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"Contraindre les autres à se réformer" : quand l’inconscient allemand se révèle à la lecture de Bild
©Reuters

La politique du bâton

Jeudi 28 avril, le quotidien allemand "Bild" interviewait Mario Draghi, le président de la BCE. Certaines des questions posées semblent confirmer, une nouvelle fois, la pensée dominante au sein de l'opinion et du gouvernement allemands selon laquelle la contrainte doit être le moteur de la réforme en Europe.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : "La politique de "l'argent gratuit" menée actuellement par la BCE ne facilite-t-elle pas trop les nécessaires réformes que doivent mener certains pays de la zone euro comme l'Italie et la France ?" : telle est l'une des questions adressée jeudi dernier par le quotidien allemand Bild au président de la BCE, Mario Draghi. Cette question ne révèle-t-elle pas, une nouvelle fois, la pensée de l'opinion et du gouvernement allemands selon laquelle seule la contrainte peut conduire les gouvernements à réformer ? 

Christophe Bouillaud : On retrouve effectivement dans cette question du grand journal populaire qu’est Bild la vision du gouvernement allemand actuel, et encore plus celle de la Bundesbank selon laquelle il ne faut surtout pas qu’il existe un financement monétaire des déficits publics pour que les marchés financiers obligent les Etats à adopter des comportements "vertueux", c’est-à-dire avaricieux en pratique, en matière de dépenses publiques. Selon cette vision, emprunter de l’argent à bas coût auprès de sa banque centrale ne peut que mener pour un Etat à de mauvaises décisions… et, comme chacun devrait le savoir, le déficit idéal d’un Etat bien géré est égal à zéro et la dette publique aussi… C’est là une vision totalement à courte vue du rôle de l’Etat dans l’économie, mais c’est la vision dominante dans les cercles dirigeants allemands actuels. 

D'autres pays européens partagent-ils cette pensée de la réforme par la contrainte ? Quels sont les ressorts de cette pensée ? En quoi est-elle économiquement pertinente ?

Tous les pays qui ont adopté le traité de Maastricht ont en réalité adopté cette vision, puisqu’ils ont au départ accepté de dépendre entièrement du bon vouloir des marchés financiers pour financer leurs éventuels déficits. Certains pays, comme les Pays-Bas, l’Autriche, ou la Finlande, restent convaincus du bien-fondé de cette doctrine selon laquelle les marchés financiers surveillent la "bonne conduite" des Etats. Le ressort profond de cette pensée est de supposer que tous les politiciens en démocratie sont des populistes sans vision qui voudront acheter leur réélection en distribuant sans compter des avantages payés à crédit à leurs électeurs et qu’inversement les marchés financiers sont peuplés de juges rationnels qui sauront distinguer clairement entre ce qui constitue un bon choix économique de la part de l’Etat et une dépense somptuaire destinée à séduire la populace des électeurs. A la limite, cette pensée, pourtant soutenue par des politiciens voulant eux-mêmes se faire réélire, prônerait la suppression de l’arbitrage démocratique au profit du règne des experts économiques. Toutefois, il me semble que cette doctrine est de moins en moins suivie.

D’une part, toute la crise financière qui s’est déclenché à partir de 2007-08 a prouvé que les marchés financiers ne surveillent pas grand-chose en réalité, et qu’ils s’illusionnent singulièrement sur la réalité de la solvabilité d’un Etat. En fait, cette dernière remarque est triviale : il n’y aurait jamais eu de crise des dettes souveraines en Europe si les marchés financiers avaient eu la clairvoyance collective que cette pensée leur attribue. D’autre part, les pays anglo-saxons, les Etats-Unis d’abord, puis le Royaume-Uni, sont sortis de la crise économique essentiellement grâce à une politique monétaire ultra-accommodante menée par leurs banques centrales respectives, et sans doute en dépit même de l’austérité par ailleurs associée à ces politiques monétaires en particulier au Royaume-Uni. La thèse de l’ "austérité expansive" que prône l’Allemagne décrit tout de même fort mal les causes de la reprise économique, bien moins en tout cas que la politique d’argent gratuit menée par la Fed depuis 2008. En outre, l’idée d’une "contrainte extérieure" fait complètement fi des logiques de choix des coupes budgétaires qui opèrent au niveau national. Ces logiques peuvent être en elles-mêmes extrêmement perverses et destructrices pour la croissance : un pays comme l’Italie pratiquait ainsi avant 2011 faute de mieux des coupes générales similaires dans leur pourcentage dans tous les ministères sans exception. A force, ces coupes indiscriminées et bien peu réfléchies ont encore plus désarticulées le fonctionnement de l’Etat italien, dont certains secteurs sont aujourd’hui hors service ou presque. Pour donner un exemple, les recrutements ont été bloqués dans le secteur de l’éducation au nom de la bonne tenue des comptes publics. Résultat : l’Italie a désormais le corps enseignant le plus âgé de l’Union européenne, ce qui évidemment n’est pas sans effet sur la possibilité de moderniser ce secteur vital pour l’avenir. La contrainte extérieure a en fait la fâcheuse tendance à se transformer dans une bataille de lobbys, où les coupes budgétaires n’obéissent guère à une stratégie d’ensemble de l’Etat comme garant de l’intérêt général présent ou futur. Les groupes les plus forts gardent leurs avantages, les plus faibles les perdent. Tous les pays européens sans exception qui se sont soumis à des cures d’austérité se sont livrés à ce genre de jeu de massacre, où les classes populaires et moyennes ont subi le gros des restrictions budgétaires. 

Dans quelle mesure l'Allemagne a-t-elle conscience des risques sociaux que fait peser cette pensée de la contrainte lorsqu'elle est mise en oeuvre par l'action politique ? 

