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2020, année de notre dépression. Entretien avec Yann Moix
©FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Grand entretien

Yann Moix se livre à une analyse personnelle et détaillée des problématiques qui agitent notre temps ; décortiquant à la lettre les questions qui lui sont posées, il passe en revue les thèmes de la crise sanitaire, de la responsabilité politique, du rôle des intellectuels, du rapport à la fiction et à la peur, du tourisme planétaire…

Ulysse Manhes

Ulysse Manhes

Ulysse Manhes est journaliste.

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Yann Moix

Yann Moix

Yann Moix est écrivain et réalisateur, ainsi que chroniqueur à la télévision et dans la presse. Il a obtenu le prix Goncourt du premier roman pour Jubilations vers le ciel en 1996, puis le prix Renaudot pour Naissance en 2013.

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Ulysse Manhes : Cher Yann Moix, c’est peu dire que l’année 2020 est une année particulièrement éprouvante : deux confinements à quelques mois d’intervalle, des malades en cascades, des attentats à répétition (encore trois en quinze jours sur le territoire français), l’annonce programmée d’une faillite économique, la mort subite de la vie culturelle dans le pays, la défiance du peuple à l’égard de ses représentants et plus généralement de l’« élite » de la nation (la fameuse « fracture française » de Christophe Guilluy)… Le climat semble décidément peu propice à de grands projets collectifs et aux réconciliations bienheureuses. La France est-elle arrivée au bout de ses ressources pour affronter cette dépression qui tendrait à devenir chronique ?

Yann Moix : D’abord, si vous le permettez, j’aimerais revenir sur chacun des points de votre liste. Vous dites « deux confinements à quelques mois d’intervalle ». Je ne suis pas d’accord avec ces termes. Car le premier et le second « confinements » ne sauraient être décrits chacun par le même mot. Le « premier confinement » portait bien son nom. Il est fidèle en quelque sorte avec sa définition : nous étions assignés à résidence. Il s’agissait d’ailleurs d’un confinement de sidération. Le « deuxième » – je n’emploierai pas le terme de « second » qui signifierait que ce serait le dernier – est un confinement à la carte. On ne peut pas parler d’une population confinée, mais de Français empêchés – de travailler pour certains – et de Français « inempêchés » qui, eux, ont toute latitude pour se rendre au travail. Une partie de nos concitoyens, dont les magasins, les restaurants sont fermés de force, assistent donc chaque jour au défilé de ceux qui, eux, vaquent à leur activités professionnelles.

Dans le pays, non tant de l’égalité concrète que de l’égalitarisme abstrait, une telle situation est déflagratoire. Le premier confinement était un sacrifice de groupe, tandis que le second réveille les tirages au sort des armées napoléoniennes, lorsqu’on rachetait aux plus démunis, à prix d’or, leur ticket gagnant pour éviter d’être enrôlé pour sept ans. C’est la même chose, à la notable exception du rachat à prix d’or. « Vous êtes de la baise, les gars », comme aimait à le proférer mon formateur, l’adjudant Thévenot, à l’Ecole d’Application de l’Artillerie. Est ainsi en train de se dessiner un prolétariat du Covid, où ce n’est plus la nation rassemblée qui se saigne et se range derrière « l’ennemi » – puisqu’il paraît que la terminologie martiale est de mode –, mais, une fois de plus, ceux qui ont le plus besoin de travailler qui vont traverser des difficultés décuplées. Ainsi, le deuxième confinement n’est-il plus perçu comme sacrificiel mais comme ségrégatif, punitif et vexatoire.

On peut voir, dans cette aberration, un mélange de plusieurs causes, toutes connexes : la peur de scrutin approchant – mais, en quinquennat, force est de constater que le scrutin est toujours approchant –,la peur de la rue, la peur du procès, la peur des réseaux sociaux. Autrement dit : la peur de dégager, la peur de déplaire, la peur de s’affirmer, la peur d’encaisser et la peur de riposter. J’oublie la peur d’assumer. On entend souvent, à juste titre, revenir l’antienne du « sang contaminé ». Mais ce n’est pas tout : il y a également, dans ce faramineux cocktail des lâchetés, un zest de Tchernobyl. Les Français ont l’impression que dire la vérité, pour nos gouvernants, ne revient finalement qu’à changer de mensonge. Mais il y a là aussi un problème de légitimité du deuxième confinement : si la prévisibilité de la première vague peut être sujette à débat, celle de la deuxième possède un statut symétriquement opposé. La deuxième vague était aussi facile à prévenir que la première était difficile à prévoir. De ce fait, les Français ont du mal à se plier à des injonctions qui leur semblent non tant dictées par un virus que par l’incurie de ceux qui les gouvernent. Lorsque le président de la République explique que la seconde vague a surpris tout le monde, il se moque de nous. Car en réalité, il n’y a pas même de seconde vague : c’est le même virus qui continue sa vie. Ce n’est pas parce qu’on sort de la salle de cinéma prendre l’air cinq minutes et qu’on revient s’installer dans son fauteuil que le film est en deux parties.

