Action de grâce pour le jubilé d'Elizabeth II : ces pays qui vivent (très bien) sans connaître la laïcité française<!-- --> | Atlantico.fr
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Le jubilé de la reine Elizabeth II va se poursuivre ce vendredi avec une cérémonie à la cathédrale Saint-Paul de Londres.
Le jubilé de la reine Elizabeth II va se poursuivre ce vendredi avec une cérémonie à la cathédrale Saint-Paul de Londres.
©Daniel LEAL / AFP

Harmonie

Le jubilé de la reine Elizabeth II se poursuit ce vendredi avec une cérémonie d'action de grâce à la cathédrale Saint-Paul de Londres. Un évènement qui ne semble choquer personne outre-Manche. Mais en France, laïcité oblige, un tel cérémonial paraît impossible.

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Thierry Rambaud

Thierry Rambaud

"Thierry Rambaud est professeur de droit public à l'Université Paris Descartes et à Sciences Po (Paris). Ancien membre de la Commission de réflexion juridique sur les rapports entre les pouvoirs publics et les cultes (Ministère de l'Intérieur), il est également expert auprès du Conseil de l'Europe. 

Il a rédigé une étude à paraître en novembre-décembre 2017 sur la notion de politique publique de gestion du religieux. Il a également engagé un programme de recherche sur les liens entre droit public, theologie et droit canonique dans la littérature juridique allemande au XXème siècle dont la première étape va paraître aux États-Unis (en lien avec l'université Notre-Dame)."

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Atlantico : Le jubilé de la reine Elizabeth II se poursuit ce vendredi avec une cérémonie d'action de grâce à la cathédrale Saint-Paul de Londres. Un événement qui ne semble choquer personne outre-Manche. Mais en France, laïcité oblige, un tel cérémonial paraît impossible. Comment expliquer ce décalage ?

Bertrand Vergely : L’histoire, la culture et les mentalités ne sont pas les mêmes. La France a aboli la monarchie. L’Angleterre ne l’a pas abolie. Les Anglais ont par deux fois au 17ème siècle fait une révolution contre leur roi. Mais en définitive, ils ont maintenu la monarchie. Pour lamaintenir, ils ont trouvé une solution. Le roi ne s’occupe pas de politique. Il incarne la continuité de la nation. Un point c’est tout. En Angleterre, la reine est la chef de l’Église anglicane. Cela participe de la même logique. On ne touche pas aux traditions. La reine n’a pas un rôle religieux, pas plus qu’elle n’a un rôle politique. La France a été incapable de faire ce que l’Angleterre a fait. Quand elle a fait la révolution contre le pouvoir royal, elle ne s’est pas contentée de couper a la tête du roi avant de continuer la monarchie malgré tout comme les Anglais. Elle a aboli la monarchie ainsi que la religion. Elle a voulu repartir à zéro en devenant la patrie d’une ère totalement nouvelle qui allait inaugurer unehumanité républicaine et universaliste fondée sur les droits de l’Homme et nullement sur une monarchie et sur une religion. Résultat: lors de la messe d’enterrement de Johnny Hallyday à la Madeleine, lorsqu’il s’agit de bénir le cercueil, Emmanuel Macron se retient in extremis. Une simple bénédiction est encore de trop. Le Président de la République Française se doit d’être absolument laïc et pour cela absolument neutre. Il faut en payer le prix. La France en paye le prix. En Angleterre, la reine est légitime par principe. Il ne vient à l’esprit d’aucun Anglais de remettre en cause sa légitimité et par exemple de ne pas la saluer ou de ne pas la recevoir. En France, le Président de la République n’est jamais légitime aux yeux de toute la population. Comme il est élu au suffrage universel en étant au départ le candidat d’un parti, pour toute une partie de l’opinion il demeure un candidat et non le Président de tous.

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Thierry Rambaud : Lorsqu’on regarde l’ensemble des régimes juridiques des cultes en Europe on constate qu’il existe trois grands modèles :

- Le modèle des églises d’Etat que l’on trouve notamment en Angleterre ou au Danemark.

- Le modèle de séparation avec un régime de coopération comme l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie ou l’Espagne.

- Le modèle de séparations plus stricte avec un recours à une logique de droit privé comme cela est le cas en France, Irlande ou au Portugal.

Incontestablement, sur le plan des règles juridiques du droit public, on a une différence entre les modèles français et anglais. Il faut toutefois compléter cette analyse juridique par une analyse plus sociologique qui est celle de la prise en considération de l’influence sociale et publique de la religion dans une société donnée. Par exemple, aux Etats-Unis, il existe une séparation stricte entre l’Eglise et l’Etat, et pourtant le Président de la République américain prête serment sur la Bible lors de son entrée en fonction et ils ont leur célèbre devise « In God we trust » (« en Dieu, nous croyons »).

