Affaire Outreau : le cas de conscience du juge Burgaud <!-- --> | Atlantico.fr
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Le juge d'instruction français Fabrice Burgaud assiste à une audience solennelle à la Cour de cassation, le 29 août 2014, au palais de justice de Paris.
Le juge d'instruction français Fabrice Burgaud assiste à une audience solennelle à la Cour de cassation, le 29 août 2014, au palais de justice de Paris.
©FRED DUFOUR / AFP

Bonnes feuilles

Gilles Antonowicz publie « Outreau L’histoire d’un désastre » aux éditions Max Milo. L’affaire d’Outreau ne raconte pas seulement l’histoire d’un fiasco judiciaire, mais aussi l’histoire d’un désastre médiatique, institutionnel, culturel et moral, où la faiblesse et la médiocrité des hommes s'est exprimée de manière accablante. Extrait 1/2.

Gilles Antonowicz

Gilles Antonowicz

Gilles Antonowicz est avocat honoraire et historien.

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D’avril à juin, le juge Burgaud fait tous les actes de procédure nécessaires pour boucler son dossier. En l’espace de trois mois, il auditionne à nouveau la plupart des protagonistes, dont Myriam Badaoui qui, le 24 mai, reconnaît avoir violé, outre ses enfants, tous les enfants ayant fait des révélations les semaines précédentes (Aude, Florent et Gaspard Pommel, Donald Préjean), à l’exception de Vanessa Lavier.

Il entend les enfants concernés, mais se refuse à enregistrer leurs auditions :

« Dans la mesure où les viols et agressions sexuelles que dénoncent les victimes ont été filmés à l’aide d’une caméra vidéo, écrit-il en préambule de chaque interrogatoire, l’enregistrement vidéo de la partie civile aurait pour effet d’accroître son traumatisme, traumatisme déjà très important tel qu’il est  mentionné  par Mme Gryson, expert psychologue qui a examiné l’enfant. Afin de ne pas encore accroître le traumatisme de la victime, la présente audition ne fera pas l’objet d’un enregistrement. »

Pourtant, seul l’enregistrement des auditions, projeté devant la cour d’assises, pourrait légitimer l’absence des enfants face aux jurés ; d’autant plus que Burgaud se refuse également à les confronter avec leurs supposés agresseurs. Mme Gryson a formellement déconseillé ces confrontations, ignorant que les droits de la défense les imposent. La psychologue considère que cela reviendrait à leur faire subir un « nouveau viol ». 

Ni l’un ni l’autre n’a apparemment conscience du fait que ces auditions et ces confrontations auront alors inévitablement lieu devant la cour d’assises, dans des conditions qui ont toutes les chances d’être bien plus difficiles qu’elles ne l’auraient été dans le cabinet du juge. Mais peut-être Burgaud se dit-il aussi que les organiser prendrait un temps considérable. Dix-huit mis en examen confrontés individuellement aux différents enfants qui les accusent, cela nécessiterait l’organisation de plusieurs dizaines d’auditions. Or il faut aller vite. Fin avril, seize personnes sont incarcérées… Il pourrait certes les libérer et les placer sous contrôle judiciaire. Mais il refuse de s’y résoudre. Se prévalant du « climat de peur qui règne dans le dossier » et des menaces dont ceux qui ont avoué disent être l’objet, il transmet au parquet et au JLD toutes les demandes de mise en liberté qui lui sont adressées avec un avis négatif.

