Alerte cocotte-minute : des Pays-Bas à la Pologne, la révolte monte contre la politique migratoire de l’UE<!-- --> | Atlantico.fr
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La situation aux Pays-Bas et en Pologne ne sont que les préliminaires d'un grand débat sur la migration qui aura lieu après les élections européennes avec le nouveau Parlement européen.
La situation aux Pays-Bas et en Pologne ne sont que les préliminaires d'un grand débat sur la migration qui aura lieu après les élections européennes avec le nouveau Parlement européen.
©AFP / DPA / Sebastian Kahnert

Bruxelles sous tension

Bruxelles s’est montré intraitable face aux demandes de dérogations en matière migratoire dans l’accord de coalition néerlandais tandis que la Pologne du pourtant très pro-Européen Donald Tusk a exclu catégoriquement d’appliquer le Pacte asile et migration.

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester

Rodrigo Ballester dirige le Centre d’Etudes Européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest. Ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, il a notamment été membre de cabinet du Commissaire à l’Éducation et à la Culture de 2014 à 2019. Il a enseigné à Sciences-Po Paris (Campus de Dijon) de 2008 à 2022. Twitter : @rodballester 



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Philippe Moreau Defarges

Philippe Moreau Defarges

Philippe Moreau Defarges est professeur à l'Institut d'études politiques de Paris. Spécialiste des questions internationales et de géopolitique, il est l'auteur de très nombreux livres dont Introduction à la géopolitique (Points, 2009) ou 25 Questions décisives : la guerre et la paix (Armand Colin, 2009).

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Atlantico : Bruxelles s’est montrée intraitable face aux demandes de dérogations en matière migratoire dans l’accord de coalition néerlandais tandis que la Pologne du pourtant très pro-Européen Donald Tusk a exclu catégoriquement d’appliquer le Pacte asile et migration. Quelle est la situation aux Pays-Bas et en Pologne sur les politiques migratoires ? Quelles sont les réactions de Bruxelles ?

Rodrigo Ballester : Il est surprenant qu'une Commission, à quelques semaines à peine des élections européennes, prenne une position aussi claire et déterminée par rapport aux intentions du gouvernement hollandais. Juridiquement, la Commission est dans son bon droit. Le souhait de la coalition néerlandaise de ne pas appliquer les politiques européennes n'est juridiquement pas possible.

Les deux seuls pays qui avaient décidé de prendre leurs distances par le passé sur ces questions étaient le Danemark et l'Irlande après des référendums suite au traité de Maastricht et au traité de Nice qui n'avaient pas finalement été ratifiés.

Le Danemark, en 1992, avait obtenu cette flexibilité. Depuis, le Danemark n'applique pas les politiques migratoires européennes, ce qui leur permet d'avoir leur propre politique d'asile. Les Néerlandais aimeraient bénéficier du même système aujourd'hui mais juridiquement, cela n'est pas possible.

Le porte-parole de la Commission européenne a rappelé une évidence juridique en ce qui concerne la Pologne.

Le pacte asile et migration qui comprend ce mécanisme de solidarité a été adopté par l'Union européenne. En principe, il est effectivement juridiquement contraignant également pour la Pologne. Mais le Premier ministre polonais, Donald Tusk, par ailleurs un grand allié politique de Ursula von der Leyen, se montre aussi catégorique par rapport à sa non-application. Cela est assez surprenant. Quelle a été la réaction de la Commission européenne ? Pour l'instant, il n’y a eu aucune réaction. La situation aux Pays-Bas et en Pologne ne sont que les préliminaires d'un grand débat sur la migration qui aura lieu après les élections européennes avec le nouveau Parlement européen.

Philippe Moreau Defarges : Il s’agit d’une crise sérieuse. C’est doublement une crise grave car cela aboutit au rejet d'une politique commune de l'immigration qui s’était construite progressivement depuis les accords de Schengen en 1995. La deuxième raison inquiétante est que ce rejet vient de Donald Tusk. Il faut rappeler qu’il a été président du Conseil de l'Union européenne. Il est pro-européen et sa victoire aux élections polonaises cette année était une victoire des Européens. Or là, il se met en porte-à-faux par rapport aux Européens.