Un facteur sociologique entre donc en compte. Ainsi, au-delà des règles juridiques différentes entre l’Angleterre et la France, il existe dans la société l’idée selon laquelle la séparation entre le fait public et le fait religieux doit être particulièrement marquée. C’est notamment lié à l’histoire de la France (citons notamment le fait que la monarchie française, monarchie de droit divin, ait été remise en cause lors de la Révolution), à la crainte d’une émergence de radicalismes religieux (qui implique qu’on souhaite consolider l’aspect séculier de l’espace public et social) et au fait que la République française se soit bâtie sur la morale laïque.

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En Angleterre, l’Etat s’identifie à une religion particulière. La Reine est la chef de l’église anglicane et, à ce titre, a - sur proposition du Premier ministre - la possibilité de procéder à la nomination d’archevêques et d’évêques. Ce pouvoir est bien entendu nominal : en pratique, la Reine, malgré son titre, ne se permettra pas d’écarter un archevêque pour privilégier un autre. Il s’agit d’une fonction honorifique, la réalité du pouvoir appartient aux autorités ecclésiastiques.

Les pays nordiques suivent ce modèle d’Eglises d’Etat. Je pense notamment au Danemark, mais aussi à la Norvège. C’était aussi le cas en Suède jusqu‘aux années 2000, avant que ne soit votée une loi sur la séparation des églises et de l’Etat. Il ne faut pas croire que cette séparation touche seulement l’Eglise protestante : en Grèce, par exemple, il existe une alliance entre le pouvoir civil et l’Eglise orthodoxe qui est privilégiée par rapport aux autres cultes.

Dans le deuxième modèle, celui de l’Italie et de l’Allemagne, il existe une séparation : l’Etat ne reconnait pas précisément une religion particulière. L’Allemagne par exemple ne dit pas qu’elle reconnait les églises catholiques par rapport aux églises protestantes, mais il y a une égalité juridique de toutes les religions devant la loi. Les religions sont reconnues comme utiles pour la vie publique et sociale du pays et bénéficient ainsi d’un statut en conséquence. Voilà pourquoi on peut trouver dans ce pays des facultés publiques de théologie.

En France, la démarche est autre, on affirme respecter la liberté religieuse des individus dans la sphère privée, mais il ne faut pas de reconnaissance de l’expression et de l’utilité publique des religions.

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Des pays vivent donc très bien sans connaître la laïcité française. Qu’est-ce qui permet cette harmonie ?

Bertrand Vergely : Ces pays connaissent une histoire apaisée, une volonté d’apaisement, des traditions de tolérance et de discrétion. La France vit en permanence dans une atmosphère de guerre civile. Elle n’est nullement apaisée et ne désire pas l’être. Elle n’a pas de tradition de tolérance ni de discrétion. Tout se passe dans le drame. Tout tourne au drame. Les Français adorent se révolter et être en colère. Descendre dans la rue et manifester est une expression indispensable dans la manière de concevoir la vie politique. Dans ce climat éruptif, la laïcité ne peut pas être apaisée. En apparence, la laïcité déclare vouloir l’apaisement et la tolérance. En réalité, il existe une guerre larvée continuelle. La volonté de faire disparaître toute trace du sacré, de la religion, du christianisme et du catholicisme en témoigne.Jusqu’à présent, la laïcité concernait la séparation de l’Église et de l’État. Depuis peu, elle s’est donnée comme but de séparer la religion et la société. Ce n’est plus aux fonctionnaires que l’on demande d’être neutres. C’est à tous les Français. Exprimer une opinion religieuse chrétienne est considéré comme une entorse faite à la laïcité.

Le rapport à la laïcité des français a beaucoup été scruté et éprouvé ces dernières années, et souvent critiqué à l’international. La France peut-elle et devrait-elle interroger sa laïcité selon les exemples étrangers comme le Royaume-Uni ?

