Guerre en Ukraine : la crise énergétique peut-elle se transformer en bonne nouvelle pour le climat ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Des installations du champ pétrolier et de condensats de gaz de Novoprtovskoye du géant russe du gaz et du pétrole Gazprom au cap Kamenny, dans le golfe de l'Ob.
Des installations du champ pétrolier et de condensats de gaz de Novoprtovskoye du géant russe du gaz et du pétrole Gazprom au cap Kamenny, dans le golfe de l'Ob.
©ANDREY GOLOVANOV / AFP

Atlantico Green

Suite à la guerre en Ukraine et à la volonté de ne plus dépendre des importations russes, nous allons devoir faire des économies de pétrole et de gaz.

Philippe Charlez

Philippe Charlez

Philippe Charlez est ingénieur des Mines de l'École Polytechnique de Mons (Belgique) et Docteur en Physique de l'Institut de Physique du Globe de Paris.

Expert internationalement reconnu en énergie, Charlez est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la transition énergétique dont « Croissance, énergie, climat. Dépasser la quadrature du cercle » paru en Octobre 2017 aux Editions De Boek supérieur et « L’utopie de la croissance verte. Les lois de la thermodynamique sociale » paru en octobre 2021 aux Editions JM Laffont.

Philippe Charlez enseigne à Science Po, Dauphine, l’INSEAD, Mines Paris Tech, l’ISSEP et le Centre International de Formation Européenne. Il est éditorialiste régulier pour Valeurs Actuelles, Contrepoints, Atlantico, Causeur et Opinion Internationale.

Il est l’expert en Questions Energétiques de l’Institut Sapiens.

Pour plus d'informations sur l’auteur consultez www.philippecharlez.com et https://www.youtube.com/energychallenge  

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Myriam Maestroni

Myriam Maestroni

Myriam Maestroni est présidente du fonds de dotation E5T. Elle est l'ex présidente d'Economie d’Energie et Primagaz. 

Elle est l'auteure de plusieurs ouvrages majeurs: Intelligence émotionnelle (2008, Maxima), Mutations énergétiques (Gallimard, 2008) ou Comprendre le nouveau monde de l'énergie (Maxima, 2013), Understanding the new energy World 2.0 (Dow éditions). 

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Atlantico : Suite à la guerre en Ukraine et à la volonté de ne plus dépendre des importations russes, nous allons devoir faire des économies de pétrole et de gaz. Dans quelle mesure la situation peut-elle avoir, de facto, un effet positif sur la lutte contre le dérèglement climatique et induire des bonnes pratiques pour l’avenir ? 

Philippe Charlez : La dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe est en moyenne de 40% mais la situation est très hétérogène suivant les pays. Ainsi, pour l’Espagne c’est seulement 10% et la France 20%.  D’autres pays comme les pays baltes ou la République Tchèque dépendent à 100%. Les quantités importées de Russie sont telles qu’on ne peut imaginer à moyen terme les remplacer par du Gaz Naturel Liquéfié. Avec un marché du GNL déjà saturé et dont les cargaisons voguent essentiellement vers le sud est asiatique (Japon, Chine, Corée), créer une compétition nouvelle Europe/Asie engendrerait une surenchère avec une nouvelle flambée des prix à peine imaginable.

Notre stratégie court terme ne peut donc que passer par des économies d’énergie : consommer moins pour dépendre moins. Il faut à ce stade différencier efficacité énergétique de sobriété énergétique. Dans le premier cas, nous réduisons notre consommation en luttant contre les gaspillages mais sans altérer notre tissu économique et notre niveau de vie. En revanche, la sobriété énergétique réduit de façon indifférenciée notre consommation et de facto détruit de la richesse. Commençons donc par chasser nos nombreux gaspillages. Prenons quelques exemples simples. Réduire de 1°C la température de notre logement permet de réduire de 7% sa consommation de gaz ou de fuel. Chasser les fuites thermiques aux fenêtres en y apposant des joints collés peut se faire en une journée et réduire de 20% à 30% la consommation. L’occupation énergétique du tertiaire (bureaux, commerces, écoles, administration) est de 80% alors que l’occupation physique est de 20%. On peut lire en filigrane de ces chiffres, les bâtiments de la Défense allumés durant toute la nuit ou les administrations continuant de chauffer ou de climatiser même quand il n’y a personne. On peut aussi dans les transports penser à réduire la vitesse sur autoroute à 100km/h, poursuivre le télé travail qui est devenu monnaie courante durant les pandémies successives ou encore ubériser le covoiturage (Mettre en œuvre un système de marché particulier de covoiturage géré par application numérique). Ces mesure simples mises en œuvre massivement (Philippe Charlez (2021) « L’Utopie de la Croissance Verte » Editions JM Laffont) pourraient nous faire économiser 140 TWh par an sans toucher à notre niveau de vie. 140 TWh, c’est 32% de la consommation gazière française soit bien davantage que nos importations russes ! De toute façon, la croissance démesurée des prix nous imposera rapidement l’application de ces mesures de bon sens. Elles auront de facto un effet bénéfique sur nos émissions de gaz à effet de serre. 

