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 Il n’y a pas que pour les Gilets jaunes que le monde actuel est difficile à comprendre… ou la fascinante capacité des élites à s’aveugler sur leurs propres failles
©STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

“Trop intelligents, trop subtils, trop techniques”

Sur Public sénat, le président de groupe LREM, Gilles Legendre, a estimé que la majorité avait "insuffisamment expliqué son action" et que ses membres s'étaient montrés "trop intelligents et trop subtils".

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

Voir la bio »

Atlantico : La crise des Gilets jaunes a été l'occasion pour de nombreux soutiens du gouvernement pour pointer les erreurs, failles, ou autres attitudes complotistes de leurs opposants. Cependant, dans quelle mesure le gouvernement, et ses soutiens, ont pu tomber dans les mêmes pièges, révélant également leurs propres failles dans une forme de jeu de miroir ? 


Edouard Husson : Comment ne pas repenser fortement à l’un des plus grands succès cinématographiques de ces dernières décennies, qui est surtout une comédie d’une profondeur digne de Molière: Le dîner de cons? Le film ne dénonce pas seulement l’arrogance de la grande bourgeoisie qui s’amuserait tous les mercredis soirs à organiser un dîner pour des gens simples atteints d’obsessions, collectionneurs invétérés etc....Il suggère, au bout du compte, une profonde ressemblance entre les individus, entre les comportements au sein des différentes classes sociales. Les personnages joués respectivement par Thierry Lhermitte et Jacques Villeret sont au fond profondément semblables; alors que le premier est venu pour se moquer du second, ils se ressemblent toujours plus au fur et à mesure de l’histoire: tous les deux quittés par leur femme, tous les deux capables d’altruisme comme de cruauté, tous les deux à juger qu’il y a bien plus stupide qu’eux, tous les deux vantards.....Eh bien! L’effet de miroir est le même quand on observe les relations entre bien des représentants de la majorité présidentielle - et même les représentants de la « France d’en haut » en général - et les Gilets Jaunes. Le gouvernement et les médias ont fait leurs choux gras de ce que quelques gilets jaunes avaient crié à la manipulation gouvernementale après l’attentat de Strasbourg. C’est pour le moins critiquable. Mais que penser, alors,  de la rumeur d’une ingérence russe qui a été très sérieusement reprise par le gouvernement au point de diligenter une enquête officielle ? C’est la version « France d’en haut » du complotisme. Songeons aussi à toutes ces fois où nous avons entendu des gens à l’aise s’étonner que les gens de la France périphérique ne soient pas plus flexibles, plus mobiles. Et voilà que les Gilets Jaunes se sont mobilisés, ils se sont emparés des réseaux sociaux, ils se sont mis en marche vers Paris. Tout d’un coup, la France établie a pris peur; elle se demande comment elle va perpétuer le statu quo. Il nous faudrait un Molière ou un Flaubert pour rendre compte, par les mots, de cette profonde ressemblance de tous les Français quand bien même ils construisent des barrières sociales. 

S'agit-il simplement d'un manque de sérénité, ou est-ce plus profond que cela ? 


