2022, l’année où le RN a changé de dimension<!-- --> | Atlantico.fr
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Le 5 novembre dernier, Jordan Bardella a succédé à Marine Le Pen à la tête du Rassemblement national.
Le 5 novembre dernier, Jordan Bardella a succédé à Marine Le Pen à la tête du Rassemblement national.
©Alain JOCARD / AFP

Bilan 2022

L’arrivée en force du Rassemblement national à l’Assemblée nationale, s’il a pu légitimement surprendre, n’est pas un hasard, mais le fruit d’une double évolution. Celle du discours et des méthodes du parti, sans doute ; mais celle aussi d’une opinion publique qui subit maintenant de plein fouet le choc du réel.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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En politique, s’il est un élément de l’année 2022 à conserver en mémoire, ce n’est pas tant le fait que Marine Le Pen ait été une nouvelle fois en seconde position au premier tour de l’élection présidentielle, et peut-être pas même qu’Emmanuel Macron l’ait ensuite emporté sur elle au second tour, mais bien plus le résultat des élections législatives… et avant tout la réussite du Rassemblement national. Car si la première surprise de juin 2022 a été la seule majorité relative de la coalition présidentielle, la seconde était l’arrivée à l’Assemblée nationale de 89 élus d’un parti dont on pensait qu’il continuerait d’être tenu à l’écart par le mode de scrutin de nos élections législatives.

Certes, on notait depuis des années les progrès de la formation de droite à chaque élection, avec comme moments forts les élections présidentielles et européennes, mais dans les scrutins locaux ou nationaux le parti semblait confronté au fameux « plafond de verre » si souvent décrit par les commentateurs. Ce dernier pouvait résulter d’éléments techniques : de ces primes électorales données aux listes arrivant en tête qui réduisent souvent les oppositions municipales et régionales à faire acte de présence ; ou d’un mode de scrutin favorisant la continuité des implantations locales, quand ce n’est pas le jeu des réseaux d’influence. Mais il résultait aussi de la stigmatisation morale jetée sur le Front puis Rassemblement national depuis l’époque de François Mitterrand. Elle conduisait non seulement les autres formations de droite à refuser toute alliance avec lui, mais aussi parfois à s’allier avec la gauche contre lui lors des seconds tours, tous devant publiquement demander à leurs électeurs de « faire barrage » à un parti fasciste ou au moins extrémiste - ce qui, de l’avis des spécialistes, ne correspond plus depuis longtemps à sa réalité – sous peine d’être victime d’une bronca médiatique.

Cette stigmatisation n’avait pas ces seules conséquences. Les difficultés qu’avait - et qu’a sans doute encore – le RN à faire émerger des figures de premier plan, au niveau local comme national, résulte aussi de la pression sociale qui pèse sur ses représentants. Quand militer à l’extrême gauche ne choque en rien – et ce quelques soient les méthodes parfois peu démocratiques utilisées par certains partis ou groupes de cette famille politique – le faire dans les rangs du RN peut conduire à la mort sociale, ou, au moins, à une réelle mise à l’écart. Les choses n’ayant pas vraiment changé en 2022 sur ce point, nombre de candidats du RN, y compris parmi ceux qui ont été élus lors de ces élections législatives, n’avaient pas de stature politique réelle, locale ou à plus forte raison nationale, avant de venir siéger au palais Bourbon. Mais le fait qu’il s’agisse finalement pour beaucoup d’entre eux de « gens ordinaires » - ce qui n’a d’ailleurs pas manqué d’entraîner certaines remarques relevant du mépris social venues de ceux qui jusqu’ici se partageaient les bancs de l’hémicycle –, et par ailleurs assez courageux pour accepter de courir le risque de se présenter sous les couleurs de ce parti, est important à noter.

