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Les talibans se mettent-ils
à la politique ?
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Homo politicus

Dans le cadre des négociations entre les talibans et les États-Unis, un bureau de représentation taliban a été établi au Qatar mercredi. L'ouverture de ce bureau témoigne-t-elle d'une volonté d'aller vers un processus de paix ou simplement d’une manœuvre tactique ?

Mathieu  Guidère

Mathieu Guidère

Mathieu Guidère est islamologue et spécialiste de veille stratégique. Il est  Professeur des Universités et Directeur de Recherches

Grand connaisseur du monde arabe et du terrorisme, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le Choc des révolutions arabes (Autrement, 2011) et de Les Nouveaux Terroristes (Ed Autrement, sept 2010).

 

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Atlantico : Dans le cadre des négociations entre les talibans et les États-Unis, un bureau de représentation taliban a été établi au Qatar mercredi. Quel sera le rôle de ce bureau ?

Mathieu Guidère : Ce bureau sera essentiellement un "bureau de liaison politique" entre les talibans et les Américains. On voit mal les représentants des deux parties poursuivre leurs rencontres en Afghanistan pendant que les opérations militaires continuent. Au cours des derniers mois, les contacts menés sur le terrain ont montré à quel point il était difficile d’envisager des négociations en bonne et due forme sur le sol afghan. D’autant plus que le gouvernement de Kaboul n’était pas partie prenante à ces négociations et cherchait même à les torpiller pour demeurer le seul interlocuteur des Américains.

Le fait de déterritorialiser les négociations présente un double avantage : d’une part, il assure une plus grande sécurité aux représentants des deux parties ; d’autre part, il réduit la pression du terrain et des opérations militaires en cours pour qu’elles ne pèsent pas d’un poids démesuré sur les négociateurs. Bref, cela permet de déconnecter le temps diplomatique du temps militaire. Ce bureau représente ainsi une sorte de "sas de décompression" pour permettre à toutes les parties de sortir en douceur du bourbier afghan.

Est-ce le symbole d’un véritable engagement dans le processus de paix en direction de l’Otan et de Kaboul ?

C’est d’abord un geste fort et inédit pour les deux parties. Les talibans comme les Américains ont toujours refusé la négociation, chacun étant convaincu qu’il finira par l’emporter militairement. Au bout de dix ans de conflit, voici venue l’heure de la négociation comme un choix de raison fait de part et d’autre.

À ce stade, il est difficile et prématuré de dire s’il s’agit ou non d’un engagement sincère et véritable en faveur de la paix. Aucune des parties n’a vraiment confiance en l’autre, étant donné le passif accumulé au cours de la dernière décennie. C’est pourquoi, chacune veut passer à tout prix par l’intermédiation qatarie, et se retrouve sur un terrain neutre pour régler divers aspects politiques et même pratiques.

Est-ce la reconnaissance du mouvement taliban comme force politique ?

Mieux que la reconnaissance des talibans comme force politique, c’est la consécration de la mouvance comme seul interlocuteur valable en Afghanistan au bout de dix ans de guerre. Il est vrai que les talibans ont démontré une capacité de résilience et d’adaptation hors normes. Ils ont surtout réussi à rallier une grande partie de la population à l’idée qu’il ne peut y avoir de paix durable en Afghanistan sans eux.

Le changement de stratégie américaine ne fait que prendre en compte cette réalité : c’est une décision pragmatique qui arrive à un moment favorable pour les deux belligérants. Il ne faut pas oublier que les récents bouleversements dans le monde arabe et bien au-delà ont poussé bon nombre de mouvements islamistes, y compris parmi les plus radicaux, à revoir leur stratégie à la fois à l’égard des régimes politiques en place et à l’égard des puissances occidentales, à commencer par les États-Unis.

Au vu de ces bouleversements, les talibans apparaissent aujourd’hui comme un interlocuteur possible, au même titre que d’autres mouvements islamistes, mais sous certaines conditions qui ont été d’ailleurs clairement posées par les Américains : arrêt des attaques contre les civils, rupture de tout lien avec Al-Qaïda, acceptation du processus politique et de la constitution afghane.

Les États-Unis auraient d’ores et déjà décidé de transférer dans une prison de Doha des prisonniers talibans détenus à Guantanamo. Le pouvoir en place à Kaboul ne redoute-t-il pas l’ingérence des pays étrangers dans la résolution du conflit ?

Ce qui est certain à ce stade, c’est que le gouvernement de Karzaï est le grand perdant. Même s’il a été informé par les Américains, il a été tenu à l’écart du processus. Ayant échoué à faire l’unité et la paix autour de lui, il a progressivement perdu la confiance de ses soutiens. Son pouvoir s’est réduit comme peau de chagrin en Afghanistan même. Si les négociations entre les talibans et les Américains aboutissent, il en fera certainement les frais. C’est pourquoi Karzaï apparaît plus que jamais réticent face à un processus qui risque de le marginaliser durablement. Le transfert des prisonniers afghans vers Doha n’est qu’une expression parmi d’autres du manque de confiance dans le gouvernement actuel de Kaboul.

Les talibans n’y voient-ils pas une manœuvre tactique pour diviser le mouvement insurgé ?

Les talibans ont appris à se méfier de tout le monde, en particulier des Américains. C’est tout naturellement qu’ils ont veillé à sécuriser au maximum le processus de négociation en posant leurs conditions, notamment en ce qui concerne les détenus talibans à l’intérieur et à l’extérieur de l’Afghanistan. Mais la question de la division du mouvement insurgé ne se pose quasiment plus aujourd’hui, étant donné la légitimité et la crédibilité acquises par les talibans au cours des dix dernières années. Ces négociations ne font que consacrer leur prééminence au sein même du mouvement insurgé afghan. Il faut espérer que cet état de fait se traduise, sur le plan politique, par une paix rapide et durable pour l’ensemble du pays.

Propos recueillis par Franck Michel

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