"Agricultrice, une vie à part" : comment la nature dicte sa loi au rythme des saisons au coeur d'une exploitation agricole<!-- --> | Atlantico.fr
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Camille Beaurain et Antonio Rodriguez publient « Agricultrice, une vie à part » aux éditions Robert Laffont.
Camille Beaurain et Antonio Rodriguez publient « Agricultrice, une vie à part » aux éditions Robert Laffont.
©MYCHELE DANIAU / AFP

Bonnes feuilles

Camille Beaurain et Antonio Rodriguez publient « Agricultrice, une vie à part » aux éditions Robert Laffont. Lorsqu'elle met pour la première fois les pieds à la ferme, Camille Beaurain n'imagine pas que son quotidien sera bientôt rythmé par les cris des cochons, les allées et venues des tracteurs, et le cycle des moissons. En tombant amoureuse d'Augustin, elle troque sa tenue de citadine contre un bleu de travail. Ce récit de la vie paysanne est écrit par Camille Beaurain qui a déjà témoigné de la mort de son époux et alerté l'opinion sur le suicide paysan. Extrait 1/2.

Camille Beaurain

Camille Beaurain

Camille Beaurain a publié avec Antoine Jeandey, "Tu m'as laissée en vie" aux éditions du Cherche Midi, le récit de son quotidien dans le milieu agricole et sur le suicide de son mari. "Conjointe collaboratrice" au sein de l'exploitation, Camille Beaurain garde aujourd'hui des enfants.

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Antonio Rodriguez

Antonio Rodriguez

Antonio Rodriguez est journaliste, co-auteur, avec Denis Pommier, des Larmes de ma vigne (Cherche Midi, 2020).

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Avant la fin de l’hiver, Augustin s’empressa de nettoyer les montants de la serre. Le printemps ne tarderait plus à arriver. Le potager devait être prêt pour le jour où la nature sortirait de son sommeil. Il passa des heures dans le froid, expulsant de la buée par la bouche à chaque fois qu’il reprenait son souffle. Il frotta pendant des heures les armatures avec une brosse en fer pour en arracher la rouille, puis les peignit pour éviter qu’elles ne subissent à nouveau les assauts de l’humidité qui, dans notre coin de pays, s’acharne sans pitié sur la ferraille à sa portée.

Vers la mi-mars, dès que les rayons de soleil se réchauffèrent, j’aidai Augustin à couvrir la serre d’une grande bâche verte. Nous la fixâmes solidement aux armatures avec des fils de fer afin qu’elle ne s’envole pas dès la première tempête. Je ne rechignais devant aucun effort. Pour la première fois de ma vie, j’avais le sentiment de construire quelque chose de durable, autant dans les champs qu’à la maison.

Nous avons d’abord planté des oignons, des pommes de terre ou encore des carottes. Puis ce fut le tour des plants de tomate et des fraises, pour qu’elles poussent sous la serre restaurée. Pendant qu’Augustin s’en chargeait, je passais mon temps libre agenouillée sur la terre noire. Le débroussaillement de la parcelle avait laissé apparaître au sol des tommettes rouges oubliées, qui menaient jusqu’au portail en bois qui ouvrait le chemin du grand chêne. Qu’est-ce que j’en ai bavé pour leur redonner leur éclat d’origine. Des heures et des heures à les frotter, puis des jours et des jours à arracher les herbes qui poussaient entre elles !

Dès que le printemps est arrivé, la nature reprit possession du terrain. J’avoue que j’ignorais qu’elle était à ce point incontrôlable dès qu’elle se réveillait. La nature, en ville, ce n’était rien, ou presque. À peine une grimace contrariée par la pluie en sortant le matin de chez moi ou un sourire déclenché par un air printanier à la sortie de l’hiver. À la ferme, la nature, c’était tout. Je passais mon temps à arracher les mauvaises herbes, assise à même le sol et, quelques jours plus tard, après de longues et généreuses journées pluvieuses, j’étais bonne pour tout recommencer. Je râlais en découvrant une alignée de pissenlits fraîchement fleuris entre mes tommettes, mais je reprenais bon gré mal gré mon bras de fer avec la végétation.

