdes, Erdogan risquait d'aider Daech à reconstruire son califat ?

La question est éthique. Sous prétexte qu'on n'aurait pas les moyens politiques ou militaires d'intervenir contre telle opération de tel Etat, il ne faudrait pas nécessairement la condamner. Dans ce cas-là, en 2003, Jacques Chirac a eu totalement tort de ne pas participer à la coalition en Iraq, puisqu’il n'avait absolument pas les moyens de s'interposer face à la coalition pro-américaine en Iraq... Non, le tandem Macron/Le Drian a parfaitement raison de condamner, mais il faut voir ce qu'il se passe sur le terrain. Sur le terrain, on ne va pas pouvoir s'opposer aux offensives turques, en revanche la France et avec elle l'UE, à condition d’être enfin plus unie sur les questions géopolitiques, a les moyens économiques de faire sentir très douloureusement à la Turquie que nous ne sommes pas d'accord. La France joue un rôle politique et militaire tout à fait primordial dans cette grande zone sahélienne et moyen-orientale avec comme alliés les Emirats Arabes Unis, la Jordanie et d'autres pays modérés. Elle est revenue en force ces dernières années et par conséquent, s’oblige à prendre position. 

Je suis assez pessimiste ; le rôle de verrou migratoire conditionnel que se donne la Turquie, sa détermination extrêmement forte 

à intervenir quoi qu'il puisse lui en coûter, encouragée par le retrait irresponsable de Donald Trump de la région... ; pour toutes ces raisons, on n'interviendra sans doute pas, même par des mesures de rétorsions économiques. Et je le regrette. J'ajoute que la Turquie fait partie de l'OTAN et que depuis plusieurs années elle ne respecte plus la lettre et l'esprit de cette organisation. Elle achète par exemple des armes lourdes à la Russie et interdit l’usage de la base aérienne d’Incirlik. Je pense qu'il faut agir rapidement. 

En outre Emmanuel Macron a raison de se soucier de cette résurgence possible de Daesh. L'essentiel des combattants au sol qui ont permis de vaincre militairement cette organisation criminelle étaient des Kurdes. S'ils sont obligés de se battre sur un autre front, ils risquent d'être contraints de relâcher dans la nature des milliers de prisonniers islamistes potentiellement très dangereux, y compris pour nous.

Abandonner ses alliés finit souvent par coûter très cher, et pas seulement sur le plan moral...

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