En quoi cette convergence entre les Pays-Bas et la Pologne est intéressante car Donald Tusk ou la coalition de Wilders n’ont rien à voir politiquement ?

Rodrigo Ballester : Cette coalition est bien plus grande. Il y a un groupe de 19 États membres sur 27 qui a pris une initiative pour justement sous-traiter, délocaliser la politique d'asile européenne en suivant la démarche de Giorgia Meloni avec l'Albanie. Il y a donc un vrai mouvement de fond pour effectivement empêcher les flux migratoires au lieu de devoir les gérer. Cette coalition va bien au-delà des intérêts nationaux et même des couleurs politiques de chaque gouvernement. Ces 19 États membres, qui souhaitent aller dans une direction différente, demandent finalement une espèce de révolution migratoire. Le concept même de délocalisation et de sous-traitance de la politique migratoire était encore un énorme tabou il y a quelques années. Et pourtant, les choses évoluent. Le débat sur la migration évolue. Comme vous le soulignez, c'est un débat qui va bien au-delà des familles politiques et même des situations nationales et des intérêts nationaux, d'où l'intérêt de ce débat.

La position qui était celle de la Hongrie en 2015 après la crise migratoire, une position pour laquelle ce pays a été cloué au pilori, est devenue finalement la position majoritaire au niveau des États membres. Encore faut-il convaincre la Commission et surtout convaincre le Parlement européen.

Avec les élections européennes, le Parlement européen sera renouvelé dans quelques semaines. Un grand tournant peut s'amorcer après les élections européennes. Allons-nous avoir un Parlement européen qui sera plus proche des positions des Etats membres, de l'immense majorité des opinions publiques européennes ? Ou continuera-t-on d'avoir un Parlement européen arc-bouté sur les principes et qui refuse de changer la politique migratoire ? Voilà une des questions auxquelles il sera nécessaire de répondre pour les cinq prochaines années.

Philippe Moreau Defarges : Au-delà des facteurs nationaux, démographiques, géopolitiques, il y a un facteur plus fondamental qui est cette espèce d'incapacité à maîtriser la question de l'immigration. Cela ne concerne pas uniquement le fait de savoir quelle politique de l'immigration il sera possible de mener au sein de l’Union européenne mais de savoir quel diagnostic fait-on ? L'Europe vieillissante a besoin de l’immigration. Mais comment ? La question centrale est de savoir comment l'Union européenne peut-elle concilier une politique commune de l'immigration en tenant compte du fait qu’en son sein les opinions publiques sont très inquiètes de la venue des immigrés ?

Quel rapport de force risque de se dégager entre Bruxelles et ces pays avant comme après les élections européennes ? Quel va être le rapport de force entre les pays qui soutiennent le pacte asile et migration et ceux qui le rejettent ou qui plus largement rejettent toute la vision européenne sur l’immigration (y compris au niveau de la CIJ) ?

Philippe Moreau Defarges : Tout va dépendre des résultats des élections européennes. Si les élections européennes donnent la victoire aux populistes et notamment aux Pays-Bas, en Pologne et ailleurs, Donald Tusk et Geert Wilders seront dans une position extrêmement forte. La question des résultats des élections européennes sera décisive. La deuxième grande interrogation qui se pose concerne le rôle de la Commission européenne. Il est probable que la Commission européenne n'aura pas d'autre choix, pas d'autres alternatives que de déposer des recours devant la Cour de justice de l'Union européenne. Cela va entraîner une crise assez sérieuse avec une tension permanente entre un droit européen supérieur aux droits nationaux. 

