Un gouvernement technique, aller simple pour la violence politique ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Emmanuel Macron prononce un discours lors d'une conférence de presse tenue au Pavillon Cambon Capucines à Paris le 12 juin 2024.
Emmanuel Macron prononce un discours lors d'une conférence de presse tenue au Pavillon Cambon Capucines à Paris le 12 juin 2024.
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

Asphyxie de démocratie

Le contournement du résultat du référendum de 2005 avait déjà puissamment contribué à la démonétisation de la parole publique et des partis, la gestion technique d’une crise politique pourrait-elle faire autre chose que de l’aggraver ?

Bertrand Mathieu

Bertrand Mathieu

Bertrand Mathieu est professeur émérite de l’Université Paris1- Panthéon-Sorbonne ; Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel ; Ancien Conseiller d’Etat (S.Ex.) ; Ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et membre de la Commission de Venise du Conseil de l'Europe
Voir la bio »
Alexandre Malafaye

Alexandre Malafaye

Alexandre Malafaye a d’abord été chef d’entreprise avant de devenir cadre dirigeant au sein de grands groupes. En 2008, il décide de se lancer dans l’écriture, mettant ainsi à profit ses connaissances historiques et géopolitiques.
Il a publié plusieurs romans à suspense ayant pour cadre les grands enjeux de notre époque. Il donne également des conférences sur la géopolitique et voyage souvent à l’étranger pour ses recherches.
En 2012, il fonde Synopia et est également auditeur de l’IHEDN.

Voir la bio »

Atlantico : Le scénario d'un gouvernement de ministres techniciens autour d'une personnalité comme Didier Migaud, l’ancien président de la Cour des comptes, est de plus en plus évoqué pour les choix politiques du chef de l’Etat à l’issue du second tour des législatives. Les noms de Pierre Moscovici, Julien Denormandie et Bernard Cazeneuve circulent aussi pour le poste de Premier ministre. Ce gouvernement technique ne risque-t-il pas d’apparaître comme un prolongement du macronisme et comme un nouveau déni de démocratie auprès des citoyens et des électeurs du RN ou du NFP, comme lors du référendum de 2005 ?

Bertrand Mathieu : Politiquement, le président de la République propose le poste de Premier ministre au parti qui arrive en tête lors des élections. Le parti concerné l'accepte ou le refuse. Le Rassemblement national a indiqué qu'il refuserait le poste de Premier ministre s'il n'avait pas la majorité absolue. Dans cette hypothèse, qu'est-ce que peut faire le président de la République ? Il peut essayer soit de créer une majorité par une alliance entre un certain nombre de partis. Il pourrait être tenté d’instaurer une coalition avec le Parti socialiste et Les Républicains. Dans ce cas-là, Emmanuel Macron désignerait un Premier ministre qu'il choisit librement avec évidemment le risque d'une discordance très rapide entre les partis censés soutenir le gouvernement. A supposer que les partis concernés jouent le jeu, ce gouvernement risque de se trouver dans la situation qu’a connue  la IIIe République avec des gouvernements composés d'alliances instables. Il suffit que quelques députés passent d'un bord à l'autre pour faire chavirer la barque. Une autre solution, celle que vous invoquez, serait de nommer un gouvernement technique. Il s’agirait nécessairement d’un gouvernement de transition. Le président de la République n'aurait alors qu’une très faible marge de manœuvre. Il ne peut plus dissoudre pendant un an. Le gouvernement, quel qu'il soit, pourrait être renversé par le Parlement, fragilisé par l’absence de soutien d’une majorité cohérente. Il serait également paralysé faute d’une véritable légitimité. Tenant son pouvoir d’un président affaibli, il ne trouvera pas dans une majorité parlementaire le soutien qui doit être celui d’un gouvernement en régime parlementaire. S'il prend une mesure jugée trop à droite ou trop à gauche, il risque d'être renversé. Le gouvernement technique peut être une solution transitoire qui risque de déboucher sur de nouvelles élections présidentielles à partir du moment où le système serait complètement bloqué. 

Si une le parti bénéficiant d’une majorité,  relative,  refusait de prendre les rênes du pouvoir, ce que l’on prend comprendre au risque d’une impotence qui obérerait ses chances pour l’avenir, le mécanisme démocratique serait en panne. Mais il n’en reste pas moins que cela signifierait que les électeurs n'auraient pas choisi une majorité claire. Il en résulterait incontestablement une crise démocratique, voire une crise de régime. Le parallèle avec la situation de 2005 connait ses limites, les Français s'étaient exprimés majoritairement par référendum et le gouvernement avait demandé au parlement de surmonter cette décision.

