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Mais où s'en vont les souvenirs d'enfance ?
Mais où s'en vont les souvenirs d'enfance ?
©wikipédia

Avec le temps, va, tout s'en va

Pourquoi nos souvenirs d’enfance sont-ils si rares et si flous ? Y a-t-il un âge au-dessous duquel la mémoire ne "fonctionne" pas ? D’après une étude récente, le cerveau, pour être à même de se développer, aurait besoin de "faire de la place", ce qui expliquerait la disparition de tout ou partie de nos souvenirs. Est-ce vrai, est-ce faux ? Nous avons posé la question à Francis Eustache, chercheur à l’INSERM et spécialiste de la question…

Barbara Lambert

Barbara Lambert

Barbara Lambert a goûté à l'édition et enseigné la littérature anglaise et américaine avant de devenir journaliste à "Livres Hebdo". Elle est aujourd'hui responsable des rubriques société/idées d'Atlantico.fr.

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Francis Eustache

Francis Eustache

Francis Eustache est neuropsychologue. Il est directeur d'Etudes à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) et dirige l’équipe U1077 de l’INSERM de Caen, unique unité de recherche en France totalement dédiée à l’étude de la mémoire humaine. Président du Conseil Scientifique de l'Observatoire B2V des Mémoires, il vient de faire paraître "Mémoire et oubli" aux éditions Le Pommier.

 

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Barbara Lambert : Nous avons très peu de souvenirs d’enfance, et quand nous en avons, ils sont en général assez flous, fragmentaires... Y a-t-il un âge au-dessous duquel la mémoire ne peut pas enregistrer les souvenirs ?

Francis Eustache : Avant toute chose, il convient de préciser ce que l’on entend par souvenir. Pour les chercheurs, évoquer un souvenir, c’est évoquer un événement de façon détaillée en le situant dans un contexte temporel et spatial précis, avec l’impression subjective de revivre cet événement et la notion de voyage dans le temps. Si l’on s’en tient à cette définition stricte, il est clair que l’enfant de trois ans ne forme pas de souvenir de cette sorte. Et si l’enfant n’en a pas, l’adolescent ne peut pas, de fait, en garder la trace… Il ne peut pas avoir de souvenir d’enfance, en tout cas de cette nature.

BL : Pourtant, quand on vit avec un enfant, on se rend compte qu’il a des souvenirs : il se souvient d’une fête d’anniversaire, de ses vacances chez ses grands-parents…

FE : Effectivement, mais il faut apporter ici quelques précisions. Prenons à nouveau l’exemple d’un enfant de trois ans. Vous discutez avec lui, et vous vous rendez compte qu’il évoque des souvenirs d’un événement survenu quelques temps auparavant. La question est de savoir si c’est un vrai souvenir – un souvenir tel que je viens de définir, qui met en jeu une forme de mémoire très élaborée que nous, scientifiques, appelons la « mémoire épisodique ». Prenons l'exemple d'un enfant de trois ans qui est allé au cirque. Quelques semaines plus tard, vous lui demandez s’il se souvient du cirque, s’il a aimé y aller. Il vous dit alors : « Oh oui, le clown, il a fait l’imbécile avec une machine à laver. Mais la machine à laver, c’était pas une vraie, c’était un carton ». Si, deux-trois jours après, vous lui reparlez du cirque, il va redire à peu près la même chose, il n’évoquera pas spontanément d’autres éléments. Cette mémoire-là, on l’appelle « mémoire événementielle ». On voit que l’enfant est resté focalisé sur quelques détails, qu’il n’a pas une vision d’ensemble de l’événement. Si on lui demande s’il y avait des tigres, il va nous regarder d’un air mal assuré, sans trop savoir quoi répondre. On va ainsi se rendre compte que certains éléments, pourtant marquants, n’ont pas laissé de trace. Il y a des informations manquantes, et notamment l’aspect temporel.

BL : Qu’est-ce que vous entendez par "l’aspect temporel" ? Le rapport que l’enfant a au temps ?

