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"Capital international" : les voyages forment la jeunesse... et les inégalités
©YASIN AKGUL / AFP

Bonnes feuilles

Jérôme Fourquet publie "L’Archipel français" aux éditions du Seuil. En quelques décennies, tout a changé. La France, à l'heure des Gilets jaunes, n'a plus rien à voir avec cette nation soudée par l'attachement de tous aux valeurs d'une république une et indivisible. La France connaît un effet d'" archipelisation" de la société tout entière. Extrait 2/2.

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet est directeur du Département opinion publique à l’Ifop.

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Par‑delà la question de l’exil fiscal, le développement continu du processus de l’expatriation, inhérent à l’entrée dans une ère d’économie globalisée, met à un jour une autre fracture au sein de la société française : celle qui oppose la frange de la population disposant du capital culturel et psychologique nécessaire pour se projeter à l’étranger et la grande majorité, qui continue de vivre et de raisonner dans un cadre national. Nous retrouvons là le clivage entre les people of anywhere et les people from somewhere mis en avant par l’essayiste britannique David Goodhart. 

Certes, un dispositif comme Erasmus permet depuis plus de trente ans à de nombreux jeunes de partir à l’étranger dans le cadre de leurs études. Parallèlement, les échanges scolaires et les occasions de séjours à l’étranger se sont puissamment développés. Mais l’expérience internationale demeure toujours fortement tributaire des origines sociales. Ainsi, selon l’observatoire Erasmus +, si, sur la cohorte des étudiants sortis du système scolaire en 2010, 45 % des enfants de cadres étaient partis à l’étranger en cours d’étude, ce n’était le cas que de 25 % des enfants d’employés et de 21 % des enfants d’ouvriers. De la même façon, à niveau universitaire identique, le taux d’ouverture sur l’international varie fortement selon les filières. Ainsi, parmi les étudiants ayant un bac + 5, 81 % de ceux qui ont été formés dans une école de management ou d’ingénieurs ont passé un séjour à l’étranger durant leur cursus contre seulement 44 % de ceux qui ont effectué leur formation à l’université.

Comme le note la sociologue Magali Ballatore, bon nombre des étudiants ayant bénéficié du programme Erasmus disposaient déjà préalablement d’une « compétence migratoire », forgée par des voyages ou des séjours linguistiques effectués auparavant et au cours desquels ils avaient déjà acquis une propension à la mobilité dans un univers étranger. Cette « compétence migratoire » est cultivée assez précocement dans les milieux favorisés, qui accordent une grande importance à l’apprentissage des langues (déploiement de stratégies dans le choix des langues vivantes) et à l’ouverture sur l’international de leurs enfants. L’enquête Ifop pour No Com précédemment citée indique, par exemple, que 86 % des « hauts revenus » pensent que le retour des classes européennes et des classes bilangues « va transformer le système éducatif dans le bon sens », contre 66 % dans le reste de la population. Très tôt, les enfants de ces familles baignent dans un environnement international, leurs parents ou des membres de leur famille ayant souvent eux‑mêmes séjourné à l’étranger, à l’occasion de leurs études ou dans le cadre de leur travail. 

L’utilité de la mobilité par‑delà les frontières et les bienfaits de la culture internationale font partie intégrante des valeurs familiales et des repères identitaires qui sont transmis. Ainsi, comme le note Magali Ballatore, « le choix de partir dans le cadre du programme Erasmus  permet de se distinguer dans une université massifiée. Cela conduit à une certaine séparation sociale et scolaire au sein des institutions, comme on peut le constater pour les options de langues choisies dans les collèges et lycées. Le “local” ou voisin devient de plus en plus déprécié et populaire, alors que le “global” ou lointain est recherché pour sa “profitabilité” ». À titre illustratif, on notera, par exemple, que, dans les Yvelines, les quartiers de Fourqueux et de Saint‑Germain‑en‑Laye, situés près du très prestigieux lycée international, sont particulièrement prisés et que la proximité de cet établissement d’enseignement est systématiquement mise en avant dans les annonces immobilières. 

Un haut degré d’ouverture sur l’international permet aux jeunes issus des milieux favorisés, d’une part de se distinguer dans un environnement où la course au diplôme est féroce et où la compétition scolaire fait rage et, d’autre part, d’être mieux armés et plus à l’aise pour entreprendre une carrière dotée d’une dimension internationale (expatriation provisoire ou de longue durée, missions à l’étranger, contacts fréquents avec des clients/fournisseurs ou des collègues étrangers). Mais l’acquisition de ce « capital international » a aussi souvent pour effet de modifier la vision du monde et le rapport de ces jeunes à leur propre pays. De par leur parcours et leurs expériences à l’étranger, ils sont enclins à développer une grille de lecture moins « nationalo‑centrée » que les jeunes de leur génération demeurés à l’intérieur des frontières nationales. 

Avec le développement des cursus internationaux et des années de césures dans certaines filières sélectives, et du fait du fort investissement des familles des CSP + pour que leurs enfants acquièrent un « capital international », se dessine ainsi, progressivement, au sein des jeunes générations, un fossé entre une frange très ouverte sur l’international et ayant développé un « habitus postnational » et la masse évoluant culturellement dans un cadre resté national. Cet « habitus postnational » est d’autant plus développé que les jeunes en question vivront en couple avec un(e) concubin(e) étranger(e). Or ces « couples Erasmus » ne sont plus des cas statistiquement isolés. Une étude de la Commission européenne, menée en 2014 auprès d’un échantillon de 15 000 jeunes ayant bénéficié du fameux programme depuis sa création, indiquait qu’un tiers d’entre eux partageaient leur vie avec une personne d’une autre nationalité, soit un ratio trois fois supérieur à celui qui caractérise ceux qui n’ont pas quitté leur pays natal. De manière archétypale, la fille du très européen Alain Lamassoure a rencontré son conjoint espagnol en faisant ses études à l’université de Saint‑Andrews en Écosse. De cette union sont nés deux enfants, qui ont pour grand‑père un ardent fédéraliste européen. Ce dernier, fortement sensibilisé aux difficultés juridiques rencontrées par ce type de familles binationales, a plaidé pour la création d’un contrat de mariage européen.

Extrait de "L’Archipel français", de Jérôme Fourquet, publié aux éditions du Seuil. 

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