Augustin, lui, maîtrisait la nature. Je n’en revenais pas qu’il la connaisse aussi bien. Il savait parfaitement comment planter les légumes et les cultiver. Des connaissances acquises aux côtés de son père et de son grand-père, trois générations qui s’étaient transmises un savoir qui ne s’apprend pas sur les bancs des écoles et encore moins en ville. Des années d’enseignement pour savoir intervenir au moment précis où la plante en a besoin, apprendre de ses erreurs d’une récolte sur l’autre, transmettre le lien entre l’homme et la terre. Un héritage que ma famille avait oublié comme tant d’autres quand elle abandonna la campagne pour rejoindre la ville, celui qu’Augustin s’efforça de reconstituer en m’enseignant à son tour son savoir. Grâce au potager, grâce à lui, j’ai renoué avec la terre, avec les saisons et la nature.

Lors du temps libre que les cochons m’accordaient chaque après-midi, j’ai tout appris en l’observant pendant qu’il semait les courgettes, qu’il plantait les pommes de terre ou qu’il creusait des trous avec son plantoir rouge pour y introduire de l’oignon ou de la ciboulette. À ses côtés, j’ai appris à tailler les pieds de tomate, à dédoubler les carottes pour qu’elles poussent correctement, à ne pas laisser mûrir trop longtemps les courgettes pour les faire en gratin.

L’été, je remplissais les arrosoirs dès le matin et je les déposais dans la serre pour les « chambrer » comme un grand vin, afin que les tomates ne subissent pas un choc thermique avec de l’eau trop fraîche. J’apprenais mon métier à domicile, en immersion.

Le potager est vite devenu mon rayon fruits et légumes. Avant de préparer un repas, je faisais le tour pour cueillir les tomates les plus mûres pour la salade. J’arrachais des poireaux pour préparer une tarte ou sélectionnais les fraises les plus mûres pour le dessert. Je n’avais guère besoin de traçage ou de code-barres pour identifier le produit. Je connaissais son origine. Quelle délectation de frotter des feuilles de menthe fraîchement cueillies entre ses mains pour s’enivrer de leur parfum, d’aromatiser avec elles les infusions que je buvais à longueur de journée, de les mélanger à de la glace pilée et du rhum pour servir de savoureux mojitos maison aux amis le samedi à l’apéro ! Nous étions devenus des épicuriens qui vivions des présents que nous offrait la ferme.

Ce potager était une histoire d’amour et il nous le rendait au quintuple. La première année, nous avons été submergés de tomates. Qu’est-ce qu’on en a mangé ! Je préparais des salades matin, midi et soir, des pâtes plusieurs fois par semaine. Je ne savais plus quoi en faire. J’ai stocké des litres de sauce dans des bocaux préalablement stérilisés en les plongeant longuement dans de l’eau bouillante. Même problème avec les oignons. Nous en avons récolté 120 dès la première année ! L’odeur de l’oignon rissolé rivalisait chaque jour dans la longère avec celle de la porcherie. Tous mes plats en eurent le goût prononcé. J’en ajoutais plus que de raison dans le bœuf bourguignon, le roast-beef ou le rôti. Je les suspendais là où je trouvais de la place pour enfoncer un clou et les laisser sécher. Il y avait des oignons partout, comme si je conjurais le mauvais sort avec eux. Et je ne parle pas  des rations pantagruéliques d’échalotes ou de poireaux que je servais à table. Je n’en revenais pas qu’il fût si simple de satisfaire ses besoins alimentaires. Pas besoin d’essence, de caddy, pas plus que de carte bleue. Rien que de la patience pour récupérer la mémoire rurale.

Je passais mes après-midi dans le potager. J’ai déchiré une quantité incalculable de leggings, à genoux au milieu des carottes, armée de ma petite pelle pour les déterrer. Sur notre île, ce jardin était notre ressource naturelle, notre loisir, notre échappatoire.

Comme un enfant qui découvrait que le père Noël n’existait pas, je me rendis compte de la supercherie des supermarchés qui mentaient en proposant des fruits et légumes tout au long de l’année. La citadine qui avait vécu dans l’illusion qu’il n’y avait plus de saison réalisait que le potager était une horloge dont les aiguilles marquaient ponctuellement l’heure de la récolte. Il fallait être au rendez-vous pour cueillir les fruits mûrs avant qu’ils ne pourrissent ou que les oiseaux ne se servent en premier. Les fraises au printemps, les pommes de terre à la fin de l’été, les choux à l’automne. La nature m’imposait son rythme, me suggérait mes menus.