FE : Son rapport au temps, oui. C’est quelque chose qui est très long à se mettre en place. Quand l’enfant a six ans, qu’il est au CP, les enseignants développent des activités en dehors de la classe pour « casser » la routine du quotidien et justement initier un autre rapport au temps. En maternelle, il est important d’avoir toujours le même cadre, de suivre les mêmes « procédures », pour que l’enfant se structure. Aller en classe verte ou en classe de mer permet d’évaluer les capacités de représentation de l’enfant dans le temps dans un cadre plus naturel et différent. Ce que travaillent les professeurs des écoles, c’est cette ligne du temps. En classe de mer, par exemple, ce qu’ils constatent, c’est que les enfants vont se souvenir d’être allés à la pêche, d’être allés voir les oiseaux qui couvaient, d’avoir fait un tour en bateau : ils vont avoir beaucoup plus de souvenirs que notre enfant de trois ans qui est allé au cirque. Et pourtant, leur rapport au temps reste assez flou. Nous avons beaucoup étudié cette question dans mon laboratoire. Pour avoir une « mémoire épisodique » et de vrais souvenirs, il faut attendre très longtemps.

BL : Combien de temps, exactement ?

FE :Il faut quasiment attendre l’adolescence pour avoir une mémoire qui se rapproche de celle de l’adulte, c’est-à-dire qui fonctionne avec précision quand on demande des détails. Nous avons des grilles, des questionnaires, pour évaluer la stabilité et la précision du souvenir. Nous tenons compte du degré de connaissance de l’espace, du temps et de cette capacité à voyager dans le temps.

BL : A quel âge l’enfant arrive-t-il parfaitement à se situer dans le temps ?

FE : C'est très progressif. La période importante est la période scolaire, entre 7 et 10 ans, quand beaucoup de choses se mettent en place. Le temps reste la notion la plus fragile et la plus lente à se mettre en place. C’est assez étonnant, d’ailleurs. Cela nous paraît complètement automatique à nous, adultes. Quand je pense à ma journée d’hier, tout de suite, apparaissent quelques éléments structurants. Si je pense à ma journée d’avant-hier, cela prendra peut-être un instant de plus, mais tout m’apparaîtra très clairement : aussi bien mes activités que le cadre dans lequel elles se sont déroulées. Ce n’est pas du tout le cas chez les enfants.

BL : D’après une étude menée par le canadien Paul Frankland, de l’Hôpital des enfants malades de Toronto, c’est précisément autour de 6-7 ans que démarrerait une sorte de reconstruction neuronale qui entraînerait une reconstruction du souvenir… qui expliquerait, selon lui, la fameuse « amnésie de l’enfance »…

FE : Il y a un très grand nombre d’études qui font effectivement apparaître que cette période est une période-charnière. Je pense notamment à une étude menée sur des enfants souffrant d’un syndrome amnésique de l’enfance consécutif à une lésion des hippocampes. Les hippocampes correspondent à une région du cerveau très importante pour la mémoire, en particulier pour la mémoire épisodique. Cette étude réalisée par Faraneh Varga-Khadem a fait l’objet d’une publication dans la revue « Science » en 1997. Les enfants souffrant de lésions de l’hippocampe se développent d’abord normalement sur le plan psycho-moteur : ils apprennent à marcher, à parler, ils acquièrent tout un tas de connaissances sur le monde. Mais vers l’âge de six-sept ans, les parents et les éducateurs se rendent compte que quelque chose ne va pas. On peut faire l’hypothèse que si tout va bien avant six-sept ans, c’est parce que le cerveau de l’enfant a une plasticité plus grande que celui de l’adulte. En même temps, le fait que des symptômes paraissent plusieurs années après vient contredire cette interprétation…

BL : De quels symptômes souffrent ces enfants ?

FE : Imaginez un enfant qui rentre de l’école avec son pantalon troué. Quand ses parents lui demandent ce qui lui est arrivé, il est incapable de le raconter. L’enfant continue de former des connaissances : à l’école, il a des résultats scolaires corrects et pour autant, il a beaucoup de mal à former des souvenirs. C’est pour cela qu’il est important de faire la distinction entre la mémoire épisodique qui permet de former des souvenirs et la mémoire sémantique qui permet d’acquérir des connaissances. Bien évidemment, chez quelqu’un qui est en bonne santé, ces deux formes de mémoires interagissent, elles s’appuient l’une sur l’autre : plus un événement a du sens par rapport à ce que l’on vit, mieux on va le mémoriser. Mais, pour autant, on peut former des connaissances sans former de souvenirs. Cela nous renvoie à l’amnésie infantile. Quand on a de un à trois ans, on a un cerveau qui est beaucoup plus apte à former des connaissances qu’à former des souvenirs. Cela ne veut pas dire que l’enfant oublie tous les événements qu’il vit. On l’a bien vu dans l’exemple du cirque : l’enfant retient certains éléments de l’événement, mais pas l’événement tout entier.