Bertrand Vergely : Ne rêvons pas. La France ne le fera jamais. La laïcité est le fondement de la République laquelle ne veut plus entendre parler de religion que ce soit sur un plan politique ou bien encore philosophique. En politique, cela donne la guerre et la lutte pour le pouvoir comme mode d’être de la vie politique. Les Anglais ont décidé à l’unanimité ou presque de fêter le jubilé dela Reine. En France, pour des raisons politiques, on ne fêtera jamais quoi que ce soit à l’unanimité. Par ailleurs, est considérée comme philosophique la philosophie des Lumières qui ne se occupe que de politique en étant résolument incroyante.En dehors de la politique et de l'incroyance, point de salut. Pour que la France interroge sa relation à la laïcité, il faudrait qu’elle s’interroge sur le fondement même de la République en se demandant si la laïcité est un fondement indépassable. Il faudrait aussi quelle interroge sa relation à la philosophie des Lumières et à l’incroyance comme uniques sources de la pensée véritable. Ce n’est pas demain qu’une telle interrogation sera envisagée. Cette incapacité à s’interroger sur soi débouche sur une situation pour le moins baroque. La France ne veut plus que l’on conserve les appellations de l’ascension et dePentecôte, mais elle ne veut pas que l’on supprime ces jours non travaillés. Résultat: on le terme Pentecôte sert à désignerun jour de repos. La France a cru qu’il était possible de séparer la religion et la société. Elle le croit encore. Elle a cru qu’il était possible de supprimer la mémoire religieuse. Elle le croit encore. Quand la Révolution Française a voulu supprimer la mémoire monarchique et religieuse, elle a basculé dans la Terreur. Aujourd'hui, il n’en est pas question. Le problème de la laïcité demeure ainsi entier. La France a été chrétienne. Elle ne l’est plus. Mais il est impossible de supprimer des siècles de christianisme. Comment faire pour faire cohabiter la mémoire chrétienne et la laïcité moderne? On n’a pas trouvé la solution. On ne la trouve toujours pas. Composer? Soit. Mais comment? Il faudra qu’un jour la France se pose cette question. Peut-on vraiment se passer de toute religion? Celle-ci n’est-elle pas une nécessité psychologique, morale, métaphysique, culturelle? Un monde qui n’est plus qu’un monde de consommateurs ne sachant plus d’où il vient, où il va et qui il est vraiment sera-t-il encore longtemps s vivable? Un monde où existe la liberté de penser est assurément souhaitable et précieux. Encore faut-il qu’il y ait pensée. Quand il n’y en a pluset que sous prétexte de liberté individuelle, la liberté qui ne pense rien devient vide, pour donner un contenu à la liberté n’est-ce pas l'idée même de liberté qu’il va falloir définir comme autre chose que de pouvoir faire ce que l’on veut?

Quels sont les avantages et les inconvénients des différentes laïcités ?

Bertrand Vergely : La France est un pays libre et cette liberté est savoureuse autant que précieuse. L’Angleteterre est un pays où la tradition existe encore et cela a également de la saveur et une valeur. Le sens de la tradition n’empêche pas les Anglais d’être libres. Notre absence de sens de la tradition nous empêche de l’être complètement. Les Français ne seront jamais des Anglais et la France ne reviendra pas en arrière. Il se peut que les Anglais remettent un jour leur monarchie en cause. S’ils le font, ils ne deviendront pas comme nous pour autant.

Thierry Rambaud : Il est nécessaire de prendre en considération les acquis de l’histoire, de la sociologie et de la science politique. Si on compare deux systèmes, il est essentiel de se demander comment notre point de vue est conditionné.

L’Angleterre a un passé différent de la France. Le pays n’a pas de constitution écrite, le Parlement est guidé par toutes les traditions, la continuité est essentielle d’un point de vue historique : c’est une nation qui n’a pas connu de rupture de type 1789. Cette continuité est donc un avantage : les Anglais s’y retrouvent. Mais on peut se demander si dans une société où cohabitent différentes religions, l’Eglise anglicane ne bénéficie-t-elle pas d’un avantage indu vis-à-vis des autres, en étant reconnue par l’Etat et en bénéficiant donc d’avantages financiers ou patrimoniaux

Vous voulez donc dire que, si la pratique laïque qui existe en France semble pour nous comme le meilleur des systèmes pour régir les rapports entre l’Etat, la religion et la politique, d’autres pays trouvent leur équilibre sans s’inscrire dans la laïcité ?

Thierry Rambaud : L’équilibre entre Etat, religions et politique est issu dans chaque pays d’une histoire particulière. Je pense que les Anglais arrivent à un bon compromis, les Allemands aussi. La France également, même si l’on trouve un peu plus de tension dans la société française dernièrement : on l’a vu notamment quand l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy s’est exprimé avec le discours du Latran sur la laïcité positive.

Je pense qu’il y a des solutions institutionnelles préférables à d’autres. Les Allemands ont ainsi un système extrêmement intéressant : ils sont neutres, ils ne font aucune discrimination religieuse, ils reconnaissent l’expression publique et sociale des religions.

Est-ce à dire qu’il existe une « obsession » française pour la laïcité alors que d’autres pays fonctionnent tout aussi bien sans elle ?

Thierry Rambaud : Sans doute, mais en fait, quand on parle de laïcité, il y a à la fois un aspect juridique et un aspect idéologique plus passionnel : d’un point de vue purement juridique, la France n’est pas si éloignée que ça des standards européens. La différence tient plus à la culture qu’au droit.

N’oublions pas que dans les collèges et lycées peuvent exister des systèmes d’aumônerie, le dimanche matin sur France 2 on peut suivre des émissions religieuses, le lundi de Pâques est férié, vous avez droit à une assistance spirituelle à l’armée, des fêtes religieuses sont reconnues par le calendrier républicain… Au final, juridiquement il est possible de réaliser un certain nombre d’aménagements qui viennent contrebalancer cette « obsession » française pour la laïcité.

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