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"Les 100 000 collabos" français : un fichier aussi important pour ce qu’il dit... que pour ce qu’il cache
©Reuters

Bonnes feuilles

À la libération, le colonel Paul Paillole, responsable du contre-espionnage français, entreprend de dresser la liste des personnes ayant collaboré avec l'occupant allemand. En 1945, il donne dans deux volumes de plus de 2 000 pages les noms des 96 492 "suspects et douteux". Extrait du livre "Les 100 000 collabos" de Dominique Lormier, aux Editions du cherche-midi (2/2).

Dominique Lormier

Dominique Lormier

Dominique Lormier, historien et écrivain, est considéré comme l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire militaire. Membre de l'Institut Jean-Moulin et membre d'honneur des Combattants volontaires de la Résistance, il collabore à de nombreuses revues historiques. Il est l'auteur d'une centaine d'ouvrages.

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En somme ce fichier, dont on a vu qu’il était le fruit d’un travail organisé et demandé probablement par le colonel Paillole (maréchaliste, plus proche de Giraud que de de Gaulle), rejoint étrangement par ses observations la lutte interne entre les politiques en place à la Libération. De là à imaginer qu’il visait, entre autres, à appuyer le projet politique et économique mené par René Pleven, dont on sait qu’il était intervenu auprès du ministre de la Guerre, lorsqu’il était ministre des Colonies, pour mettre un terme aux méthodes du BCRA gaulliste… Pleven voulait remettre l’économie française en marche après le choc des années de guerre, tout en défendant habilement la volonté de réconciliation nationale chère au général de Gaulle, et en évitant aux profiteurs de guerre de rendre des comptes, au propre comme au figuré, dans l’intérêt économique supérieur de la nation.

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Ainsi, pour un très grand nombre de noms, une écrasante majorité, il s’agissait de personnes ordinaires, de cette classe moyenne, souvent modeste. Une catégorie socioculturelle permettant de ne pas remettre en cause le sommet de la pyramide pour des raisons politiques. Sur le plan économique, Pleven, ne voulant finalement pas trop entreprendre ce type d’épuration au-delà de la nécessaire partie émergée de l’iceberg, semble pouvoir y trouver son compte. On peut « comprendre » ainsi la logique de cette volonté politique de l’époque : l’intérêt supérieur de la nation est essentiel. Les entreprises et les particuliers qui s’étaient enrichis pendant l’Occupation, soit par une activité de marché noir, soit par la collaboration économique avec l’occupant, s’en sortent sans trop de dégâts, parfois fortune faite…

Le nombre de suspects, particulièrement important, peut conduire à remettre en question la valeur du fichier et même probablement le manque de professionnalisme des services spéciaux, durant une période où tous les moyens étaient bons pour obtenir des renseignements, ces moyens fussent-ils totalement ineptes et les résultats obtenus on ne peut plus sujets à caution. On dénombre quelques rares cas de membres des FFI en 1945, de quelques Juifs (collaborant pour sauver leur peau et leur famille), d’un membre du BCRA gaulliste. Le RNP, le PPF, la LVF, la Milice, la Gestapo sont les mouvements les plus importants, mais il semble que les chiffres du fichier soient toujours inférieurs aux données connues.

L’absence de personnes importantes de la collaboration dans ce fichier est-elle un choix de l’État ou due à l’influence de réseaux occultes ? Ou les deux? Ce fichier est donc aussi intéressant pour ce qu’il dit que pour ce qu’il cache. On constate l’aspect hétéroclite de sa composition, ainsi que ses «oublis». Il tente de montrer une collaboration qui, hormis quelques personnalités politiques évidentes ou des industriels comme Louis Renault, se serait limitée aux petites gens, aux militants fanatiques, à quelques aristocrates forcément décadents, à des artistes et écrivains comme Céline et à des Français de fraîche date. Mais si, semble-t-il, ce fichier est constitué pour limiter la casse, notamment au moyen de l’impasse importante de la collaboration économique, pourquoi l’a-t-on gardé si longtemps au secret? Ce fichier ne servait-il pas les intérêts de quelques-uns? Comme dans une incroyable partie de poker menteur, ne servait-il pas de monnaie d’échange, comme un couvercle d’ignorance posé sur les turpitudes de l’histoire?

L’importance quantitative des noms cités peut cependant inquiéter le pouvoir politique en place. D’autant qu’il y a quand même des figures importantes, des notables et autres personnalités reconnues. La fin du second conflit mondial laisse place à l’incertitude angoissante de la guerre froide, avec un bloc occidental dépendant des États-Unis à l’Ouest et un bloc soviétique incluant les pays de l’Europe de l’Est. L’ennemi n’est plus le collabo mais le «Rouge». Certains anciens collabos et d’anciens gestapistes travaillent même pour les services secrets américains. Il en va de même du côté soviétique… D’autre part, la France du général de Gaulle entend donner à ses Alliés l’image d’un pays ayant lutté massivement contre l’Axe. Il est préférable, après une épuration initiale très active, d’oublier un tel fichier, quitte à le ressortir si nécessaire. Très vite, les amnisties de 1947, 1951 et 1953 cherchent à faire oublier un passé particulièrement sombre et à réconcilier les Français devant un nouvel ennemi, le bloc soviétique. Par ailleurs, on découvre dans le fichier des personnalités s’affirmant résistants après la guerre (voir à ce sujet la conclusion)! Il s’agit, dans le contexte de l’époque, de ne pas ternir l’image d’une Résistance irréprochable, même si des «brebis galeuses» s’y dissimulent en petit nombre. Le pouvoir en place avait donc de multiples raisons de cacher ce fichier au grand public.

Avec un total de 96 492 personnes y figurant, on est finalement très proche de l’épuration légale de 1944-1953, ayant condamné 97000 personnes. Fermez le ban!

Extrait du livre "Les 100 000 collabos" de Dominique Lormier, aux Editions du cherche-midi

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