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Myriam Maestroni : Il est clair que le conflit russo-ukrainien nous remet en face d’une réalité historique, à savoir notre dépendance européenne croissante en matière d’énergie. Cette dépendance se traduit, notamment, par des importations qui représentent environ 60% de nos consommations d’énergie. On a déjà vécu à plusieurs reprises nombre de « wake up calls » qui nous rappellent cette situation. Dans les années 1970, après trois décennies de croissance (« les Trente Glorieuses ») nous avons vécu le double choc pétrolier de 1973 (suite à la guerre du Kippour) et de 1979 (révolution islamique iranienne après la chute du Shah d’Iran). Cela avait provoqué une forte hausse du prix des produits pétroliers et des crises économiques majeures. A l’époque, l’Arabie Saoudite représentait plus de 20% de la production mondiale de brut. Depuis les années 1980, on a aussi vécu, à plusieurs reprises, les effets des tensions russo-ukrainiennes sur nos approvisionnements de gaz naturel. Rappelons à ce sujet que d’énormes quantités de gaz traversent l’Ukraine via les gazoducs qui acheminent le gaz russe vers l’Europe. Ainsi, à de multiples reprises, les contentieux entre les deux pays (dette ukrainienne pour le paiement du gaz russe-2008/2009-, renégociation des termes des contrats de vente de gaz de la Russie à l’Ukraine -2011- pour citer quelques exemples marquants) ont créé des ondes de chocs, allant jusqu’à l’interruption des livraisons (janvier 2009), évidemment ressenties par les consommateurs européens.

A chacune de ces crises, on a vu se mettre en place des stratégies différentes entre les divers pays européens, visant à essayer de tamponner cette forte dépendance énergétique. Ainsi, en France, après le premier choc pétrolier de 1973, le gouvernement de Pierre Messmer décidait d’accélérer le développement de l’énergie nucléaire (le plan Messmer actait, en mars 1974, la construction de 13 réacteurs de 900 MW en 2 ans, en février 1975, le président Valéry Giscard d’Estaing lance un nouveau plan de même ampleur. Les investissements se sont poursuivis jusqu’aux années 2000, pour parvenir à un mix électrique dépendant pour les ¾ de la production nucléaire alors qu’en 1970, 5% de l’électricité était nucléaire), démarrée par le CEA après la 2ème guerre mondiale, pour produire son électricité et il convertissait ainsi le pays en un des parcs les plus significatifs du monde avec 19 sites nucléaires et 58 réacteurs capables de produire autour de 400 TWh par an. Déjà, à l’époque, l’argument essentiel était de garantir « l’indépendance énergétique du pays ».

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Suite à ces chocs pétroliers, on a également vu émerger, dans notre pays, une politique en faveur des économies d’énergie. C’est l’époque de la fameuse affirmation, encore fortement ancrée dans notre inconscient collectif : « en France, on n’a pas de pétrole mais on a des idées ». Le cas français reste assez unique puisque les politiques énergétiques adoptées par les différents États membres de l’UE varient de façon significative, avec, souvent, des décisions diamétralement opposées. C’est ce qui explique des niveaux de dépendance énergétique variables selon les pays. Ainsi en 2019, des pays comme l’Estonie, la Suède ou la Roumanie affichaient des taux de dépendance énergétique parmi les plus bas (4,8% pour l’Estonie et autour de 30% pour la Suède et la Roumanie), tandis que Malte, le Luxembourg ou Chypre dépendent à plus de 90% des approvisionnements extérieurs. On a également vu certains pays accroitre leurs niveaux de dépendance entre 2008 et 2019 (Danemark, Pays-Bas, Lituanie et Pologne et dans une moindre mesure la République Tchèque, l’Allemagne ou la Belgique), du fait de l’épuisement des ressources locales. L’évolution de la demande d’énergies fossiles des différents pays varie notamment en fonction des niveaux de production d’énergies renouvelables et des gains d’efficacité énergétique. En 2018, près de 30% du pétrole à destination des pays de l’Europe et plus de 40% gaz étaient importés de Russie rendant nos pays vulnérables aux risques de manque de diversité des approvisionnements sur fond de négociations longues et complexes de mise en œuvre des infrastructures de transport (gazoducs South Stream et North Stream). Or, la demande d’énergie baisse moins vite que prévu face à une offre d’énergies (dont les énergies vertes) qui augmente trop lentement. C’est ce qui explique le paquet législatif présenté en 2016 (après les tensions de 2014) par la Commission européenne pour renforcer la part du GNL (Gaz Naturel Liquéfié) et ainsi diversifier ses sources d’approvisionnements.