BL : Vous disiez que l’âge de 6-7 ans est un âge-charnière. Est-ce parce qu’il correspond, justement, à une nouvelle phase de développement du cerveau déterminante pour la mémoire ?

FE : C’est ce que suggèrent en effet ces études. Mais, depuis longtemps, on sait que cet âge correspond à une phase importante de « maturation du cerveau ». C’est à ce moment-là que de nouveaux neurones se créent, notamment dans les régions frontales qui sont particulièrement développées dans l’espèce humaine. Les lobes frontaux représentent à peu près un tiers de la masse cérébrale, ce qui est assez considérable. En même temps que se créent de nouveaux neurones, les circuits neuronaux vont se développer. Des études de connectivité fonctionnelle montrent que pendant les taches de mémoire, ces réseaux s’activent de façon de plus en plus précise.

BL : A quel âge le cerveau de l’enfant est-il "mûr" ?

FE : Ces phénomènes de maturation cérébrale sont très lents à se mettre en place. On pourrait dire qu’ils ont cours tout au long de la vie, mais la période importante est celle qui va de l’enfance à l’adolescence. A l’adolescence, les choses « se stabilisent » si l’on peut dire, et notamment les zones frontales. Les zones frontales sont un peu le chef d’orchestre de beaucoup d’activités cognitives, notamment des activités mnésiques (relatives à la mémoire, ndlr). Le circuit fronto-hippocampique est déterminant pour la constitution de la mémoire épisodique, car c’est lui qui va permettre de faire le lien entre le cœur de l’événement et le spatio-temporel. Toutes les études menées sur le sujet, qu’elles soient développementales ou pathologiques, tendent à prouver qu’à partir de cet âge de 6-7 ans, qui correspond au début de la maturation cérébrale, l’enfant « se met dans un mode épisodique » ¬  qu’il entame le processus qui va lui permettre d’avoir des souvenirs.

BL : Toujours d’après Paul Frankland, la création de nouveaux neurones, la "neurogénèse", entraînerait une perte de mémoire qui expliquerait qu’on oublie nos souvenirs d’enfance. Sa théorie est qu’il faut en quelque sorte "faire de la place" dans le cerveau pour que celui-ci soit à même de "mûrir"…

FE : Nous ne disposons pas à l’heure actuelle de suffisamment d’éléments pour pouvoir affirmer cela, tout du moins dans l'espèce humaine. Pour accréditer cette thèse, il faudrait pouvoir mener des études du cerveau très fines qui, à cette heure, ne sont pas réalisables.

BL : L’idée selon laquelle la maturation du cerveau entraînerait une recomposition du souvenir est-elle crédible ?

FE : Il est certain qu’une fois arrivé à un certain stade de maturation du cerveau, le fonctionnement de la mémoire est différent. L’enfant passe d’un mode « perceptivo-sémantique », qui lui permet d’intégrer des connaissances, à un mode qui s’approche de la mémoire épisodique. Les mécanismes neuronaux qui sont mis en place à ce moment-là chez l’enfant sont des mécanismes de connectivité entre les lobes frontaux, les lobes pariétaux et les hippocampes. Mais on ne peut pas certifier qu’il existe un lien direct entre le développement des structures cérébrales et celui de la mémoire épisodique. Des études sont menées actuellement sur le sujet, mais rien n’est inscrit dans le marbre.

BL : Que faut-il entendre exactement par "amnésie infantile", au final ?

FE : L’amnésie infantile, ce sont deux choses. C’est d’abord le fait que l’enfant ne forme pas de vrais souvenirs. Mais c’est aussi le fait qu’on ne peut pas, adulte, se remettre dans le contexte d’un événement de l’enfance. Si je vous demande ce que vous faisiez le 15 août, vous allez à la fois penser à votre activité ce jour-là, et vous plonger dans un certain contexte cognitivo-affectif. Or vous ne pouvez pas vous replonger dans le contexte cognitivo-affectif d’un événement survenu alors que vous aviez deux ou trois ans. Cela tient au fait que l’on est très différent adulte de ce que l’on était enfant. Les informations sont encodées différemment à l’âge adulte. Quand on est adulte et qu’on rappelle un souvenir, on rappelle à la fois le cœur du souvenir et son contexte, ce que ne peut faire l’enfant.