Rodrigo Ballester : Il est nécessaire de s’interroger sur l’avenir du pacte sur la migration et l’asile. Va-t-il être mort-né ? Est-il viable ? Il a été adopté seulement quelques mois avant un changement politique qui s'avère quand même structurel pour les prochaines élections européennes. Est-ce que ce pacte migratoire va survivre ou va-t-il être totalement remis à plat ? Voilà la question. Certains pays y sont attachés. Certains poids lourds parmi ces 19 Etats membres sont prêts à prendre ces initiatives.

Il est très probable que le prochain Parlement européen soit plus enclin à serrer les boulons et être plus strict en matière migratoire. D’après les sondages, une percée des partis plus à droite, des partis conservateurs, souverainistes et patriotes est attendue. S'il y a bien un sujet qui braque l'immense majorité des opinions publiques européennes, c’est justement la migration irrégulière, la migration illégale.

A mon avis, cela sera le grand sujet des élections et probablement aussi le grand sujet de la prochaine législature sur laquelle, pour la première fois, vous risquez d'avoir un Parlement plus strict, plus sévère. Tout dépendra de la position du Parti populaire européen (PPE) qui sera vraiment le parti charnière. Ce parti de centre droit s'est finalement toujours comporté comme un parti très consensuel de centre gauche, y compris sur les sujets migratoires. Mais après les élections, la situation pourrait changer, sachant que sur leur droite la colère gronde et que leurs électeurs sont très mécontents. Lorsque vous voyez la situation migratoire en Suède, en Allemagne, en France, est-ce que ce parti de centre droit va continuer à se comporter, en tout cas sur le sujet migratoire, comme un parti de centre gauche, comme un parti de ce consensus migratoire avec les socialistes, les libéraux, les verts et les communistes ?

Je pense effectivement que le Parti populaire sera divisé sur ces questions-là et que ces cinq prochaines années, pour la première fois, le Parlement va plus voter pour des politiques de restriction de l’immigration que pour des politiques d'ouverture. Il est très probable que ceci arrive.

Peut-on imaginer une grande bascule de l’Europe sur ces sujets ? Un changement possible des traités ? Ou des fractures telles que ça fasse voler en éclat l’UE dans sa structure actuelle ?

Philippe Moreau Defarges : Une révision des traités me paraît exclue. L'expérience du projet de traité de l'Union européenne dans les années 2000 a été un échec et un très mauvais souvenir. Remettre en chantier la révision des traités est donc absolument impossible.

La vraie question est de savoir si, sans modifier les traités, est-il possible de parvenir à une politique commune d'immigration ? Il s’agit d’une question politique.

Même si les Etats de l'Union européenne sont au bord du gouffre, ils resteront unis. Ils ont gardé un très mauvais souvenir du Brexit. Ils ne veulent pas d’un nouveau Brexit. Si jamais il y avait un nouveau Brexit, l'avenir de l'Union européenne serait extrêmement incertain. Cela renverrait aux propos d'Emmanuel Macron à La Sorbonne.

Rodrigo Ballester : Je doute que cela fasse voler l'UE en éclats. En revanche, il est probable que nous assistions à des changements structurels en matière de migration. Il y a déjà une immense majorité des Etats membres qui sont prêts à briser le tabou de la délocalisation et de la sous-traitance des politiques migratoires. L’immense majorité des opinions publiques est vent debout. 70 % des Européens estiment qu'il y a trop d'immigration illégale en Europe. Est-ce que cela va apporter des changements ? Tout va dépendre du nouveau Parlement. Les eurodéputés seront probablement plus réceptifs à ces messages-là. Tout dépendra également de la Commission européenne. Rappelons-le, la Commission européenne a le quasi-monopole de l'initiative législative de l'Union européenne et y compris sur ces sujets-là. La Commission, après avoir quand même passé des années à négocier un nouveau pacte migratoire, aura-t-elle envie de remettre en cause ce pacte ? Aura-t-elle envie de proposer de nouvelles règles ? Elle serait bien avisée de le faire car effectivement sinon nous risquons d’assister à une rupture de la politique migratoire européenne. N'oublions pas tout de même que c'est une politique qui n'a pas porté ses fruits et ce depuis Maastricht.