Alexandre Malafaye : À ce stade, rien ne permet de parler de déni de démocratie. Ni de comparer la situation actuelle avec le référendum de 2005. Attendons déjà de connaître le verdict des urnes. Ensuite, tout dépendra de la situation. Majorité absolue pour un camp ; majorité relative, mais avec possibilité de conclure des accords ponctuels ; fragmentation en trois blocs de plus ou moins de même taille à l'Assemblée nationale. 

Dans ce dernier cas, deux hypothèses : la possibilité pour le bloc central minoritaire d'aller chercher des députés LR, du PS, voire des écolos et du PC pour essayer, je dis bien essayer, de fabriquer une sorte de composite parlementaire permettant de voter quelques textes utiles mais sans réelle portée compte tenu du grand écart qu'il y aura entre les uns et les autres. Quelques personnalités sont sans doute capables de réussir à aligner les planètes et celles que vous citez, comme Bernard Cazeneuve, disposent d’une expérience qui aidera.

L'autre hypothèse serait qu'aucune majorité composite ne soit possible. Auquel cas, comme l'Assemblée nationale sera élue pour un an et que sur le plan institutionnel, le président ne peut être contraint à la démission, il faudra bien « tenir la boutique », ne serait-ce que pour assurer la continuité de l'État et le maintien de nos services publics. La vraie question sera alors qui pour accepter la remise des « clés du camion » pour cette conduite en terre inconnue ?

Restera la problématique du vote du budget 2025. Pour ce dernier, nous pouvons imaginer que l'Assemblée nationale parviendra à trouver un accord a minima. Il existe bien sûr des scénarios plus pessimistes, mais le pire n'est pas nécessairement toujours au rendez-vous, jouer à se faire peur ne sert à rien, et personne n’y a intérêt, sauf ceux qui rêvent de provoquer une « révolution ». Mais ils sont minoritaires et parfaitement identifiés. De même que nous savons qui sont ceux qui, depuis l’étranger, instrumentalisent la situation actuelle et propagent des fausses nouvelles pour nous fragiliser davantage. 

Quoi qu’il en soit, si le RN ou le NFP ne sont pas en mesure de constituer une majorité pour gouverner, même s'ils obtiennent davantage de voix et de sièges que le camp présidentiel, il n'y a pas de raison de parler de déni de démocratie. Sauf si le Président maintenait l’actuel Premier ministre à Matignon alors qu’il a perdu son pari électoral. Ici, le futur Premier ministre ne peut pas être le sortant et ne devrait pas être choisi au sein du camp présidentiel (ou de ce qu’il en reste…).

Mais le vrai problème est plus profond, celui de l’absence totale de marge de manœuvre, tel que le rappelait Bruno Le Maire devant le Medef la semaine dernière. La question du qui (pour faire) est une chose, mais celles du quoi (faire) et du comment (faire) sont bien plus cruciales et elle concernera de façon brûlante le prochain locataire de Matignon. 

Est-ce que d'un point de vue constitutionnel, le président a la possibilité de nommer ce gouvernement technique ? Est-ce qu'il y a un cadre juridique précis ? 

Bertrand Mathieu : Le président de la République nomme qui il veut. Il a le choix de nommer le Premier ministre qu’il souhaite, ensuite la nomination des ministres doit faire, du fait de la combinaison des dispositions constitutionnelles pertinentes, l’objet d’un accord entre le président et le Premier ministre, ou tout du moins le Président dispose de la faculté de biffer certains noms, si c’est le Premier ministre qui est à la manœuvre. Mais s’agissant de la nomination du Premier ministre, le Président ne peut pas ne pas tenir compte de la composition de l’Assemblée nationale. Il peut nommer un Premier ministre qui ne disposerait que d’une majorité relative, il ne peut nommer un Premier ministre susceptible de rencontrer une majorité absolue s’opposant à lui, au risque que ce gouvernement soit renversé. 

Le scénario d’une démission du président de la République à l’issue des législatives et en cas de crise politique pourrait-il permettre de clarifier la situation en permettant au forces politiques de se réorganiser ?

Bertrand Mathieu : Cela est tout à fait possible mais comme s’agissant de la dissolution, cela pourrait s’apparenter à un coup politique, plus certainement à un blocage politique et institutionnel. Emmanuel Macron ne peut pas se représenter. Le nouveau président ne pourra pas non plus dissoudre pendant un an. En cas de majorité relative du Rassemblement national et de ses alliés, si un président issu de ses rangs était élu en 2027 ou lors d’une présidentielle anticipée, cela changerait complètement la donne. Il est bien évident que dans ce cas-là, le Rassemblement national serait aux manettes et notamment avec un Premier ministre RN qui pourrait alors se contenter d’une majorité relative.