Lorsque ce virus nous voit passer du confinement militaire – après avoir rempli notre devoir citoyen pour le deuxième tour maintenu des élections municipales – au déconfinement orgiaque, il se propage avec d’autant plus de joie qu’il avait jeûné pendant des semaines. Le signal donné par le gouvernement en autorisant la Fête de la musique est le paraphe originel du désastre actuel : cela a symbolisé le fait qu’on pouvait désormais se lâcher. Cette Fête de la musique a été perçue comme une Fête du déconfinement. Le Président n’a pas été bon dans la négociation de ce virage : sa date arbitraire du 11 mai comme fin de nos soucis, comme jour de la « quille », a instillé dans les esprits, sonnés par des semaines de bunker, que le virus, sur injonction élyséenne, allait faire ses valises et disparaître dans les confins du cosmos. C’est Emmanuel Macron qui, d’une certaine façon, par la tacite manifestation que la guerre était finie, a décrété que la paix était durablement de retour. Le confinement numéro un était dû à une incapacité de prévoir, le confinement numéro deux est dû à une incapacité d’anticiper. Dans le premier cas, on pardonne. Dans le second, on ne pardonne plus.

Ensuite, vous dites « des malades en cascades ». C’est vrai. Et ce n’est pas vrai. Car ces « cascades » apparaissent telles rapportées à l’infrastructure pouvant les accueillir. On nous abreuve de chiffres. Mais sait-on qu’un chiffre n’a de valeur, d’autorité, de légitimité que s’il est lu, appréhendé, étudié que dans un système de références ? Il n’y a pas de chiffre « chimiquement pur ». Les chiffres ne conservent leur pertinence que s’ils ne sont pas isolés, coupés de leur milieu naturel. Le problème n’est pas qu’on « fasse dire » aux chiffres ce qu’ils ne disent pas : c’est que le chiffre, en tant que tel, ne veut réellement rien dire. Un chiffre dépend d’une étude, il est le fruit d’une méthodologie, il émerge d’un système, d’une vision, d’une représentation. Il ne peut vivre « à l’air libre », coupé de son système, extérieur à la modélisation en dehors de laquelle, comme un poisson sorti de l’eau, il dépérit. On confond ainsi, toute la sainte journée, le taux de mortalité, le taux de létalité, etc.

Surtout, il faut comprendre que personne ne sait jamais comment chiffrer une situation, car le chiffre possède, derrière son visage trompeur de précision, et de précision radicale, une dimension, non pas seulement de flou, mais de voilement, d’occultation : à faire vouloir jaillir une réalité, à vouloir éclairer un morceau de réel parfaitement sélectionné, il voile des pans entiers de la réalité qu’il rêve, impuissant, de circonscrire. Le chiffre ne dit jamais qui meurt. Le chiffre ne dit jamais comment on meurt. Pour lui, la mort est précisément ce qu’elle n’est jamais : une quantité.

Le chiffre n’est jamais intelligent ; il est rarement intelligible. Il est générique. Contrairement à une idée reçue, la médecine est d’abord la science des cas particuliers – ce qui en fait une science totalement à part. Aucun corps, en réalité, n’est strictement comparable à celui du voisin. Or, le chiffre a ceci de totalitaire qu’il part d’un postulat à la fois effrayant et erroné : celui de l’interchangeabilité des corps. Celui de la similarité des cas. Pour pouvoir s’appliquer, un chiffre – il ne faut jamais l’oublier – doit d’abord transformer en objet les choses et les gens. On ne « voit » pas derrière le chiffre brut la réalité des malades. On ne perçoit pas les circonstances. On n’envisage ni le comment ni le pourquoi. Sensation de ramasser un caillou. On ne sait pas exactement, malgré les apparences, de quoi meurt précisément qui.

Il n’en reste pas moins que nous avons des malades. Les chiffres de malades sont alarmants d’abord au regard de notre capacité de les accueillir tous en même temps. La crise sanitaire est donc aussi une crise politique : toujours ce problème de mépris de l’État face à l’hôpital, dont on constate aujourd’hui les conséquences. Le gouvernement tente donc, assez malhonnêtement, d’assimiler, par un tour de passe-passe, la réalité sanitaire, qui est réelle – ne nous mentons pas – avec sa légèreté, qui est patente. Les locataires de l’Élysée et de Matignon sont des hommes qui sont plutôt forts pour gérer le pays. Mais un pays n’est pas qu’affaire de gestion. L’homme politique de jadis était taillé pour l’exception. L’homme politique d’aujourd’hui n’est taillé que pour les affaires courantes. Quand l’inédit arrive, il s’en va chercher des vieux mots datés et aberrants choisis dans la lexicographie de la Guerre 14. Tout cela apparaît à la fois consternant et déprimant. On ne règle pas des problèmes de pandémie du deuxième millénaire dans la langue de Clemenceau s’adressant aux Poilus.

Pour ce qui concerne les attentats, il ne vous aura pas échappé qu’ils font précisément leur miel de ce terreau d’apocalypse. Le terrorisme, non seulement ne fait jamais grève, mais il se sert toujours de la réalité comme d’un tremplin. Il y a une balistique du terrorisme. Les terroristes ont parfaitement compris qu’il fallait apporter sa contribution eschatologique à la sensation de fin du monde : en s’acquittant de son écot, de taille, à une accumulation d’événements déjà catastrophiques, il vient amplifier le chaos et, d’une certaine manière, le détourner à ses fins. Mais il le détourne d’une manière extrêmement fine. Il ne s’agit pas pour le Califat de donner l’impression que le terrorisme se déroule sur fond de pandémie, mais au contraire de renforcer le sentiment que la pandémie sur déroule sur fond de terrorisme. Ainsi, les attentats deviennent un décor quasiment naturel, si naturel qu’ils cèdent volontiers la politesse à des événements plus « graves ». Le terrorisme devient semblable à l’air qu’on respire, il s’inscrit dans le quotidien, il est toujours déjà tacite. C’est assez redoutable : en passant au second plan, il s’arroge paradoxalement une importance inédite – celle de faire partie du paysage, comme la pluie, la neige, ou la boue.