Il me semble que les dirigeants allemands actuels n’ont aucune conscience des risques sociaux qu’ils font encourir aux populations des autres pays. Il suffit malheureusement de regarder ce qui s’est passé en Grèce depuis 2010 : le bien-être du Grec ordinaire ne semble pas avoir été le premier souci des auteurs des mémorandums de 2010 et de 2012 – même J.C. Juncker dans son nouveau rôle de président de la Commission européenne l’a reconnu à demi-mot lors de son discours sur l’état de l’Union européenne en septembre 2015. Mais l’on pourrait aussi regarder la situation en Italie du sud, dont les médias européens parlent très peu, mais qui est à tout prendre l’une des plus dramatiques du point de vue économique et social à l’ouest du continent. Les dirigeants allemands sont d’autant moins prêts à prendre en compte ces risques sociaux qu’ils ont réussi à maîtriser tous les risques politiques qui en ont découlé. Les Grecs ont élu en janvier 2015 une majorité inédite de gauche radicale. Cela n’a rien changé en pratique : un nouveau mémorandum a été adopté par la force de la contrainte économique le 13 juillet 2015. Malgré un référendum largement gagné le 6 juillet 2015, A.Tsipras, le Premier ministre grec, a été contraint le 13 à la capitulation face aux exigences des créanciers européens emmenés par l’Allemagne – largement par sa faute d’ailleurs parce qu’il n’a pas osé faire brutalement défaut sur toutes les dettes grecques et sortir de l’Euro. Bientôt, selon ce qu’il n’est pas difficile de comprendre à suivre les actuelles négociations entre la Grèce et la "troïka", les dirigeants allemands seront débarrassés de ce gêneur d’A.Tsipras, et, lors d’élections anticipées, les électeurs grecs voteront très probablement de nouveau pour Nouvelle Démocratie et ses alliés. L’affaire grecque sera ainsi close politiquement.

En dehors de la Grèce, les nombreux troubles sociaux qu’on a pu observer dans la zone Euro depuis 2010 n’ont pas débouché sur une vraie déstabilisation des régimes politiques. Les mauvais résultats des partis de gouvernement traditionnels compliquent certes la formation de majorités stables, comme on l’a vu en Espagne qui doit revoter désormais, mais il n’y a pas eu à l’Ouest d'événement similaire aux élections hongroises de 2010 avec plus de 50% des voix pour un seul parti dans la foulée d’une politique d’austérité imposée par l’UE et le FMI. Il n’y a en fait bien que le Portugal qui est désormais dirigé à gauche par une coalition inédite, mais tout de même très prudemment sans que cela mette en danger la zone Euro. Les dirigeants allemands pensent donc sans doute qu’ils auraient tort de s’inquiéter pour quelque pauvres hères qui manifestent et pour les quelques difficultés électorales de leurs partis alliés. 

Face à l'échec des politiques contraignantes imposées à des pays de la zone euro comme la Grèce et l'Espagne, pourquoi l'Allemagne ne parvient-elle pas à reconnaître l'échec de cette pensée, et donc à en changer ? 

Pour l’instant, ce sont les mêmes dirigeants en Allemagne depuis le début de la crise en 2007-08. Ils ont réussi à sauver la zone Euro, et, globalement, ils ont réussi à défendre les intérêts de l’économie allemande et leur conception "ordo-libérale" du fonctionnement de la zone Euro – tout au moins sur le papier des traités et des textes européens. Surtout, l’Allemagne se porte plutôt bien, ses industries et ses banques vont plutôt bien, le chômage y est, officiellement du moins, au plus bas, les inégalités et la pauvreté ont certes augmenté outre-Rhin, mais pourquoi s’en soucier ? Les objectifs de réduction des dépenses publiques ne sont-ils pas atteints ? En fait, du point de vue de ces dirigeants conservateurs, sociaux-démocrates compris, everything is under control, comme on dit, même si la crise des réfugiés gâche un peu le tableau. La seule force qui s’oppose vraiment à eux et les gêne n’est autre que Mario Draghi et sa BCE, qui s’obstinent à vouloir sauver la zone Euro en faisant du QE à tout va, quitte à réduire un peu trop les gains des banques et des épargnants allemands. En même temps grâce à ce même bon docteur Draghi, l’Euro n’est pas trop fort, et l’industrie allemande peut exporter à tout va. Le bilan du point de vue allemand de la gestion de la crise de la zone Euro reste donc plutôt positif, il serait étonnant de changer de vision à ce stade. 

Du coup, la seule raison pour laquelle des dirigeants allemands changeraient cette vision ne pourrait résider que dans la peur que leur inspirerait une vraie révolte des dirigeants de la périphérie de la zone Euro, dont la France, ce qui ne semble pas devoir se produire à court terme, encore moins maintenant que "cela va mieux" selon F. Hollande. Mais, plus encore, la vraie question est de savoir si ces dirigeants allemands sont prêts à continuer leur politique jusqu’au point où la zone Euro éclaterait. Il est probable qu’ils continuent leur politique de concessions minimum pour que la zone Euro continue à exister dans sa forme actuelle, mais ils vont persister dans leur refus de toute grande politique de relance européenne qui les verrait jouer par la force des choses le premier rôle. En plus, avec un peu de chance de leur côté, la reprise économique va continuer, et du coup, toute remise en cause de ce qu’a imposé depuis 2010 l’Allemagne conservatrice et ses alliés sera complètement impossible, même si la périphérie va mettre des décennies à se remettre des évènements des dernières années. Vae victis, comme disaient le anciens Romains.

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