En quoi le choix d’un gouvernement technique contribuerait à renforcer la violence politique et à asphyxier la démocratie ? 

Alexandre Malafaye : De tout temps, la frontière entre l’ordre et le chaos a toujours été très mince et il faut donc prêter une grande attention à ce que l’on fait et à ce que l’on dit. Par moments, la situation est plus explosive ou inflammable qu’à d’autres. Nous sommes à l’un de ces moments et une simple étincelle peut suffire à tout embraser.

Est-ce qu’un gouvernement technique peut contribuer à renforcer la violence ? Je ne le crois pas. Si violence il y a, elle se manifestera, hélas, les soirs du premier et du deuxième tour. Il convient alors de rappeler que le rôle des responsables des formations politiques sera déterminant. Ils auront la capacité à envoyer des messages qui apaiseront ou jetteront de l’huile sur le feu. Les syndicats portent la même responsabilité. D’ailleurs, lorsqu’ils organisent des manifestations, ils savent canaliser la contestation et éviter les débordements.

Ce à quoi nous avons assisté ces dernières semaines de la part de certains leaders politiques, en particulier chez LFI, relève de la faute lourde. Il ne faut pas jouer avec le feu !

Par la suite, une fois la mécanique en place, ce n’est pas le gouvernement en tant que tel qui renforcera la violence, mais plutôt l’exaspération face à l’inaction, ou bien une décision incomprise ou brutale, ou encore un fait divers. Car en effet, la situation est plus explosive qu’elle ne l’a jamais été depuis les gilets jaunes. 

Une autre configuration est de nature à enflammer la situation. Imaginons que le RN obtienne la majorité en voix, devant le NFP et à grande distance de la majorité présidentielle, mais, du fait du mode de scrutin, des « consignes républicaines » et des triangulaires, moins de sièges que le NFP à l’Assemblée. Ou inversement. Il y aurait là de quoi amplifier la colère d’un très grand nombre de nos concitoyens. 

Bertrand Mathieu : A partir du moment où le débat ne se situe plus sur le terrain politique, parce que la politique a été absorbée, substituée, par la légitimité technique, il est évident que le combat politique risque de s’exacerber et de se dérouler sur d'autres terrains.

Si l’on se place dans le cadre d’une autre situation, celle d’une cohabitation de nature politique, la cohabitation débouchera sur un rapport de force. Il faut qu’il y ait une répartition assez claire des rôles entre le Président et le Premier ministre, or dans des biens des domaines la Constitution n’est pas claire. Chacun va s’inscrire dans la perspective des élections présidentielles. Le contexte de violence politique sera sans doute toujours présent jusqu’en 2027. Les électeurs ont tendance à sanctionner ceux qu’il juge responsables de la violence politique.

En cas de gouvernement technique, pourquoi cela serait-il considéré comme un déni de démocratie ? Si cela devait durer plus de trois ou quatre mois et dépasser les JO, est-ce qu'il n'y a pas un risque de forte tension et de violence politique ?

Bertrand Mathieu : Avec l’influence de La France insoumise, le risque de « bordélisation » pour reprendre votre formule, est tout à fait envisageable en cas de gouvernement technique. Il manquera à ce gouvernement ce qui est essentiel : la légitimité politique.

Ce gouvernement n'aura aucune légitimité politique. Pour assurer et conserver sa légitimité technique, il faudra que ce gouvernement ne s'aventure pas sur le terrain politique ce qui sera très difficile au regard de la difficulté du contexte actuel. Ce manque de légitimité politique va bien évidemment le fragiliser. 

Le scénario d’une coalition ou d’un gouvernement technique comme en Belgique ou en Italie n’est-il pas difficile voire impossible à appliquer en France ? En quoi notre système politique et notre culture démocratique ne sont-ils pas adaptés à une coalition et à un gouvernement technique ? 