Nonobstant, la procédure montre bien qu’il lui arrive de douter. Le juge ne peut ignorer qu’il n’y a pas un élément à charge qui ne puisse être contesté : le tatouage de François Mourmand ? Ce dernier a parfaitement pu s’en vanter un jour auprès de Myriam Badaoui ; la phalange amputée de Daniel Legrand ? Myriam Badaoui et Aurélie Grenon ont pu la remarquer en entrant dans son cabinet ; la maison de l’huissier reconnue par Dimitri ? L’enfant a pu passer devant au cours d’une promenade en compagnie de Mme Bergeret ; les douze godemichés sur lesquels n’apparaît l’ADN que du seul Thierry Delay ? Ce dernier pouvait en faire collection ; l’argent liquide découvert au domicile de Pierre Martel ? Rares sont les taxis à ne pas exercer une partie de leur activité au noir ; les passages tardifs de la « boulangère » dans la cité ? Il n’y a pas que la France qui se lève tôt : il y a aussi la France qui se couche tard ! Et tout à l’avenant…

Son doute, le juge l’exprime au travers des questions qu’il pose. Ainsi, le 13 mai, recevant à nouveau Aurélie Grenon, seul à seul, dans son cabinet :

« N’avez-vous pas inventé une partie des faits ?

- Non, j’ai dit ce que j’ai vu. Cela ne sert à rien de mentir. Je ne vois pas l’intérêt d’inventer des choses.

- Est-ce que vous n’avez pas voulu mettre en cause des gens à tort pour diminuer votre peine ?

- Non, puisque j’ai déjà été en prison et que je pense que je vais y retourner. Mettre en cause des gens, cela ne change rien. »

Pourquoi mentirait-elle ?  Quel  intérêt y  trouverait-elle ? Son avocate elle-même pense comme lui : « La crédibilité d’Aurélie Grenon, déclarera-t-elle, ne faisait aucun doute chez quiconque puisqu’elle mettait en cause certaines personnes et en disculpait d’autres. »

Pourquoi Badaoui et Delplanque mentiraient-ils ? Peut-on imaginer avoir affaire à trois mythomanes ? Les deux experts missionnés n’ont-ils pas clairement affirmé que ce n’était pas le cas. Leur QI respectif indique par ailleurs que ni les uns ni les autres ne sont des débiles mentaux (avec des coefficients de 111 et 107, Aurélie Grenon et David Delplanque se situent même « dans la zone statistique de l’intelligence supérieure à la moyenne »). Alors, pourquoi mettre en cause leurs témoignages ou ceux des enfants dont l’attention a été attirée sur la gravité des conséquences résultant de leurs accusations ? Peut-on  penser que tant d’adultes et d’enfants mentent ? Peut-on penser que des experts chevronnés se trompent à ce point ?

Les accusations sont par ailleurs toujours corroborées par les aveux a minima de Franck Lavier. Et par les aveux spontanés de Daniel Legrand en décembre qui ne sont pas ipso facto annulés par sa rétractation de février.

Si les lettres protestant de leur innocence qui lui sont adressées avec constance par François Mourmand, Pierre Martel, Roselyne Godard ou les  époux  Marécaux  ne  peuvent  laisser le juge Burgaud indifférent, tout cela pèse trop lourd dans son esprit pour qu’il prenne l’initiative de libérer l’un ou l’autre, ce qu’il peut pourtant faire à tout instant. Il a trop peur de l’incompréhension que cela susciterait chez les enfants. Le procureur Lesigne, magistrat de 53 ans, bien plus expérimenté que lui, ne l’y invite d’ailleurs pas. Peut-être aussi ne dispose-t-il plus de la lucidité nécessaire : « Il était angoissé, stressé », dira l’avocate de Thierry Dausque ; « il était débordé par l’importance matérielle du dossier et aspiré par l’émotion », dira celle de David Delplanque ; « il était extrêmement préoccupé par ce dossier, dira l’un des JLD, et, sur la fin, il était exténué. »

La culture de Burgaud et son éducation le conduisent à s’enfermer dans un raisonnement où l’hypothèse de la culpabilité l’emporte sur l’hypothèse inverse. Il ne peut penser que des enfants âgés de 4 à 9 ans puissent avoir le cerveau à ce point pollué qu’ils en arrivent à inventer des histoires pareilles si, même confuses, même contradictoires, elles n’ont pas un fond de vérité. Les confusions et les contradictions seraient même le gage de leur authenticité. S’il y avait mensonge, il y aurait scénario bien huilé. L’affaire des pédophiles d’Angers, qui éclate au même moment, mettant en cause plusieurs dizaines d’adultes accusés d’avoir abusé sexuellement d’une trentaine d’enfants (âgés de 6 mois à 12 ans) est là pour prouver que l’inimaginable est toujours possible.