C’est là, du strict point de vue du Califat, un succès absolu. Le terrorisme islamiste a réussi à se laisser supplanter par des événements autres, des accidents inédits. Il n’est plus là pour nous étonner, nous surprendre, nous sidérer. La terreur, qui était mouvement, est passée à son stade suprême : l’immobilité. Nous sommes entrés de plain-pied dans l’ère de la terreur stagnante. Nous sommes ainsi passé d’un terrorisme de sidération à un terrorisme d’usure.

En outre, quand vous dites « attentats à répétition », il me semble que l’expression est tautologique. Un attentat est par nature une répétition. Il répète les attentats précédents, en tant qu’il nous les rappellent, et en même temps il est comme la répétition – au sens où entend ce terme au théâtre – des attentats à venir. Répétition comme rappel, donc, et répétition comme entraînement. Chaque attentat contient les attentats qui l’ont précédé et dans lequel il s’inscrit au sein d’un macabre « work in progress » et agit, simultanément, comme la bande-annonce de l’attentat suivant. Un attentat s’écrit toujours au pluriel.

La faillite économique dont vous parlez, quitte à vous surprendre, je n’y crois pas. Les sociétés structurées ont montré que l’économie libérale, alliée à la démocratie, savent toujours se frayer un chemin vers la lumière. Je ne crois pas, je n’ai jamais cru aux débâcles économiques strictes – je n’ai jamais cru à l’économie tout court, qui n’est ni une science, ni le contraire d’une science, et qui développe des instruments très élaborés pour qu’à chaque fois la réalité vienne la contredire – ; quand débâcle économique il y a, il y a toujours d’autres facteurs qui, sinon la génèrent, du moins l’accompagnent et la favorisent. Les crises financières, même quand elles ont des causes « réelles », sont aussi un marqueur de malaise. Les crises économiques, qu’on décrit systématiquement dans les manuels comme des causes, sont aussi – pas seulement, mais aussi – des effets des dysfonctionnements des sociétés. Je renvoie aux travaux de Léon Bourgeois, il y a cent ans, sur le « solidarisme », travaux bien oubliés hélas, et à ceux de l’économiste Charles Gide, oncle d’André, et que l’on serait bien inspiré d’aller revisiter. Quant aux crises financières dues aux folies spéculatives, elles sont de fait une expression de l’état psychologique et névrotique d’une société : les marchés agissent comme des enfants, ils ne sont que la manifestation financière des « raptus » et autres lapsus. L’économie n’est pas un instrument et rarement une cause : mais un effet et une radiographie, presque psychanalytique, d’un pays ou d’un ensemble de pays. L’économie, c’est la parole de l’inconscient d’une société quand elle s’installe sur le divan.

La « faillite » de l’économie n’existe pas à l’échelle d’un pays. En revanche, à l’échelle des personnes, elle existe, et elle fait des ravages. Elle tue. La France peut être mille fois en faillite : dans quelques années, il n’y paraîtra plus. Mais les Français, eux, souffrent. Cela dit, dans la manière dont vous posez votre question – et je ne vous jette pas la pierre –, vous optez pour une présentation accumulative. Cela produit un effet bœuf. Nous pourrions aussi voir les choses de manière plus optimiste : le virus tue moins qu’une guerre, les attentats tuent moins qu’une guerre, l’économie agonise moins que pendant une guerre. Or, de toutes les guerres, nous nous sommes relevés. Les conflits sont nombreux sur la planète, mais les guerres ont disparu. Nous connaissons des conflits mondialisés, mais plus de guerres mondiales.

Nous avons perdu, et c’est peut-être tant mieux pour nous, la mémoire des attitudes de nos aïeuls devant l’impensable et les atrocités. J’en veux beaucoup à la génération des soixante-huitards sur ce point. Je ne suis pas, loin s’en faut, un anti-soixante-huitard. Mais certaines attitudes de 68 m’ont toujours semblé irresponsables et stupides. Par exemple, cette manie, ce réflexe immature, ridicule, pour ne pas dire davantage, en face des « anciens combattants ». Il était de bon ton, quand j’étais enfant, dans les années 70, de remettre à leur place les « vieux cons » qui nous « emmerdent avec leur guerre ». Toutes les chansons de l’époque, les bandes-dessinées, les films ont développé, sous prétexte d’antimilitarisme, un rejet de la mémoire et de la transmission et ont accrédité la thèse, honteuse, que les Poilus rescapés des tranchées étaient de vieux radoteurs réactionnaires et va-t-en-guerre. Que cette guerre, unique sujet de leurs conversations, ils avaient joui de la faire. Nous aurions dû, au contraire, plutôt que de leur clouer le bec et de leur rire au nez, recueillir leurs récits, les écouter, les entendre. Leur témoignage n’avait pas de prix.