Depuis 30 ans, l'Union européenne essaye de mettre en place cette politique migratoire, de contrôler ses frontières, de ménager les différents intérêts nationaux. L’UE essaye également de juguler la migration illégale. Force est de constater que c'est un échec.

Regardez par exemple le cas de Frontex et la polémique qui a eu lieu pendant le mandat de la commissaire Ylva Johansson, qui a effectivement participé au sabordage de Frontex, en connivence avec le Parlement européen et la société civile, afin de transformer Frontex non pas en une agence qui aide à contrôler leurs frontières mais en une agence qui les contrôle quand ils contrôlent leurs frontières. Cela a constitué un changement de nature qui favorise la présence d'ONG droits-de-l'hommistes mais qui ne permet absolument pas de résoudre les problèmes migratoires.

Si la Commission ou le Parlement s'arc-boutent, cela risque d'entraîner une fronde des Etats membres en matière de migration. La situation serait alors assez grave.

Est-ce que les élections européennes vont avoir un rôle à jouer sur la question migratoire et sur ce rapport de force lié à l'immigration entre la Commission et les Etats membres ?

Rodrigo Ballester : Pour l'instant, l'institution de l'Union européenne qui pousse le plus vers une politique migratoire ouverte et qui est la plus pro-migration est de loin le Parlement européen. Ce Parlement européen va probablement changer de nature et de position sur ces sujets-là. Cela va conduire à un changement systémique qui aura forcément une influence dans le processus de décision en matière de migration. Cela va être aussi un changement qui va apporter d'autres révolutions comme celle de la sous-traitance du droit d'asile. Une des questions que les Etats membres risquent de mettre sur la table est celle d’un rapatriement de certaines compétences en matière de migration afin que tout ne soit pas décidé à l'échelon européen après 30 ans d'échec. Cela permettrait aux Etats membres de récupérer certaines compétences nationales, par exemple en matière de traitement du droit d'asile. C'est exactement ce que la coalition néerlandaise a proposé. Ils ont eux-mêmes admis que cela prendrait du temps. Il y aura peut-être un détricotage de la politique migratoire européenne, à commencer par l'asile. 

Au regard de l'échéance électorale très importante et décisive du 9 juin prochain. Est-ce que cette situation et ce rapport de force assez tendu entre certains pays de l’UE et Bruxelles pourrait s'accélérer en cas de bascule du Parlement européen à droite ?

Philippe Moreau Defarges : Ce phénomène pourrait s’accélérer avec les élections de juin prochain. L'Union européenne est à un vrai tournant en ce moment. Est-ce que, comme vous le dites, ce phénomène pourrait s'accélérer ? Espérons que non. Moi qui suis pro-européen, je ne peux que souhaiter que l'Union européenne garde son unité. Mais je peux parfaitement me tromper. Il est vrai que l'Union européenne traverse une passe très difficile à travers les problèmes d'immigration. La question de la Russie et de l'Ukraine est aussi majeure, tout comme la situation au Proche-Orient.

Est-ce que certains pays pourraient utiliser la diplomatie et renouer le dialogue avec les membres de l’UE qui ont l’intention d’être très fermes sur l'immigration et qui veulent apporter des solutions ? La diplomatie européenne pourrait-elle permettre de trouver un terrain d'entente sur les questions migratoires ?

Philippe Moreau Defarges : Il faut souhaiter que la diplomatie européenne trouve un terrain d'entente. Mais d'ores et déjà, les Etats membres pratiquent des politiques qui leur sont propres. La Hongrie de Viktor Orban dialogue avec la Russie. La situation de l'Union européenne est très incertaine. Si jamais l'Union européenne s'engageait dans la voie des dialogues bilatéraux et de l’arrêt de certaines politiques, quel serait l'avenir alors du continent européen lui-même ?

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