Pour la première fois donc de son histoire - en dehors de l’épisode, très temporaire, des 35 élus de 1984, lorsque François Mitterrand mit en place le scrutin à la proportionnelle pour les législatives, 35 élus qui disparaîtront en 1986 avec le retour du scrutin majoritaire - le Rassemblement national disposait d’un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, avec tous les avantages que cela comporte, notamment dans la fixation de l’ordre du jour ou dans la répartition du temps de parole. Ses élus allaient pouvoir être beaucoup plus présents, et la question était de savoir comment le parti de Marine Le Pen entendait apparaître : allait-il se présenter comme une force tribunicienne volontiers polémique et chercher à « faire le buzz » par ses discours ou ses comportements, à l’image de ce qu’avait pu faire La France insoumise lors du premier quinquennat d’Emmanuel Macron - non sans un certain succès d’ailleurs ? Le parti, au contraire, a choisi d’agir à la Chambre de manière à continuer ce que certains ont appelé sa « dédiabolisation », d’autres sa « normalisation », et, soucieux de son image, a de manière très symbolique veillé à la tenue vestimentaire de ses élus ou à leur comportement dans les travées.

En ce sens, le fait que ces nouveaux élus soient pour la plupart des citoyens « comme les autres », ne vivant pas depuis des années déjà de la politique, ou qu’ils soient d’origine sociale souvent modeste et découvrent avec une certaine crainte les « ors de la République », s’est manifestement révélé profitable. Contrairement aux militants de la gauche radicale, habitués aux provocations contre toute forme d’autorité et aux critiques « déconstructionnistes » dirigées contre l’histoire du pays et le pouvoir en général, les élus RN ont surtout semblé craindre de ne pas être à la hauteur de ces nouvelles fonctions qu’ils respectaient, et se sont attachés à en découvrir les arcanes. Autant d’éléments qui favorisent la cohésion du groupe parlementaire et limitent l’expression de voix dissidentes, autant d’éléments aussi qui le différencient de l’autre principal groupe d’opposition à la chambre, le groupe NUPES, et plus particulièrement de sa « majorité active » représentée par la France insoumise.

Certes, une polémique a bien ressurgi pour justifier une nouvelle fois la mise à l’écart du parti, lorsqu’un député du RN, Grégoire de Fournas, a crié « Qu’il retourne en Afrique » alors qu’un représentant de la France insoumise, Carlos Martens Bislongo, évoquait le sort du navire Océan viking et de ses migrants. À la suite du buzz médiatique qui suivit, le parlementaire a été sanctionné par une exclusion de l’Assemblée nationale pour 15 jours, mais il est loin d’être évident que cette phase politique ait eu l’effet escompté, celui de discréditer le parti – bien au contraire.

On constate en effet que les thématiques et les méthodes utilisées par Marine Le Pen dès avant les élections législatives, mais confirmés par elles depuis, se sont révélées payantes, si l’on regarde par exemple les résultats du sondage annuel sur les « fractures françaises » fait pour le Cevipof en septembre. Quant au comportement des partis d’opposition à la Chambre, le RN recueille 35% d’opinions favorables des Français, soit autant que Les Républicains… quand les partis de gauche sont tous à moins de 30 %, et la France insoumise à 24 %. Les choses sont plus claires encore lorsque, dans le même sondage, on demande aux Français de comparer LFI et le RN autour de quelques questions-clefs. Ce parti est-il dangereux pour la démocratie ? Les Français répondent « oui » pour LFI à 57 %, et « oui aussi » pour le RN, mais à 54 % seulement. Est-il capable de gouverner ? « Oui » à 26 % pour LFI, mais à 39 % pour le RN. Est-il proche de vos préoccupations ? « Oui » à 28 % pour LFI, mais à 37 % pour le RN - et presque 20 points de plus chez les ouvriers. Enfin, ce parti prône-t-il une société dans laquelle vous aimeriez vivre ? « Oui » à 24 % pour LFI, à 32 % pour le RN – et, là encore, 20 points de plus chez les ouvriers.