Les anciens Poilus auraient transmis, à la génération de mes parents, qui étaient leurs petits-enfants, la dignité face au danger, le sens du courage, la volonté de prendre ses responsabilités face au surgissement du danger, l’attitude à adopter devant la catastrophe inédite. Eux savaient. Nous ne savons plus. Nous n’avons jamais su. Nous avons peur, mais comme des enfants gâtés. S’il est une chose dont je remercierai Emmanuel Macron, c’est de la panthéonisation de Maurice Genevoix et, avec et à travers lui, de « ceux de 14 ». Genevoix fut un homme. Le virus, les attentats, la crise économique l’auraient contrarié, l’auraient soucié, l’aurait peut-être inquiété : mais jamais il n’aurait paniqué. Nous sommes englués dans l’ère de la panique. Et non seulement de la panique, mais du mimétisme de la panique : nous paniquons comme les autres, nous regardons comment les autres paniquent et nous les imitons. Même dans la peur, il y a une sorte de panurgisme mondialisé. Il n’y a pas que le tourisme qui s’est uniformisé, mais la peur.

Je ne crois pas, non plus, pour reprendre vos termes, à la « mort culturelle » du pays. Parce que la « culture » n’aime rien tant que la clandestinité. C’est dans son empêchement qu’elle se refonde, se rajeunit, se régénère. C’est par sa paralysie qu’elle prépare sa régénérescence. C’est pendant son interruption que, précisément, elle s’interrompt le moins. Quand les livres étaient interdits, des œuvres majeures se préparaient dans l’ombre. N’oublions pas non plus que les catastrophes, les chaos, les crises enfantent des livres, des films, des pièces de théâtre qui, en temps de « paix », n’eussent jamais vu le jour. La violence du réel déclenche la profondeur des œuvres. L’art fait son miel des époques infernales. La « culture », mot finalement très générique, est moins importante que la vibration de l’art lui-même, qui ne se plaît jamais tant que dans l’instabilité, le danger, le déséquilibre et la souffrance. La relative médiocrité de la littérature des cinquante dernières années, par exemple, ne s’explique pas tant par la fameuse « crise » du roman, mais parce que les écrivains sont devenus, en Occident, depuis 1945, des enfants repus, gâtés, sans gros soucis qu’intimes ou personnels, coupés de la tragédie et, par conséquent, ineptes à la restitution littéraire du tragique. Aragon, Genevoix, Breton, Jünger, Martin du Gard, Bachelard, Céline, Giono, Cendrars, Hemingway, Apollinaire, Alain ont laissé des livres inoubliables : comme par hasard, ils avaient connu le sang, la boue, les rats, les barbelés et les cadavres de 14.

Quant aux « élites », la méfiance que nous en avons est réelle, et s’est aggravée. De Gaulle a créé, de toutes pièces et sur mesure, une République, la Vème, qui est un cocktail de légitimisme, de bonapartisme et de jacobinisme. Pour enfermer ces trois vents contraires dans une même boîte, il fallait être le géant qu’il était. La Vème République, avant même que d’être un système ou un régime, est l’œuvre d’un homme. C’est presque une œuvre d’art politique – si cette expression avait un sens et ne relevait pas de l’oxymoron. Signée de Gaulle, la Vème République n’était au fond applicable qu’à lui. C’est un peu comme offrir « Lucille », la guitare de B.B. King, à son petit cousin scout pour qu’il gratte « Jeux interdits » au coin du feu avec sa section. La Constitution de la Vème République n'est pas « toute tailles ». Elle ne relève pas du prêt à porter. Ce qu’on constate aujourd’hui, c’est que les Présidents qui se sont succédé jouent toujours les mêmes accords sur « Lucille » mais sont incapables d’en jouer correctement. Ils ne trouvent pas leur style et la panoplie du Général ne leur sied pas. Ils flottent dedans. Et cela se voit. Ils héritent ainsi de l’arrogance qui est incluse dans le kit gaullien, mais comme ils ne possèdent ni la grandeur légendaire, ni, il faut bien le dire, l’incroyable folie mégalomaniaque de l’homme du 18 juin, ils pataugent tous dans leur normalité.

Seul Mitterrand a été capable d’endosser ce costume, parce qu’il l’a fait retailler à sa dimension. Ne pouvant concurrencer le Général en grandeur, il l’a fait rétrécir au lavage. Mitterrand est le seul président de la Vème République à avoir exercé le pouvoir en occultant toute référence explicite à de Gaulle. Ne pouvant décemment se hisser jusqu’à lui, il l’a rapetissé. C’était très bien vu. Il reste, en importance, qu’on l’admire ou qu’on le déteste, le seul Président qui, peut-être, puisse supporter la comparaison avec Charles de Gaulle. Or, quel était le véritable point commun entre le Général et François Mitterrand ? Ils se méfiaient des élites. Ils savaient, tous les deux, qu’il n’existe pas de continuum entre un diplôme et l’action, entre les études dans une grande École et l’aptitude à diriger un pays. L’élite gère, elle n’incarne pas. Les Français souhaitent que quelqu’un pousse la folie jusqu’à prétendre se confondre avec la France. Ils ne conspuent même plus cette République de l’énarchie : ils ont compris que nous étions dans une start-up « institutionnalisante » formée par l’amicale des anciens de HEC. Rager contre les hauts fonctionnaires me semble un anachronisme. La France n’est plus – comme sous Hollande – gérée à la manière d’une sous-préfecture, mais comme une junior-entreprise. Le couple exécutif a des allures de BDE. On court, devant les perrons, avec des dossiers rose, vert, jaune sous le bras. De Gaulle n’a jamais eu de dossiers sous le bras. Il avait la cigarette au bec, le képi sur la tête et regardait au loin. Mitterrand, quant à lui, affirmait que, pour gouverner un pays comme la France, il s’agissait d’avoir trois idées claires. Le problème de Macron, c’est qu’il est capable d’avoir cinquante-sept idées, mais qu’il est incapable d’en avoir trois.

Des « projets collectifs » et des « réconciliations heureuses », il n’y aura plus. Certes, nous connaîtrons, de temps en temps, d’éphémères liesses footballistiques, mais la France est devenue un agrégat d’individualités pour lesquelles l’identité est désormais un véritable mantra. Chacun est en train de se choisir une identité, sinon une, du moins première, pour tenter de se définir de manière stable dans un monde qui semble fluctuer – le monde, disons-le, fluctue et est incertain depuis qu’il est monde, mais passons. Être français, citoyen français, est maintenant quelque chose d’adventice – on se définit en premier lieu par rapport à son origine, son ethnie, sa religion, son lieu de naissance. On s’assigne soi-même à résidence dans ses « racines ». On est « fier » de ses origines. On oublie que l’identité est multiple, changeante, mobile et aussi devant soi. On est arabe, chrétien, juif, musulman, noir, et ensuite, éventuellement, en dernier ressort, quand cela nous arrange, français. On ne sert plus la France, on s’en sert. La France a cessé d’être une nation : c’est un réceptacle à identités concurrentes qui se regardent en chiens de faïence. Chacun fait de la France une excroissance de son identité. L’un la ramène à la « France éternelle », qui n’a jamais existé ; l’autre l’identifie à la « France terre d’accueil », qui a aussi ses limites. On arrive ainsi à cet étrange paradoxe : chacun adore la France et déteste les Français.

La « dépression » dont vous parlez a, je crois, toujours existé. Les problèmes de la société française, depuis la Révolution française, sont ceux d’une légitimité introuvable. Le « pays légal » a toujours existé, mais le « pays légitime » a été perdu en chemin. C’est sur cette défaillance, cet écart entre légalité et légitimité, que les trois grands putschs de notre histoire ont été rendus possibles, d’une part, et que ces trois grands putschs se sont servis de la légalité pour faire avaler leur légitimité. Il s’agit du 18 Brumaire, des pleins pouvoirs à Pétain et du retour de De Gaulle aux affaires. Trois illégitimités parfaitement légalisées. La France n’est pas du tout au bout de ses ressources. Ce sont les Français qui, selon une habitude qui leur est récurrente, sont à bout tout court. Chacun croit en la légitimité de sa France personnelle, portative, qui est l’excroissance fantasmée de son identité elle-même fantasmée.

D’autres époques passées furent confrontées à des traumatismes objectifs majeurs (par exemple au XXe siècle, les deux guerres mondiales successives) qui n’ont jamais révélé une telle dépression morale dans les populations, mais au contraire ont enfanté un grand engouement pour la lutte, la reconstruction et le dépassement. Que s’est-il passé, selon vous, entre le vingtième et le vingt-et-unième siècle pour constater une telle perte de confiance dans l’avenir ?

La dépression, vous le savez, n’est jamais liée à une cause objective, mais à la manière dont, précisément, un individu est subjectivement entré en collusion, ou en collision, avec un événement pour le transformer en traumatisme. Maurice Genevoix a fait une dépression après la guerre, non à cause de la guerre en tant que telle, mais parce que ses journées lui paraissaient vides, inhabitées, informes. On peut traverser les horreurs de la guerre sans faire de dépression et tomber en dépression pour un dégât des eaux. Telle est la richesse des nuances du psychisme humain. Vous utilisez trois mots très différents les uns des autres : « lutte », « reconstruction » et « dépassement ».

La lutte repose sur l’utopie, politique, politisée, d’un monde meilleur qui n’est jamais advenu et qu’il s’agit de construire quitte à en payer le prix. C’est une construction ex nihilo. Bâtir, de gré ou de force, un monde qui n’a jamais eu lieu. Immédiatement, on saisit dans ce mot son intelligence collective. L’individu n’apparaît pas dans ce mot : il se fond dans un projet dont il n’est qu’un élément interchangeable dans l’espace et dans le temps. Il est pris dans un projet qui va au-delà de sa sphère spatiale et temporelle. « L’Internationale » résume parfaitement cela. Regardons les paroles. L’individu est dissout : « Groupons-nous », « Foule esclave, debout ! Debout ! », ou encore « C’est nous le nombre » ; la spatialisation dépasse les frontières : « Les damnés de la Terre », « le genre humain » ; enfin, la temporalité est quasi messianique : « le mot d’ordre éternel » ; « La Terre tournera toujours ». Les utopies relèvent de l’idéal. Le vingtième-siècle a politisé cet idéal. La politisation de l’idéal porte un nom : l’idéologie. Plusieurs idéaux, ainsi, ont été idéologisés : le communisme, le fascisme et le nazisme. Le premier, en Russie, est le résultat d’une lutte pour un homme pur, unique et nouveau ; le second, en Italie, est le résultat d’une lutte pour une société pure, unique et nouvelle ; le troisième, en Allemagne, est le résultat d’une lutte pour une race purifiée, unifiée et renouvelée ; le quatrième, en Iran, le fondamentalisme. Il est cocasse de remarquer que, dans chacun de ces quatre cas, une lutte strictement collective, générique et pour ainsi dire anonyme, a fini par s’incarner en un seul : Staline, Mussolini, Hitler, Khomeiny. Les idéologies ont pris fin, en bonne partie, à cause de leur incarnation totalitaire par une figure idolâtrique.

Le vingt-et-unième siècle n’est plus celui des dogmes et des doctrines : la société de consommation, la société capitaliste a produit un individualisme de masse. Chacun est devenu le héros de sa propre destinée, dont autrui n’est qu’un décor ou, au mieux, un simple figurant. Le capitalisme, grand vainqueur car c’est une idéologie insidieuse, sans camarade suprême, sans Duce, Führer, sans Ayatollah, a fait de nous le seul protagoniste de l’aventure humaine, devenue aventure intime, destin privé, saga strictement domestique. La collectivité s’est dissoute dans un égoïsme de masse.

Une des raisons, outre la prégnance du capitalisme, de la fin des utopies collectives, qu’elles soient humanistes ou barbares, est le rétrécissement de l’espace géographique. L’individu peut, à tout moment, s’accaparer un morceau du monde et le privatiser à son seul usage : c’est ce qu’on appelle le tourisme. Il y a un lien direct entre l’essor, l’explosion même, du tourisme et la fin des idéologies : le mot « monde » ne signifie plus le lointain, rempli de frères humains qu’on ne rencontrera jamais et qui, justement pour cette raison, n’ont aucune difficulté à rester des « frères », le mot « monde » n’est plus l’équivalent temporel de l’infini, c’est-à-dire une entité qui semble sans fin, mais au contraire un terrain de jeu toujours déjà accessible et domestiqué. Les endroits où nous allons, non seulement sont faciles d’accès, mais en plus ils semblent désormais guetter notre venue : ils se plient, affaires obligent, aux desiderata et aux caprices des « voyageurs » que nous sommes. Je mets sciemment le mot de « voyageur » entre guillemets car nous ne sommes pas des voyageurs. Nous sommes des touristes. Le voyageur est celui qui part pour se perdre, le touriste est celui qui part pour se retrouver. Il domestique l’ailleurs, il l’arraisonne. Si le voyage est dépaysement, le tourisme est « repaysement ». Dans le tourisme, soit nous attendons que le dépaysement soit conforme à nos attentes, et nous le façonnons en fonction de la culture du pays de départ et non de celle du pays d’arrivée, soit, de manière plus radicale encore, nous exigeons de retrouver nos goûts, nos habitudes, notre mode de vie transférés dix mille kilomètres plus loin. Nous ne sommes plus à l’étranger, mais dans une adaptation, une traduction de notre mode de vie à l’étranger. Les pays visités s’adaptent ainsi, lentement mais sûrement, et mutent : au lieu que de conserver leurs richesses originelles, ils les caricaturent, les plagient, les pastichent pour qu’elles sonnent selon les canons remplis de cliché de l’exotisme que s’offre le touriste à qui tout est dû. Le « frère humain » devient ainsi à la fois un obligé, un valet, une femme de chambre ou tout simplement un voisin de palier comme les autres. On ne le fantasme plus : il est notre prestataire de service ou un gêneur comme ceux qu’on rencontre à Paris. L’autre est au bout du monde, mais comme le bout du monde est à portée de main, l’autre est désacralisé. Nietzsche avait bien saisi qu’on n’aime jamais son prochain : on ne peut aimer que son lointain. Or, le lointain n’existe plus.

Cette mutation de l’espace et du temps a eu un effet évident sur les utopies. Plus de foules à unifier, de grands desseins universels, ni même, dans leur version barbare, de territoires à conquérir : le monde a disparu, il n’existe plus que des destinations. Nous sommes passés du destin à la destination.

L’autre n’est plus là, à côté de nous et non plus loin de nous, que pour être rémunéré ou dénigré. S’il existe aujourd’hui une Internationale, c’est celle du dénigrement. S’il existe un communisme, c’est celui de la médisance. Ce ne sont plus les prolétaires qui veulent s’unir et se lever, mais les internautes. Et la lutte finale est réductible aux vomitifs réseaux sociaux qui se nomment « réseaux » alors ce ne sont que des solitudes multipliées, des agrégats particulaires entrant en collision perpétuelle ainsi que dans un mouvement brownien, et « sociaux » alors qu’ils portent en germe la haine absolue, aveugle et totale de toute sociabilité, de toute socialisation, de toute socialité et de toute société possibles. En outre, si la lutte impliquait un combat physique, parfois – souvent – armes à la main, on s’aperçoit aujourd’hui que la réalité étant devenue un cas particulier de la virtualité, celle-ci ne peut se faire « que » numériquement. On craignait la guerre nucléaire ; on avait tort, elle est démodée. Si guerre il y a, elle sera numérique. N’imaginons pas qu’elle sera douce, même si l’adjectif « numérique » fait moins peur que l’adjectif « nucléaire ».

De ce point de vue, et de façon plutôt ironique, cocasse, celui qui nous donne une idée de ce que sera la véritable guerre numérique – qui, à vrai dire, a commencé – est le Covid-19. Il agit comme une répétition générale d’une invisibilité qui bloque le monde et l’économie de ce monde. Ce virus qui veut la mort des humains ressemble à s’y méprendre à cette viralité numérique – virus informatiques ou médisances des réseaux – qui réclament la peau d’existences réelles.

Passons à la reconstruction : elle implique, quant à elle, un monde à refaire, un chantier à mettre debout, une sortie des ruines. Mais il n’y aucune guerre et, par conséquent, rien à reconstruire. Il y a si peu de guerre que nous en inventons. Emmanuel Macron, endossant le costume de Clemenceau, emploie des mots de conflit mondial comme « mobilisation générale » ou « couvre-feu » ou « ennemi invisible » parce que, précisément, nous sommes remplis de paix jusqu’à l’os. Qu’on le veuille ou non, le monde n’est plus « en » guerre. Nous sommes passés de la guerre froide à la paix chaude. La guerre froide était une guerre qui n’éclatait jamais ; la paix chaude est une paix qui à tout instant peut s’interrompre. On peut se demander ce qui est le plus éprouvant pour les nerfs : un cataclysme qui n’arrive pas ou un confort – bien que tout relatif – qui peut cesser brutalement. On ne peut reconstruire que sur des ruines, mais il n’y a pas de ruines. Pas la moindre. J’ajoute que pour « re »-construire, il faut avoir une mémoire de ce que le passé nous a légué.

Chaque époque construit sa réalité ; notre problème est que nous construisons non plus une réalité, mais une virtualité. Nous ne construisons pas sur du vrai, mais sur du faux. Le faux n’est plus aujourd’hui le contraire du vrai mais, via Internet et l’explosion des sites complotistes et des « fake news », une option possible – le fameux « fait alternatif ».. Il n’y a plus ceux qui disent la vérité et ceux qui mentent, mais ceux qui choisissent la vérité A et ceux qui choisissent la vérité B. La vérité A serait celle de l’élite, des nantis, des privilégiés, du pouvoir, quand la vérité B serait, pour sa part, celle du peuple, des oubliés, des méprisés, des abusés. La preuve elle-même est devenu preuve de mensonge. Ce n’est plus vrai contre faux, mais véracité contre véracité. Pire : crédibilité contre crédibilité. Ainsi commence l’enfer : quand le faux et le vrai entretiennent des relations incestueuses et ne s’excluent plus en se crachant au visage. On parle de « fake news », et on a raison, mais ce qui est terrible en réalité, c’est que le faux a disparu : il est devenu un autre vrai, un nouveau vrai parallèle à l’ancien, un vrai de substitution pour ceux qui en ont marre ou ne « sont pas dupes ». Le faux s’est dissout, il appartient au vingtième siècle, siècle du pastiche, du plagiat, de la contrefaçon. Le faux s’est dissout, il appartient au vingtième siècle, siècle de la logique, de la contradiction, de la démonstration, de la vérification. Ce qu’on appelait autrefois le « vrai » est désormais compris comme synonyme d’« officiel ».

Cette société sans mémoire, sans culture, sans transmission ne peut pas « re »construire : elle fait table rase du passé. Incapable en outre de se projeter vers l’avenir en l’anticipant, en le pensant – la crise du Covid-19, entre autres, en est la terrible preuve – nous sommes confinés, ce n’est pas un mauvais calembour, dans un présent perpétuel. Autrement dit, nous sommes dans la même configuration que l’animal, qui ne connaît que le perpétuel présent. On nous rebat les oreilles avec « le monde d’avant » et « le monde d’après ». Mais il n’y a réalité que du « pendant », et c’est cela le problème. Nous retombons sur cette évidence que le « pendant » étant une question de gestion des affaires courantes, nous n’avons au pouvoir que des gestionnaires et non des visionnaires.

Quant au dépassement, il suppose une transcendance de soi. Or, dans une société d’individus purs, chacun, loin d’être athée, ne croit qu’en un seul Dieu : lui-même. Nous sommes dans une configuration « d’autothéisme ». Chacun se présente immédiatement sous la forme de sa propre transcendance : « je me suis fait tout seul », « après moi le déluge », « moi, moi, moi » et lorsque chaque individu pose devant une œuvre d’art ou un paysage d’exception, il vient s’intercaler devant, en idole, pour sacrifier lui-même à la religion de lui-même. Les richesses du monde ne sont que la décoration de son autel, les fioritures de la divinité qu’il incarne. L’individu n’entre plus en lui-même, comme au temps de la psychanalyse. Il pénètre à l’intérieur de lui-même comme on pénètre dans un Temple.

Les institutions pataugent dans ce monde neuf. Elles datent. Elles ressemblent un peu à un théoricien, à un physicien qui tenterait coûte que coûte à plaquer ses équations newtoniennes sur des phénomènes quantiques. Les fictions réelles que sont les institutions ne parviennent pas à appréhender la réalité fictive qu’est le monde virtuel. « Lutte », « reconstruction », « dépassement » sont des termes du monde newtonien ; ils sont inopérants dans le monde particulaire et quantique du vingt-et-unième siècle.

Dans un précédent entretien à Atlantico, Boualem Sansal mentionnait : « Les intellectuels français ne sont plus ce qu’ils étaient, libres, courageux, possédant à fond leurs sujets. » Pensez-vous que le courage ait déserté le débat public, et notamment le discours des intellectuels ? Et que les intellectuels ont encore le pouvoir de contrarier l’extension de la peur à tous les domaines ?

Les intellectuels, actuellement, ne semblent avoir le courage que de leurs intérêts. Ils calculent le pour et le contre de ce qu’ils vont dire. Ils se transforment en balisticiens. Ils veulent se faire une place, ou bien rester dans le paysage, à la condition de ne se faire lyncher ni par les réseaux sociaux – qu’il faut mépriser tant que l’on peut ; tweeter, notamment, est un dépotoir de phrases – ni par le pouvoir en place. Ils ont peur. Peur de mal dire, peur que leurs propos soient déformés. Ne leur jetons pas la pierre : ils ont compris quelque chose avant tout le monde, et c’est aussi ce que signifie la tragique disparition d’une revue d’excellence comme Le Débat : c’est que nous assistons aujourd’hui aux obsèques de la nuance. Le gris est mort. Chacun est sommé de choisir son camp. Or, si les intellectuels adorent se ranger dans un camp, ce n’est jamais au nom de la caricature de leur pensée, de leurs écrits, mais précisément grâce à la subtilité de leur discours et à la finesse de leurs analyses. L’intellectuel est bien sûr celui qui a le courage de s’exposer, mais celui, aussi, qui persiste à produire de la nuance et du contraste dans un monde binaire et booléen. L’intellectuel sait aujourd’hui qu’il n’a plus pour lecteurs et auditeurs que d’autres intellectuels. Le monde virtuel a ceci de terrifiant qu’il n’est pas, comme l’avaient été les dictatures, un monde « anti-intellectuel », au sens où il ferait la guerre aux intellectuels et aux penseurs, mais un monde « a-intellectuel », c’est-à-dire un monde dans lequel cette dimension d’intellectualisme, de réflexion, d’étude n’existe pas – et non seulement n’existe pas, mais ne représente rien, ni danger, ni concurrence, ni but, ni tentation, ni repoussoir. Le monde internautique, qui est celui d’aujourd’hui, est aussi étranger à l’existence des intellectuels que le Sahara est étranger aux rainettes. Du coup, les intellectuels ne parlent plus « contre » : ils s’égosillent dans le vide. Pour personne – sinon pour leurs ennemis, devenus tous, à force d’isolement, des sortes « d’amis à l’envers ». C’est assez terrifiant.

Pour moi, l’intellectuel d’aujourd’hui n’est plus celui qui pense la catastrophe comme une exception, mais comme un fond d’écran, comme un habitus, un climat permanent. Comme une « maison » au sens bachelardien du terme. Celui qui va trouver les mots pour dire comment s’installer dans le confort du désastre. Le désastre étant devenu la texture du réel, il va en effet devoir se couler dedans : slalomer entre les terroristes et les virus, épouser les catastrophes en développant une science, calme, du passage entre les gouttes. Cela exige de la sagesse, une passivité courageuse envers la perspective quotidienne de mourir en sortant de chez soi, mais ne doit en aucun cas signifier une démission, une résignation : il faut éradiquer le terrorisme et éradiquer le virus, encourager la liberté d’expression et ne pas fléchir. Mais il faut aussi préparer les esprits à se trouver une place au milieu d’un chaos qui sera, désormais, aussi permanent que l’atmosphère et aussi régulier que les saisons. L’enfer est devenu écosystémique. C’est une nouveauté.

Dans vos conversations médiatiques et vos publications, on vous sent soucieux de la disparition de la littérature et surtout de l’esprit littéraire, capable de transcender et de mettre à distance les difficultés de la vie. Il semblerait que notre époque moderne s’attache plutôt à un « esprit de réalité », notamment par les médias connectés en permanence au monde réel. Pensez-vous que le désenchantement actuel puisse être lié à cette éclipse de la fiction et de la sublimation littéraire ?

Je ne crois pas, n’ai jamais cru, ô combien jamais, que la littérature – je ne sais pas ce qu’est « l’esprit littéraire » – mette à distance les difficultés de la vie. Bien au contraire : je crois qu’elle est là pour appuyer, de toutes ses forces, sur les points douloureux, faisant la lumière sur les escarres, mettant en évidence les verrues, exhibant les moignons. La littérature qui fait plaisir, qui fait du bien, n’est pas de la littérature. Cela était bon du temps de la bibliothèque rose – et celui qui vous parle est un ex-lecteur frénétique de Fantômette. Mais même Fantômette posait les vrais problèmes. Ses aventures, superbement écrites, mettaient l’inquiétude en exergue. S’insinuait dans les épisodes, peu ou prou, une certaine intranquillité. Je crois que la littérature existe, non pour inquiéter facticement, mais pour révéler, pour dévoiler, pour désocculter, un peu comme une lampe torche braquerait un squelette dans une cave. Je ne crois ni à la « fiction », qui n’a jamais concerné un seul grand écrivain, ni à la « sublimation littéraire », qui n’est que l’expression des pubertés poétiques. Je ne crois qu’à une seule chose depuis que je suis sur terre : à la réalité. Car c’est elle, après tout, qui nous verra mourir.

Propos recueillis par Ulysse Manhes

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