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Il ne faut pas croire que cette recherche de sources d’approvisionnements alternatifs se fait sans effort, car les infrastructures (terminaux de stockage, de liquéfaction et de regazification) à mettre en œuvre - en plus de la gestion des modalités spécifiques de transport (méthaniers notamment) - sont de vrais gageures. De plus, moins dépendre de la Russie signifie dépendre davantage d’autres sources d’approvisionnements. En effet, pour moins dépendre du gaz russe, on a notamment fortement accru nos importations du gaz de schiste américain (+272% entre juillet 2018 et mai 2019), or l’exploitation de ce gaz provenant de la fracturation hydraulique, interdite en France, est largement controversée dans notre pays. Cela signifie également accélérer les importations du gaz d’Azerbaïdjan, récent agresseur et vainqueur des Arméniens du Haut- Haut-Karabakh. Ce pays a commencé à livrer, fin 2020, du gaz à l’Italie, à la Grèce et à la Bulgarie, un gaz provenant du gigantesque gisement de Shah Deniz, via le corridor gazier sud-européen qui traverse la Géorgie et la Turquie. Enfin, cela implique également de faire appel au GNL du Qatar. Or, ce pays est le premier exportateur de GNL au monde, il bénéficie de ce fait du statut d’allié majeur de l’OTAN octroyé par les États-Unis, et il dispose d’une immense flotte de méthaniers puis compte déjà pour 5% des importations européennes. Mais il est déjà au maximum de ses capacités de production et doit surtout honorer ses contrats avec ses clients asiatiques (Chine, Japon, Corée…).

On voit que les questions d’indépendance énergétique d’ordre géopolitique que l’on redécouvre avec la terrible guerre russo-ukrainienne viennent clairement se superposer aux objectifs de plus en plus prégnants de réduction des consommations d’énergies fossiles pour lutter contre l’urgence climatique.

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Cette dernière est de mieux en mieux comprise au fil des rapports de plus en plus précis et détaillés du GIEC. On mesure tous les jours ses conséquences, bien plus graves que nous ne le pensions, et sa progression, bien plus rapide que nous ne l’imaginions. La priorité de la lutte contre le réchauffement climatique est au cœur de l’ambition de réduction de l’utilisation des énergies fossiles, qu’il s’agisse de charbon (la plus polluante et émettrice de CO2 de toutes), de pétrole ou de gaz naturel. Ainsi, fin 2019, juste avant la crise sanitaire liée au Covid 19, l’Union européenne prenait des positions ambitieuses afin d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050 avec un point d’étape important en 2030. Bien entendu, ce « Green deal » inclut un ensemble de mesures ayant vocation à lutter contre le dérèglement climatique et donc réduire à terme la consommation -et donc les importations- d’énergies fossiles. 

Néanmoins, la mise en œuvre de cette politique constitue un véritable défi, car elle suppose de s’attaquer à de nombreux chantiers de façon simultanée et elle requiert des temps de mise en œuvre longs et coûteux.

Pour décarboner, il faut transformer en profondeur le mix énergétique. Cela suppose notamment de réduire, voire de renoncer aux énergies fossiles en général, de maximiser l’efficacité énergétique dans tous les secteurs (logement, tertiaire, industrie…), d’accroître significativement la part des énergies renouvelables, de trouver des solutions permettant de gérer l’intermittence de la production d’électricité solaire ou éolienne, et donc d’optimiser les solutions de stockage, de développer massivement l’hydrogène vert, de réduire avec différentes technologies les émissions de CO2, de transformer la mobilité et plus généralement les transports (routière, ferroviaire, aérienne, maritime) et enfin sans doute de renforcer la capture du carbone et d’imaginer des technologies encore anecdotiques de captation directe de CO2 dans l’atmosphère. Les transformations et les investissements à réaliser sont gigantesques, et leur temps de mise en œuvre sont difficilement compressibles. Il est également critique de donner une valeur de plus en plus incitative au carbone.