Je cuisinais en fonction de ce que je trouvais dans le jardin, improvisais parfois des mélanges en potages ou en ratatouille pour ne pas perdre les légumes quand je découvrais des traces de pourriture. Je congelais les tartes aux poireaux qu’adorait Augustin pour les servir à la fin de l’hiver quand les réserves de l’année précédente étaient épuisées. C’était élémentaire, mais aussi alimentaire. Je vivais en phase avec la nature.

Bientôt, tous les légumes et presque tous les fruits que nous consommions devinrent « maison ». Nous vivions pratiquement en autarcie. Nous disposions des produits de première nécessité. Pour les autres, nous continuions de nous approvisionner au supermarché, mais à une fréquence nettement moins élevée.

Je réalisai que je travaillais aussi avec du vivant comme avec les truies. Les plantes étaient tout aussi capricieuses. Elles tombaient parfois malades, donnaient moins de légumes que prévu. Certaines années, les melons avaient la taille d’un œuf pour des raisons qui nous échappaient. D’autres, c’étaient les pucerons qui s’acharnaient sur les carottes ou les limaces qui arrivaient en catimini avec la rosée et dévastaient les salades. Parfois, c’étaient les guêpes qui s’acharnaient sur les fruits, voire la sécheresse qui empêchait les légumes de grossir. Et lorsque je commettais une erreur, il était impossible de tout effacer et de recommencer. J’étais forcée de patienter jusqu’à l’année suivante pour avoir des concombres ou des potimarrons. La nature dictait sa loi. J’appris à la respecter, à ne pas la contrarier.

Au fil des saisons, je commençai à rouspéter en contemplant le ciel le matin de ma chambre. Je me plaignais chaque jour du temps. Trop de pluie en avril qui noyait les semences ; des nuits de mai pas assez douces pour les faire grandir ; chaleur avant l’heure en juin qui bloquait leur croissance ; trop de grisaille pour un mois de juillet où elles auraient dû s’épanouir au soleil ; mois d’août pourri, chaleur trop tardive en septembre alors que les fruits n’en avaient plus besoin. Rien ne me convenait. J’étais devenue une vraie paysanne.

Au cours de ces années, j’appris aussi à ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, à ne pas m’enthousiasmer devant la générosité du printemps et à patienter jusqu’à la récolte avant de crier victoire. La nature savait être généreuse, elle pouvait être odieuse aussi, et même ingrate quand je lui consacrais tout mon temps libre et qu’elle anéantissait tous mes efforts en quelques minutes avec un orage de grêle. « On n’a rien sans rien », me rappelait Augustin avec la sagesse d’un agriculteur qui en avait vu d’autres. Mais parfois, je ne récoltais rien, pourtant j’avais tout donné.

À la fin de la saison, quand je sortais le râteau rouge pour racler les sols afin de préparer la suivante, je me rendais compte à quel point tout cela était fragile. La nature avait ses limites. Il n’était pas raisonnable d’en exiger plus chaque année à la terre, de produire plus pour gaspiller des légumes qui pourrissaient au fond du frigo, de recourir à des produits louches pour en multiplier le nombre comme des petits pains. À force d’en demander toujours davantage, les récoltes perdraient leur saveur. Un jour, la terre serait asphyxiée et elle ne donnerait plus rien. Il fallait gérer la récolte, apprendre à faire avec ou sans, selon les années.

Cette leçon me servit dans mon quotidien. Je ne laissais plus la lampe de la chambre allumée comme dans mon enfance. Je débranchais les chargeurs de  nos téléphones quand les batteries affichaient 100 %. L’hiver, nous éteignions le chauffage le matin avant de partir aux cochons, le rallumions en fin d’après-midi lorsque nous rentrions à la maison. Nous mettions les moulins en marche à partir de 22 h 30 pour profiter des tarifs nocturnes en période basse consommation. Bien sûr, nous ne roulions pas sur l’or et ces économies, aussi modestes fussent-elles, étaient indispensables pour notre budget. Mais j’avais aussi pris conscience que les ressources de la terre n’étaient pas inépuisables, qu’il fallait en prendre soin, ne pas en abuser.

Extrait du livre de Camille Beaurain et Antonio Rodriguez, « Agricultrice, une vie à part », publié aux éditions Robert Laffont.

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