BL : Il y a pourtant des souvenirs qui demeurent…

FE : C’est une question extrêmement difficile à trancher. Quand je donne des conférences, il y a toujours quelqu’un qui lève la main dans l’assistance et qui dit : « Moi, je me souviens, quand j’avais dix-huit mois, j’étais dans mon landau et ma mère faisait ci et ça… » Je ne contredis jamais ces personnes : après tout, pourquoi pas, il est possible que des traces de souvenirs très anciens demeurent… Dans la constitution du souvenir ou de ce que l’on croit être le souvenir, il faut cependant tenir compte de ce que l’on appelle « le roman familial ». Par « roman familial », il faut entendre les éléments qui construisent la famille et qui me construisent aussi en tant qu’individu. Ces éléments sont rappelés dans le cadre de réunions de famille, un peu comme on le fait lors de commémorations historiques. Régulièrement, lors des anniversaires, des fêtes de mariage, on rappelle ces éléments et l’enfant intègre ces éléments-là comme des souvenirs. En grandissant, il va se structurer autour de ces souvenirs au point de les faire siens. Sans vouloir anéantir les rêves de la personne persuadée d’avoir un souvenir datant de ses dix-huit mois, le fait est que beaucoup de « souvenirs » sont issus de ce roman familial qui, au final, devient notre propre histoire. C’est ce qui permet de donner un sens à notre existence. Mais, très objectivement, avoir adulte de vrais souvenirs d’enfance est quelque chose d’assez peu plausible. Car la majorité des souvenirs se décontextualise : ce qu’on vit, on va l’intégrer à nos connaissances et on ne va garder que les souvenirs emblématiques de certaines périodes, ou de certaines ruptures entre des périodes. Les souvenirs sont reconstruits : quand on les évoque, on les reconsolide sous une forme nouvelle.

BL : Y a-t-il toujours, forcément, reconstruction ? N’y a-t-il pas des souvenirs "fiables" ?

FE : Cette question est redoutable. On sait aujourd’hui que quand on vit un événement à un temps T, qu’on réévoque ce souvenir à un temps T1, à un temps T2, à un temps T3, à chaque fois, on le reconstruit. On édulcore aussi d’autres souvenirs. Ce phénomène est de mieux en mieux étudié. Pour prendre un exemple, quand on discute d’un sujet d’actualité à cinq ou six autour d’une table, si on laisse passer un élément important de l’événement, cet élément va être dégradé. A l’inverse, si un élément de la conversation a particulièrement retenu notre attention, cet élément va être rehaussé. Le souvenir n’est jamais neutre. La mémoire est une synthèse. Cette synthèse doit rester cohérente malgré nos changements de statut. Je m’explique : selon que je travaille ou pas, que je suis avec des amis ou des gens que je ne connais pas, je vais être différent. Et pourtant, je dois garder un certain sentiment d’identité et de continuité. Tout le problème de la mémoire, c’est de maintenir l’équilibre, entre la capacité à reconstruire, à faire en sorte que ce qu’on mémorise est adapté à la situation dans laquelle on se trouve, et le besoin d’avoir une sorte de fil rouge, de base, qui nous permet de rester le même. Car le but est aussi de rester le même. A l’âge que j’ai – bientôt 60 ans -, j’ai des convictions, des intérêts, des hobbies qui, à quelques détails près, sont ceux que j’avais adolescent ou jeune adulte.

BL : Nous avons aussi des souvenirs qui traversent le temps, qui sont toujours les mêmes, et cela, toute notre vie durant ?

FE : Pas avant la fin de la période d’amnésie infantile, c’est-à-dire pas avant trois-quatre ans. Dans la période de l’amnésie infantile, le cerveau n’est pas prêt à former des souvenirs, il n’en a pas les capacités. La principale raison de l’amnésie infantile, c’est ça. Au-delà des trois-quatre ans, on commence à former des souvenirs durables. C’est là qu’apparaissent les premiers souvenirs qui correspondent souvent à des événements forts comme la naissance du petit frère, de la petite sœur… L’école joue un rôle structurant. On a des images de classes, de maîtres d’école qui nous ont marqué. C’est quand même, de manière générale, assez flou.

BL : Est-ce que le souvenir ne s’inscrit pas mieux dans la mémoire quand les sens sont sollicités ?

FE : En effet, on revient ici à l’importance du contexte. Il y a l’événement en lui-même, et puis il y a tout ce qui l’entoure : le cadre, mais aussi les sons, les couleurs, les bruits qu’on encode de manière incidente. Le fait est que nous n’avons pas besoin de faire d’effort pour les enregistrer : l’odeur, les bruits, les couleurs sont là. Si ce qui entoure l’événement est très riche sur le plan sensoriel, cela fournira des indices pour retrouver l’événement en question. C’est un peu le principe de la madeleine de Proust…

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