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​Bouleversement des alliances et changement de stratégie ; est-on à la veille d’une nouvelle guerre d’Afghanistan ?
©Reuters

Nouvelle étape

La guerre qui sème la désolation en Afghanistan, sans réel répit pacifique, depuis 1979 entre sans doute dans une nouvelle phase aux implications régionales élargies à l’Asie centrale, l’Asie du Sud et l’Asie occidentale (Moyen-Orient) sur le plan géographique et aux ramifications géo-économiques.

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy

Emmanuel Dupuy est enseignant en géopolitique à l'Université Catholique de Lille, à l'Institut Supérieur de gestion de Paris, à l'école des Hautes Études Internationales et Politiques. Il est également président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE). 

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​Atlantico : Suite à son discours de Donald Trump du 21 août sur l'Afghanistan, les enjeux régionaux semblent être largement remaniés. En prenant appui sur l'Inde, et en mettant en garde le Pakistan, les alliances régionales semblent bousculées. Au regard des pays "concernés", de la Chine à la Russie, du Pakistan à l'Inde, de l'Iran aux Etats Unis, comment semble s'articuler ce qui ressemble à une nouvelle guerre d'Afghanistan ?

Emmanuel Dupuy : L’on pourrait davantage évoquer un élargissement du conflit afghan au voisinage régional. La guerre qui sème la désolation en Afghanistan, sans réel répit pacifique, depuis 1979 entre, sans doute, dans une nouvelle phase aux implications régionales élargies à l’Asie centrale, l’Asie du Sud et l’Asie occidentale (Moyen-Orient) sur le plan géographique et aux ramifications géo-économiques.
Cela fait près d’une quarantaine d’années que l’on sait le lien de causalité entre l’instabilité chronique en Afghanistan et le rôle moteur que Kaboul accuse Islamabad de jouer à cet égard. Point de friction « symbolique », la Ligne Durand, frontière longue de plus de 2400 km entre les deux voisins ennemis, non reconnue par Kaboul, depuis qu’elle coupe en deux, depuis 1893, le territoire pachtoune, cristallise cette confrontation. 
On a pu ainsi parler d’un agenda « Afpak », tant les talibans ont su jouer de l’animosité entre Kaboul et Islamabad et utiliser des zones périphériques (provinces du Sud et de l’est afghan : Kandahar, Zabol, Paktika, Khost, Jalalabad ; ou les zones tribales au Pakistan, notamment les 7 agences tribales que sont Khyber, Kurram, Bajaur, Mohmand, Orakzai, Waziristan du Nord et du Sud) comme zones de repli et d’opérations de leurs actions terroristes ou combattantes contre les forces armées des deux pays. 
Désormais, s’impose, un autre agenda « Afcent » liant le dossier afghan à la stabilité régionale en Asie centrale, impliquant les pays limitrophes de l’Afghanistan (Turkmenistan, Ouzbekistan, Tadjikistan), menacés à leur tour par des organisations terroristes portées tant par un Djihad national dont a fait les frais, depuis 16 ans, l’Afghanistan qu’autant guidées par un dessein régional, visant à focaliser leurs attaques contre les Etats d’Asie centrale, au coeur de ce «  Turkestan oriental » , qui avait vu les premiers attentats toucher l'Asie centrale, comme à Tashkent, en 1999.
Donald Trump semble, quant à lui, élargir le prisme, en appelant de ses voeux une nouvelle stratégie américaine en Asie du Sud, ayant en ligne de mire, autant une volonté de critique ferme à l’encontre de l’attitude d’Islamabad quant à la crise afghane qu’une volonté latente de « Containment »  vis-à-vis de l’Iran, dont la communauté chiite hazara, peut sembler correspondre à ce que les anglo-saxons définissent comme un « proxy » de Téhéran. Les Etats-unis entendent ainsi considérer désormais le Pakistan, non plus comme un acteur engagé à ses côtés dans la lutte contre le terrorisme - certes considéré de longue date comme « récalcitrant » - mais bel et bien, comme un état soutenant implicitement le terrorisme. Le Président américain n’avait ainsi pas hésité, le 21 août dernier, à évoquer les « agents du chaos, de la violence et de le terreur », abrités par le gouvernement pakistanais.
Plusieurs faits viennent corroborer cette accusation à peine voilée du Président américain. Il en va ainsi de l’aveu du ministre de l’intérieur pakistanais, Ahsan Iqbal confirmant que les puissants services de renseignement pakistanais (Inter Services Intelligence - ISI) avaient « couverts » l’ancien chef des Talibans, Mollah Omar jusqu’à son décès en 2013 ou encore de la confirmation que le Pakistan avait accordé un passeport à son successeur Mollah Akhtar Mansour, ayant permis à ce dernier de se rendre en Iran, avant d’être éliminé au Baloutchistan pakistanais par un frappe américaine en mai 2016.