Alexandre Malafaye : Notre système a été conçu pour fabriquer des majorités claires et donner un vrai pouvoir à l’exécutif. Dans l’esprit des constitutionnalistes de 1958 et de 1962, un pays qui dispose de la bombe atomique et qui siège au Conseil de sécurité de l’ONU ne saurait être entravé dans son fonctionnement quotidien ou empêché par une Assemblée baroque. Par ailleurs, même si nous pouvons le regretter, la lutte des classes, l’absence de culture économique et la structuration politique binaire de la France depuis la Seconde Guerre mondiale ne favorisent pas le dialogue, la co-construction et encore moins la recherche du compromis. L’arrivée d’Emmanuel Macron avait permis d’espérer qu’une rupture s’opère mais, contrairement à l’attente de ses marcheurs, il a amplifié les dérives du système pour écarter du pouvoir tous ceux qui pouvaient s’opposer à sa volonté, à commencer par les partenaires sociaux et la société civile. 

Pour autant, sur le plan technique, rien ne s’oppose à la mise en place d’une coalition politique. De la même façon, il n’y a pas besoin de texte législatif pour décider de faire vivre pleinement la démocratie sociale au côté de la démocratie représentative. Il s’agit d’une volonté politique, et d’une certaine conception de l’exercice du pouvoir.

Le seul obstacle aux coalitions et à la culture du compromis réside dans le primat des idéologies, le combat des idéaux, la plupart du temps hors-sol ou très éloignés de ce que vivent nos compatriotes, et le refus de regarder la réalité en face. À cela s’ajoute l’utilisation de l’arme de la peur, à grand renfort de rhétoriques tribuniciennes, pour opposer de façon de plus en plus radicale un camp contre l’autre, empêchant toute forme de compromis intelligent et au service de l’intérêt général. 

Ce n'est pas le système politique qui est en cause, ce sont les hommes et les femmes politiques qui l’ont dévoyé, pour davantage se servir de lui à des fins politiciennes plutôt que servir la France et les Français. C’est pourquoi il devient indispensable et urgent de refonder nos Institutions et notre modèle démocratique.

Bertrand Mathieu : Il n'y a pas que la Constitution, il y a aussi les mœurs politiques. Ce qui aurait été possible dans d'autres pays ne l’est pas nécessairement en France, à  situation politique comparable. Les gouvernements de coalition sont quasiment impossibles à mettre en place en France tant le fossé est grand entre les partis et les responsables politiques. 

La Ve République s'est construite sur une volonté de stabilité qui combine le rôle majeur du président de la République et/ou une majorité parlementaire. Les institutions de notre pays ont jusqu’à présent permis de répondre à tous les cas de figure.

La configuration sera nouvelle. Avec un président considérablement affaibli et en cas de majorité parlementaire faible, les conflits et la violence politique risquent d’être exacerbés. Si cohabitation il y avait, elle ne serait pas similaire à  celle de François Mitterrand avec Édouard Balladur ou de Jacques Chirac avec Lionel Jospin. La cohabitation entre Jordan Bardella et Emmanuel Macron pourrait être  conflictuelle. Tout dépendra de savoir si le Rassemblement  national veut obtenir la démission du président ou s’il souhaite se présenter dans les meilleurs conditions pour les élection de 2027 ; 

Les problème rencontrés ne sont pas directement liés aux institutions. Il faut se prémunir, dans une situation de crise politique grave, d'affaiblir les institutions qui sont probablement un des seuls remparts qui restent contre les désordres majeurs et la violence politique.

Le scénario d’une démission du président de la République à l’issue des législatives et en cas de crise politique pourrait-il permettre de clarifier la situation en permettant au forces politiques de se réorganiser ?

Alexandre Malafaye : Pour créer les conditions d’une éventuelle démission du président de la République, il faudrait qu’une majorité absolue émerge à l’Assemblée nationale. Auquel cas, dans la mesure où le Président Macron ne pourra pas se représenter en 2017, l’intérêt de rester pour lui à l’Élysée devient très relatif.

Dans cette hypothèse, et en cas de démission, pour peu que le nouveau président soit issu de la même famille politique que le courant majoritaire à l’Assemblée, nous retrouverions un fonctionnement « normal » de nos institutions.

Pour autant, rien ne l’oblige à démissionner et il peut considérer que son rôle est justement de continuer à défendre ce « camp de la raison » dont il se pense le chef. Il cherchera alors à agir comme il le pourra en période de cohabitation, en servant des institutions dont il maîtrise parfaitement les rouages afin d’éviter ce qui, de son point de vue, pourrait constituer des dérives pour la démocratie, la République et l’État de droit. 

Dans l’autre cas, celui d’un gouvernement technique, nous pouvons imaginer qu’il tentera de peser de tout son poids institutionnel pour orienter les décisions en faveur des priorités qui n’ont cessé de guider son action depuis 2017. Une chose est probable, compte tenu de sa personnalité, il lui sera difficile de se contenter d’arroser les chrysanthèmes...

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !