"Memorial Drive" de Natasha Trethewey : témoignage d’une immense dignité qui dit l’impuissance et le mutisme devant la violence<!-- --> | Atlantico.fr
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"Memorial Drive" de Natasha Trethewey a été publié aux éditions de l'Olivier.
"Memorial Drive" de Natasha Trethewey a été publié aux éditions de l'Olivier.
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"Memorial Drive" de Natasha Trethewey a été publié aux éditions de l'Olivier.

Véronique Roland pour Culture-Tops

Véronique Roland pour Culture-Tops

Véronique Roland est chroniqueuse pour Culture-Tops.

Culture-Tops est un site de chroniques couvrant l'ensemble de l'activité culturelle (théâtre, One Man Shows, opéras, ballets, spectacles divers, cinéma, expos, livres, etc.).

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"Memorial Drive" de Natasha Trethewey

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Céline LEROY
Editeur : Editions de L’Olivier
Paru le 19 août 2021
216 pages
21,50 €

Notre recommandation : EXCELLENT

THÈME

Exactement vingt ans après la mort de sa mère Gwen, abattue par son second époux Big Joe après des années de violences conjugales, Natasha Trethewey est reconnue dans un restaurant par un homme autrefois policier lors du drame. Il lui propose de lui remettre les archives de l’affaire qui sont sur le point d’être détruites. Elle qui s’était pourtant juré de ne plus jamais revenir sur son passé, elle accepte. C’est le début pour elle d’un long voyage, sept années à faire le chemin à l’envers, à se confronter à sa mémoire et aux faits. Memorial Drive est le fruit de ce douloureux labeur cathartique.

POINTS FORTS

- Le contexte des luttes raciales dans les Etats du Sud des années 50-60 – Gwen et sa mère ont connu le déchaînement de haine déclenché par l’avancée des droits civiques et la légalisation des mariages interraciaux dont est issue Natasha. Elle se rappelle les procédés d’intimidation des blancs pour affirmer leur suprématie, la croix embrasée par le Ku Klux Klan dans l’allée de la maison familiale, et le regard réprobateur des passants sur l’enfant métisse qu’elle est, trop blanche pour une Noire, trop noire pour une blanche, soulevant constamment la question de son identité et de sa place.  

- Le courage d’une démarche - Quel cran il aura fallu à Natasha pour replonger dans l’enfer et témoigner. Après l’enfance heureuse dans le Mississipi, dans un ancien bourg d’esclaves où elle est protégée et choyée par ses parents et des figures féminines fortes, la vie de Natasha bascule quand sa mère - une mère adorée- se remarie. Pendant dix ans, Big Joe, pervers délirant, les terrorise. La petite fille est humiliée par ce beau-père qui la punit sans cesse. La mère est battue, plusieurs fois menacée de mort, jusqu’au passage à l’acte tragique. Avec Memorial Drive, Natasha Trethewey remonte aux origines du féminicide et lutte par l’écriture contre sa conscience qui aurait voulu ignorer le traumatisme et réduire le chagrin au silence. 

- La maîtrise de l’écriture - Pourquoi perd-on sa mère à vingt ans ? Pourquoi cette mère trouve-t-elle une mort si horrible, à un âge où elle avait la vie devant elle ? Comment est-on façonné par cet héritage ? Autant de questions que Natasha a contournées pendant des années, se raccrochant à des interprétations personnelles qui la préservaient d’un désespoir absolu mais aussi l’enferraient dans la culpabilité. Memorial Drive dépasse le mutisme de sa jeunesse et les mythologies, pour toucher à la vérité intime. A contrario de certaines autofictions qui ne font que vomir de l’angoisse, Natasha opte pour la maîtrise et l’analyse en recourant à diverses formes de discours : elle parle d’elle à la première personne ou s’interpelle en spectatrice de sa propre vie, elle insère quelques phrases clés de son journal intime, livre le matériau brut de conversations téléphoniques conservées dans les archives, et confie des révélations oniriques libératrices.

QUELQUES RÉSERVES

Je n’en vois pas. C’est un grand livre.

ENCORE UN MOT...

Memorial Drive s’ouvre et se ferme sur le récit d’un rêve dont la phrase centrale résume le livre : « Sais-tu ce que ça fait de porter une blessure qui ne guérit jamais ? ». A cette douleur fantôme, Natasha Trethewey ne pouvait donner du sens et de la matérialité que grâce à l’écriture, elle qui dès l’âge tendre a été nourrie de mots, de récits familiaux, de mythes et de poésie. On ressort bouleversé et admiratif de ce témoignage d’une immense dignité qui dit l’impuissance et le mutisme devant la violence, l’illusoire étouffement du chagrin, la survie et la culpabilité qui jettent pour des années un linceul noir sur le traumatisme.

UNE PHRASE

“ Dans les mots de ta mère, tu entends la supplique pour qu’il (Big Joe) arrête. Tu entends son espoir éperdu qu’en sachant que tu sais, qu’en sachant que tu écoutes, il mettra un terme aux sévices. Comme si le fait d’être une enfant, de n’être qu’en CM2, changera quoi que ce soit. Et là tu sais que tu es impuissante. TU SAIS TU SAIS TU SAIS. Regarde-toi. Aujourd’hui encore tu crois que tu peux prendre tes distances avec cette petite fille par l’écriture en recourant à la deuxième personne du singulier, comme si tu n’étais pas celle à qui tout est arrivé.” (p.112)

L'AUTEUR

Née en 1966, Natasha Trethewey occupe une place importante dans la littérature contemporaine aux Etats-Unis. Universitaire et poétesse, elle a été Prix Pulitzer en 2006 pour Native Guard, dédié à sa mère, et a reçu deux fois le mandat de Poet Laureate en 2012 et 2013. Elle a publié plusieurs autres œuvres, pas encore traduites en français, dont les plus récentes sont Thrall en 2012 et Beyond Katrina en 2010. Memorial Drive a été un immense succès aux Etats-Unis.

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