Comment  imaginer  que  trois  adultes  puissent  prendre un malin plaisir à accuser unanimement des gens que, pour certains, ils ne connaîtraient même pas ? Fabrice Burgaud ne le peut. Il ne connaît pas le monde de la Tour-du-renard comme le connaît par exemple Emmanuelle Osmont, l’avocate boulonnaise de Karine Duchochois, qui déclarera plus tard devant la commission parlementaire : « La Tour-du-renard est habitée par des gens qui n’ont pas de travail, qui n’ont donc aucune activité de la journée. Pour la plupart, leur niveau culturel est relativement faible. Ils passent leur temps les uns chez les autres à boire du café, à jouer aux cartes, et à médire les uns sur les autres. On est copain avec la voisine, on est jaloux du voisin d’en face. Les enfants sont élevés dans ce contexte très particulier. Dès deux ou trois ans, ils ont une notion du bien et du mal très différente de celle que nos propres enfants peuvent avoir. Leur notion du vrai et du faux l’est également. »

Burgaud laisse au JLD et aux magistrats de la chambre de l’instruction le soin de trancher la question de la détention provisoire. Le Code de procédure pénale l’autorise à ne pas en être juge ; le Code l’invite, en quelque sorte, à s’en laver les mains74. Il laisse à ceux qui en ont la charge légale le soin de prendre les décisions sur cette question.

C’est dans ces conditions qu’il prend acte de la libération et du placement sous contrôle judiciaire de trois des mis en examen : Christian Godard le 13 mai (après un peu moins de trois mois de détention), Odile Marécaux le 12 juin (après sept mois de détention) et Roselyne Godard le 13 août (après seize mois de détention). Mais, pas plus que le JLD ou la chambre de l’instruction, il n’en tire de conséquences pour les autres. Le suicide ou la mort accidentelle par prescription abusive d’anxiolytiques et d’antidépresseurs de François Mourmand à la maison d’arrêt de Douai le 9 juin 2002, de même que la tentative de suicide de l’huissier Marécaux survenue le même jour à la prison de Beauvais, ne suffisent pas à lui faire reconsidérer sa position.

Tout bien pesé, Burgaud a sincèrement le sentiment d’avoir bien travaillé quand il quitte Boulogne pour rejoindre son nouveau poste à la section antiterroriste du parquet de Paris. Quelques jours auparavant, le 7 août, il a adressé aux parties un avis leur indiquant la fin de l’instruction, avis qui leur ouvre un délai de vingt jours pour formuler, si elles le souhaitent, un certain nombre de demandes d’actes et d’investigations complémentaires. Il pense avoir marché dans la bonne direction. Et la vérité oblige à dire que plusieurs avocats de quelques futurs acquittés partagent son avis. Florence Aubenas, la journaliste qui suivra le procès pour Libération, en témoignera en rapportant les propos de plusieurs d’entre eux, contactés quelques jours avant l’ouverture du procès devant la cour d’assises du Pas-de-Calais :

« Quand je leur disais, écrira-t-elle, “Votre client nie”, ils étaient les premiers à me répondre d’un ton affligé : “Vous savez, dans ces dossiers-là, ils nient tous !” » Corinne Pehau, journaliste à France 3, dira se souvenir de l’un d’eux, « effondré » de voir son client persister à nier.

Même les futurs acquittés d’Outreau sont persuadés de la véracité des faits. « Chacun se croyait le seul innocent, écrira encore Florence Aubenas. Il y avait entre les différents accusés une suspicion généralisée. Tout le monde croyait dur comme fer à la réalité du dossier. »

Extrait du livre de Gilles Antonowicz, « Outreau L’histoire d’un désastre », publié aux éditions Max Milo

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