Ainsi, 39% des Français pensaient en septembre 2022 que le RN est maintenant « capable de gouverner le pays », soit 14 points de plus en 5 ans. Parallèlement, il convient de relever que les items classiquement considérés comme disqualifiants sont en baisse, mais qu’ils restent élevés et supérieurs à la moyenne : 8 points de moins en 5 ans pour le qualificatif « d’extrême droite » appliqué au RN, à 70% ; 6 points de moins pour celui de « danger pour la démocratie », à 54% ; 9 points de moins pour « xénophobe », à 52%. Contrairement à ce que l’on peut penser d’ailleurs, les plus virulents dans la dénonciation du RN ne sont pas ici les électeurs proches de LFI… mais ceux proches d’EELV, du PS et de Renaissance.

L’examen de ces éléments montre la fin de l’effet de la stigmatisation entamée il y a des décennies à l’encontre du RN, et ce pour plusieurs raisons. La première vient de ce que le discours du parti a évolué sur de nombreux points, qu’il a été porté par une Marine Le Pen nettement plus consensuelle que son père, et que cela a contribué à limiter l’effet de rejet, le vote « contre » des « barrages » des seconds tours. À cela s’ajoute le fait que l’outrance même des attaques dirigées contre cette formation ont contribué à les décrédibiliser. Mais il faut se garder de faire de la « dédiabolisation » l’alpha et l’omega de cette évolution, car tout ne se joue pas sur les seconds tours, quand il s’agit d’éviter les votes « contre » : encore faut-il y parvenir et, pour cela, avoir des votes « pour » au premier tour. Et comment expliquer le moindre impact des items négatifs évoqués ?

Il est permis de penser que les nouveaux soutiens enregistrés par la formation de droite ne sont pas dus uniquement aux changements de discours évoqués, mais, parallèlement, à la radicalisation de l’opinion publique sur des thématiques – souveraineté, immigration, insécurité, identité – sur lesquelles, pendant des décennies, seul le FN puis RN se démarquait de la doxa majoritaire. Longtemps, cette dernière a imposé un écran de fumée qui masquait la réalité, à coups de statistiques truquées ou inexistantes, de termes interdits et de propagande pure et simple, donnant de la société française une image aussi vraie qu’un village Potemkine mais à laquelle se raccrochaient néanmoins certains de nos concitoyens, une image qui, par contraste, radicalisait les affirmations du RN. Mais les Français sont aujourd’hui tous plongés, souvent à leur corps défendant, dans une réalité quotidienne bien différente de ces chromos pieux, et l’écart n’est plus tenable.

Au croisement des deux influences, il faut bien sûr évoquer l’arrivée de Reconquête dans le paysage politique. Le discours d’Éric Zemmour, par sa radicalité sur certains points, aura eu en effet deux effets : d’abord, déplacer vers la droite la maintenant fameuse « fenêtre d’Overton », rendant communs de certains concepts jusqu’alors interdits ; ensuite, plus qu’adoucir l’image du discours du RN, le faire passer au second plan. Même en tenant compte des votes recueillis par le nouveau parti de droite, une conséquence favorable de son arrivée sur la scène politique aura certainement été de servir de paratonnerre au RN, le protégeant d’une foudre politico-médiatique qui eut bien de mal à se retourner sur lui dans l’entre-deux tours de la présidentielle, et n’insista guère ensuite, persuadée qu’aux législatives le mode de scrutin était une garantie suffisante.

Le RN aura donc réussi son implantation politique nationale autant par l’évolution de son discours que par celle des Français, les deux se rejoignant actuellement autour des attentes politiques et sociales de la France périphérique. S’il continue à réussir cet équilibre délicat à la Chambre, il devrait nécessairement en tirer d’autres bénéfices lors des prochaines élections, aux européennes de 2024, bien sûr, mais aussi aux municipales de 2026.

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