Comparons avec le parti démocrate américain après la défaite d’Hillary Clinton. Les mêmes causes produisent les mêmes effets. La candidate démocrate a non seulement fait une campagne désastreuse mais Donald Trump a été, contre tous les pronostics, un fin stratège politique. Il était cependant impossible pour le parti démocrate d’accepter ce double constat. Il a fallu chercher un facteur externe pour expliquer une défaite sinon inexplicable. Et tels des personnages de Molière, les libéraux des deux côtes américaines se sont mis à répéter à la moindre question qu’on leur posait: « C’est une ingérence russe ! » Une enquête monstre a été diligentée. Deux ans plus tard, la justice américaine n’a retenu aucun des soupçons qui pesaient sur la supposée proximité entre Trump et le gouvernement russe. Qu’à cela ne tienne!  Au lieu d’en tirer les leçons, tous les libéraux en difficulté (le gouvernement de Theresa May incapable de réaliser le Brexit, la CDU d’Angela Merkel qui découvre qu’après avoir accueilli des étrangers il faut bosser pour les intégrer, LaREM confrontée à une révolte populaire aussi soudaine qu’inattendue) crient à l’ingérence russe dès que leur action vient buter sur la réalité économique et sociale. Tous les bien-pensants sont devenus adeptes d’un complotisme antirusse comme il y a eu, ou il y a encore, un complotisme antisémite. Il faut toujours se rappeler que le premier mythe du complot a été inventé par les philosophes des Lumières, les « Marcheurs » de l’époque, qui ont inventé une conspiration des Jésuites et obtenu l’expulsion de l’Ordre hors de France, d’Espagne et du Portugal. Quand les classes populaires s’y mettent, elles ne font guère, dans ce domaine comme dans d’autres, qu’imiter le comportement des milieux dirigeants. 
Nous sentons tous que le cycle libéral amorcé dans les années 1960 est en train de se clore, cinq décennies plus tard: c’est le destin de toutes les « époques » historiques. Ceux qui étaient il y a quelques années encore au sommet de la vague se retrouvent au creux; et cela les remplit d’angoisse. C’est d’autant plus vrai que la vague libérale a été particulièrement puissante du fait de l’effondrement de l’Union Soviétique. Pendant un quart de siècle, les libéraux n’ont eu quasiment aucun opposant ! Pour comprendre Emmanuel Macron, il faut se souvenir qu’il entrait dans l’adolescence au moment de la Chute du Mur de Berlin; il n’a jamais connu d’autre monde que celui du néolibéralisme. La crise des « Gilets Jaunes » a surgi avec une soudaineté sans pareille parce que les libéraux au pouvoir depuis plusieurs décennies (peu importe leur coloration secondaire, gauche ou droite) ont bénéficié d’une création de monnaie et de crédit sans équivalent dans l’histoire, qui a fait croire qu’on pouvait tout se permettre; et parce qu’une économie vraiment mondialisée avec une démographie mondiale en expansion ont donné à la classe dirigeante en place un pouvoir de domination sans équivalent dans l’histoire, l’illusion que les classes populaires resteraient éternellement soumises puisqu’on pouvait toujours les menacer de délocaliser. 
C’est tout cela qui est en train de rompre. Il flotte au-dessus de nos sociétés des liquidités qui ne savent où se placer - et les Gilets Jaunes ne comprennent plus pourquoi le peuple est malgré tout accablé d’impôts. Les pays à main d’oeuvre si bon marché il y a vingt ans, sont en train de s’émanciper du capitalisme occidental et montrent qu’il n’y a pas de fatalité du sous-développement - et les Gilets Jaunes ne comprennent pas deux choses: d’abord pourquoi le gouvernement ne régule pas l’immigration vu que n’importe quel pays, aujourd’hui, peut absorber sa main d’oeuvre en accédant au développement industriel; ensuite pourquoi on ne recrée pas de l’emploi en France vu que la relocalisation de l’emploi est devenue une tendance universelle. Enfin, la capacité à traiter l’information est devenue si universellement accessible que les Gilets Jaunes ne comprennent pas pourquoi l’Etat, depuis au moins François Hollande, a tendance à recentraliser, à confisquer la décision politique aux acteurs de terrain. 

Comment analyser le causes de cette situation pour le gouvernement ? Comment comprendre par exemple la réflexion de Gilles Legendre invoquant la trop grande subtilité et la trop grande intelligence du gouvernement dans cette crise ? 


D’abord, cette expression ne veut absolument rien dire: on n’est jamais « trop intelligent». La pensée est toujours une restitution imparfaite de la réalité. S’il fonctionne correctement, l’esprit humain rend toujours compte d’une réalité plus complexe que les concepts qui tâchent de le saisir. Un des signes immanquables de l’intelligence réelle, c’est l’humilité. En l’occurrence, Gilles Legendre a toute sa place dans de Dîner de cons version 2018 qu’est la crise des Gilets Jaunes: il a du mal à accepter que la France périphérique puisse comprendre la situation aussi bien que lui, peut-être même mieux. 
Nous sommes d’ailleurs devant un véritable défi, une prise de conscience nécessaire et douloureuse. En écoutant jour après jour, grâce aux chaînes d’information en continu, de multiples Gilets Jaunes, on ne peut qu’être frappé par la grande élaboration de beaucoup d’arguments utilisés; par la qualité de l’expression et la précision des mots. Le contraste avec les formules stéréotypées et la langue de bois de certains représentants de la France d’en haut a été cruel, à de très nombreuses reprises. La question se pose vraiment de l’adéquation de notre système de formation: sélectionnons-nous les esprits les plus aptes à comprendre la complexité du réel, les personnes les plus à même de comprendre l’humain et de le défendre? Tout notre système de formation des élites s’est transformé en une immense machine à sélectionner ceux qui se conforment le mieux aux intérêts des plus puissants et des plus riches. Et comme la prime est au conformisme, l’enseignement supérieur court le risque de ne plus savoir faire que deux choses: permettre aux plus cyniques, à ceux qui peuvent entrer dans le cercle très fermé de la puissance et de la richesse, de se frayer un chemin silencieux vers le Graal grâce à l’obtention de quelques diplômes exclusifs; et fabriquer d’autre part des cohortes entières de ceux que Pascal appelait les « demi-habiles », qui vont par exemple sur les plateaux de télévision pour défendre à coup de clichés les intérêts des vrais dirigeants. Cela part de l’idée que le peuple, ceux qui n’ont pas réussi, les ploucs, les paresseux, les sans-dents etc.... ne méritent pas autre chose. 
Or ce à quoi nous assistons, c’est à une révolte de tous les individus méprisés, les sans-voix, les déclassés. Ils témoignent du fait que notre système scolaire a encore de beaux restes puisqu’il leur a permis d’analyser correctement le réel. Ils témoignent aussi du fait que le peuple français n’a pas l’intention de se laisser déposséder plus longtemps de son patrimoine, de son capital, du produit de son travail, de son savoir-vivre. Il nous faudrait un Charles Péguy ou un Jean Jaurès pour se faire aujourd’hui le porte-parole d’un peuple qui veut préserver son héritage et reprendre la maîtrise de son avenir. 

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