Il en va aussi de la déclaration d’un ancien sénateur pakistanais, Khattak, déclarant dans les colonnes d’un média pakistanais, The Nation, que la politique d’Islamabad était suicidaire. Bref tout ces signaux confirment que le jeu de balancier d’Islamabad n’est plus tenable. Le Pakistan se voit accusé d’un soutien implicite - quoique désormais inacceptable - aux organisations considérées comme terroristes par les Etats-Unis (à l’instar du réseau Haqqani, que le Pakistan se refuse à combattre et qui avait revendiqué plusieurs attentats ayant visé plusieurs convois militaires américains et iraniens, dont le dernier, le 3 mai dernier ayant tué huit personnes) et une fermeté « à géométrie variable » contre les talibans, dont la filière pakistanaise (Tehrik-e-Taliban Pakistan - TTP) sème pourtant également la mort et la désolation au Pakistan.
Le discours de Donald Trump se voulait ainsi déterminé à mettre une pression forte sur le Pakistan. Il devrait donc en résulter, une certaine forme de «  conditionnalité »  quant au montant de l’aide militaire (2,4 milliards de dollars) et non militaire (7,5 milliards de dollars) que Washington et engage au Pakistan tous les cinq ans, depuis 2009. 
Cependant, ce n’est pas la première fois qu’un président américain hausse le ton à l’encontre du Pakistan. Déjà en 2011, les Etats-Unis avaient-ils décidés de suspendre une partie de leur aide militaire militaire (800 millions de dollars) pour cause de mauvaise volonté du gouvernement du Premier ministre de l’époque (Raja Pervez Ashraf) dans la lutte anti-terroriste. C’était, il est vrai, avant que les Etats-Unis ne mettent hors d’état de nuire Oussama Ben Laden en mai 2011, sur le territoire pakistanais, à une encablure du coeur de l’establishment militaro-sécuritaire pakistanais. Depuis, les Etats-Unis engagent une intense campagne d’élimination des chefs talibans, par le biais de drones, qui, partant des bases américaines situées en Afghanistan «  violent » l’espace aérien pakistanais, occasionnent quelques bavures provoquant le décès de  victimes civiles, occasionnant, par là-même, des griefs politiquement utilisés par la classe politique pakistanaise pour critiquer le renforcement de la coopération bilatérale, notamment depuis l’arrivée en 2013, du Premier ministre, Nawaz Sharif, destitué en juillet.
Le Président américain a aussi évoqué avec instance le rôle que les Etats-Unis souhaiterait que les autres partenaires-voisins de l’Afghanistan jouent, en premier lieu desquels l’Inde. Ces immenses investissements économiques en Afghanistan (1,5 milliards d’euros en 2016), tout comme son statut de puissance nucléaire, sont ainsi évoqués comme des éléments « obligeant » Delhi à s'impliquer en Afghanistan. Mais attention, seulement sur le plan économique et non militaire, alors que l’Inde fait régulièrement offre de ses services pour encadrer et entrainer les forces de sécurité afghanes.
Donald Trump pensait également à la Chine, dont les intérêts économiques visent autant les matières extractives et minérales du sol afghan  - cuivre, or, terres rares, pétrole marbre - que les capacités de transit - notamment sur le plan ferroviaire - de ses biens de production et de consommation, sur fond de relance des nouvelles «  Routes de la Soie ». Le président américain a aussi fait référence au Japon et à la Turquie, qui sont deux autres partenaires économiques clés ainsi qu'à la Russie, accusée de « revenir » en Afghanistan, vingt-huit ans après le fiasco de son intervention militaire, en soutenant militairement les talibans, comme entendent le mettre en exergue les Américains.
Le Secrétaire d’Etat américain, Rex Tillerson, en pointant Moscou d’un doigt accusateur, quelques jours après le discours de Fort Myer, confirme, ainsi, que Washington derrière la focalisation «  verbale » de la lutte contre Daesh, entend, en réalité, mettre la pression sur Moscou, que Washington entend contraindre dans ses desseins eurasiens. La crainte est grande, en effet, qu’une stabilisation politique et économique en Afghanistan ne serve les intérêts russes dans la région, alors que se joue une course « stratégique » vers les débouchés maritimes de l’Ocean indien, en premier lieu desquels en direction des ports pakistanais de Gwadar et iranien de Chabahar…rien ne fait plus peur à Washington, en effet, que l’impact d’un rapprochement circonstanciel russo-irano-pakistano-chinois dans ce contexte. 
Cette nouvelle approche eurasienne, engagée tant par Moscou, Beijing que Téhéran, aurait moult impacts négatifs pour Washington sur l’équilibre actuels des échanges énergétiques, commerciales et militaires...

Le 17 août dernier, lors d'une conférence de presse, Maria Zakharova, porte-parole du Ministère russe des Affaires étrangères a déclaré "Nous constatons des tentatives de déclencher dans ce pays un conflit interethnique. A cet égard, nous sommes très inquiets des communiqués sur le massacre de civils hazâra du village de Mirza Olang dans la province de Sar-é Pol. Selon les témoins, ce crime n'a pas été commis par les talibans locaux mais par des combattants étrangers qui avaient été projetés par des hélicoptères inconnus."(...) On a l'impression que le commandement de l'Otan contrôlant le ciel afghan refuse obstinément de remarquer ces incidents" . Comment comprendre une telle accusation de la part de la Russie, laissant supposer l'implication des Etats Unis, afin de provoquer "un conflit ethnique", alors que dans le même temps, les Etats Unis accusent la Russie de soutenir les talibans ? 

Il convient de relativiser quelques peu cette déclaration émanant de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe. Cette déclaration reprend, du reste « partiellement » le rapport d’enquête émanant de l’UNAMA (mission onusienne en Afghanistan) qui entendait faire la lumière sur le récent massacre ayant endeuillé le village de Mirza Olang, situé dans la province de Sari Paul et dont la majorité de la population est issue de la minorité chiite hazara. La thèse de la « polarisation »  religieuse que souhaiterait engager Daesh, afin de tirailler le très fragile pacte national afghan  et « ethniciser » le conflit semble nettement plus crédible que l’accusation de Moscou quant au soutien de Washington à cette stratégie ! D’ailleurs, Moscou a surtout critiqué le caractère jugé trop « timoré » du discours de Donald Trump à l’égard de la lutte contre Daesh.
Daesh entend d’évidence prendre pour cible principal, lors de ses attaques , la minorité chiite hazara. En 2017, Daesh a ainsi ciblé six fois des mosquées chiites. Ces derniers paient ainsi un très lourd tribut depuis l’attentat de juillet 2016, qui se solda par la mort de 80 personnes à l’occasion d’une manifestation à l’Est de Kaboul. Depuis, l’ambassade irakienne à Kaboul a été la cible d’un attentat fin juillet dernier et le 2 août,  trente-trois pèlerins chiites trouvaient la mort dans un autre attentat visant cette fois, la Mosquée chiite d’Herat. La branche afghane de Daesh (Etat islamique-Khorasan) a ainsi revendiqué le dernier attentat qui a provoqué, vendredi dernier, le décès de 28 personnes, en visant une mosquée chiite du nord de la capitale afghane.
Néanmoins, il est vrai que les Américains accusent régulièrement Moscou comme Téhéran d’armer et de soutenir les talibans. Washington avait ainsi accusé Téhéran d’avoir reçu de hauts dignitaires talibans, à l’instar de la visite en Iran du chef taleb, Mollah Mansour, quelques jours avant qu’une frappe d’un drone américain l'ait tué en 2016. Moscou a quant, à elle, porté ses accusations contre Washington, quelques semaines après qu’ait été éliminé, le 11 juillet dernier, le responsable de l’EI-Khorasan, Abou Sayed, dans la province du Kunar, QG de Daesh en Afghanistan. Ces accusations et critiques récurrentes et réciproques ne doivent pas nous faire oublier que le danger de Daesh, si réel soit-il, ne saurait oublier la réalité de la complexité et du maintien de la dangerosité d’une insurrection qui ne saurait se limiter au petit millier de combattants que constituent les bases de Daesh en Afghanistan, principalement dans les provinces du Nord et du Nord-est.   
Je retiens, quant à moi, l’évocation d’une association de circonstance entre talibans et Daesh, ayant provoqué le décès de 36 personnes « hors combats », confirmant que les premières victimes du conflit afghan restent les civils. Ils seraient, toujours selon l’UNAMA, 11 500 à avoir été tués ou blessés en 2016, dont 1/3 d’enfants (3500) et 7000 militaires afghans (soit trois fois plus que le nombre de soldats américains tués en Afghanistan). 
Ce serait ainsi près de 31 000 personnes qui auraient trouvé la mort en Afghanistan depuis 2001 !

Quels sont les risques de voir l'Afghanistan devenir le terrain d'une guerre par procuration, ou de s'étendre territorialement, notamment vers l'Asie centrale ? 

La nouvelle stratégie américaine, en évoquant désormais l’Asie du Sud, comme la zone géographique de rattachement de l’Afghanistan, semble, également tenir compte d’une évolution stratégique qui veut que l’ensemble des pays de la région lient désormais davantage leur devenir à une plus forte intégration régionale, tant sur le point économique que diplomatique et militaire. 
Alors que s’est tenu le Sommet d’Astana au Kazakhstan (23-24 juin 2016) venant clore la présidence annuelle kazakhe de l’Organisation de Coopération de Shanghai, la nécessité de penser les relations énergétiques, socio-économiques, diplomatiques sur une base nouvelle se fait jour et ce, à mesure que d’autres acteurs, à l’instar de la Chine,  de l’Inde, de la Russie, témoignent elles aussi d’une volonté de mise en exergue d’un approfondissement des interdépendances eurasiatiques, dont l’Afghanistan, devient, le vecteur, voire le pivot. 
Il en résulte une mise en exergue de la perspective de la création d’un espace économique, diplomatique et stratégique eurasiatique, dans lequel le conflit afghan prend un autre relief, et ce, alors que la Chine a lancé, depuis novembre 2013, son projet de nouvelle Route de la Soie - terrestre et maritime (« One Belt, One Road » reliant la Chine à plus de 66 pays asiatiques, africains et européens, à travers l’injection de plus de 1500 milliards de dollars dans des projets d’infrastructures) et que la Russie, avec la création de l’Union économique eurasienne (Traité d’Astana, du 29 mai 2014 qui a succédé à la Communauté Economique Eurasienne, crée en octobre 2000) vise aussi à être un acteur majeur. 
Le discours de Fort Myer, du 21 août dernier, advient, en effet, quelques semaines après la clôture du Sommet d’Astana, qui vit, le 08 juin 2017, le Pakistan et l’Inde intégrer ensemble l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS, crée en juin 2001) vecteur diplomatique de l’influence de Beijing et de Moscou dans la région.
L’actuelle tournée diplomatique du ministre pakistanais des Affaires étrangères, Khawajah Asif, qui va amener ce dernier à se rendre à Beijing, Moscou et Ankara, trace les contours d’une « Ostpolitik » que le Pakistan entend brandir contre les critiques émises régulièrement depuis 2009 mais désormais avec plus de fermeté, semble t-il, par Washington à son égard.
L’on comprend ainsi plus aisément que de nombreuses voix insistent pour évoquer une alternative régionale au renforcement à l’opération ontanienne « Resolute Support », caractérisée par le renfort des 8400 actuels militaires issus de 39 nations, par 3900 soldats américains supplémentaires, comme annoncé par Donald Trump. A titre d’exemple, le conseiller national pour la sécurité iranien, Ali Shamkhani évoquait, il y  a quelques semaines encore, auprès de son collègue afghan, Hanif Atmar, la nécessité de recourir aux dispositifs offerts par l’alliance militaire crée par Moscou en 2002, à travers le Traité de Minsk, créant l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC).
Le conflit afghan semble ainsi devenir le théâtre d’une confrontation par extension des puissances régionales (au premier chef desquelles l’Inde et le Pakistan), désireuses de profiter de l’affaiblissement du pouvoir central afghan. Le risque est également grand que la sourde confrontation entre Moscou et Washington, d’une part et entre Washington et Téhéran, d’autre part, ne tourne, au final au profit de la Chine. C’est ce scénario que redoutent aussi les Américains. 
L’ancien conseiller de Bille Clinton, Robert Kaplan, résumait ainsi parfaitement, en octobre 2009, dans les colonnes du New-York Times, la crainte non-dite de Washington : « pendant que l’Amérique sacrifie son sang et son argent, les Chinois raflent les bénéfices ». Huit ans après ce constat, la réalité reste la même...

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