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Il est clair que les motivations à changer semblent s’accumuler : à l’urgence de la lutte contre le changement climatique semblent venir s’additionner les questions de souveraineté énergétique…. mais il n’est pas si évident d’en déduire que le conflit russo-ukrainien pourrait signifier une opportunité pour accélérer de façon effective cet immense chantier.

Est-il possible de développer un nouveau modèle de production énergétique qui soit à la fois respectueux de l’environnement et viable économiquement et stratégiquement ? Le conflit en Ukraine et les sanctions contre la Russie vont-elles nous mettre sur la voie ? 

Philippe Charlez : Si la guerre est d’abord porteuse de brutalité, d’oppression et de désolation, elle est aussi souvent révélatrice de situations latentes occultées en temps de paix. La crise ukrainienne a révélé la vulnérabilité du système énergétique européen. Une vulnérabilité qui ne date pas du conflit et qui apparaissait déjà dans les chiffres en 2017 et 2018. Les investissements massifs et inconsidérés dans les renouvelables (plus de mille milliards de dollars en Europe depuis 15 ans) et la volonté de sortir du nucléaire notamment en Allemagne ont créé de toute pièce cette dépendance au gaz russe. 

Les renouvelables ne pouvant supporter à eux seuls la croissance de la demande électrique, le gaz est inexorablement monté en puissance. Il faut sur ce point mentionner le rôle funeste joué par les écologistes sur les choix énergétiques européens : leur double lobbying anti-nucléaire et anti-gaz de schistes nous a jeté de facto dans les bras de Vladimir Poutine. Il est aujourd’hui établi que certaines ONG « bien-pensantes » ont entretenu des relations troubles avec le géant Gazprom (lire sur Contrepoints, Atlantico ou Boulevard Voltaire)  et obtenu des oligarques russes de juteux financements en échange d’un puissant lobbyisme anti-nucléaire et anti-gaz de schistes. Tel fut le cas de WWF dont l’ancien président de la branche française, Pascal Canfin, est aujourd’hui président de la commission environnement au Parlement Européen. Inconscience ou escroquerie organisée nous laisserons à chacun la liberté de son interprétation.

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Indépendamment du conflit russo-ukrainien, l’envolée des prix du gaz depuis l’été 2021 a progressivement induit en Europe une nouvelle prise de conscience énergétique. Elle s’est notamment cristallisée en France à travers le virage à 180° d’Emmanuel Macron sur le nucléaire : sauf accident, le grand carénage des réacteurs existant, le lancement d’au moins 15 EPR4 mais aussi de SMR sont maintenant en théorie choses acquises. De même au niveau européen, l’intégration du nucléaire dans la taxonomie verte peut être considéré comme une petite révolution. Le nucléaire est devenu un marqueur politique gauche/droite : tous les candidats de droite et du centre (incluant LREM) sont ouvertement pronucléaires alors que les candidats de gauche (PS/EELV/LFI) souhaitent tous en sortir plus ou moins progressivement. Une gauche traître à la Nation qui continue de jouer la même musique tel l’orchestre du Titanic après avoir percuté l’iceberg de la mort ! 

Le conflit devrait booster le développement du biogaz et ressortir des cartons le dossier européen des gaz de schistes. Il devrait aussi implicitement accélérer le remplacement des équipements thermiques par des équipements électriques dans l’habitat (remplacement des chaudières au gaz par des pompes à chaleur), dans la mobilité (voiture électrique et croissance de l’hydrogène) ainsi que dans l’industrie énergivore (sidérurgie, ciment, verre, chaux).

Mais, l’énergie reposant sur le long terme, on ne peut que déplorer tout ce temps perdu pour des raisons purement idéologiques et morales. Si ce terra euro investi en Europe dans les renouvelables l’avait été dans le nucléaire et le développement du gaz domestique, l’Europe serait sans aucun doute aujourd’hui indépendante du gaz russe.

Myriam Maestroni : Au cours de la dernière décennie, on a vu émerger de plus en plus de scénarios crédibles et réalistes sur un mix énergétique totalement revu et corrigé à horizon 2050 et basé sur la production d’énergies renouvelables, la production de biocarburants et une part significative d’hydrogène vert. 

Ainsi dès 2013, à titre d’exemple, l’ADEME, publiait un rapport prospectif qui présentait des pistes claires pour parvenir à un scenario qui intégrait un déploiement massif des énergies renouvelables et une montée en puissance de l’efficacité énergétique. L’an dernier, RTE publiait également, une étude présentant un mix électrique décarboné grâce aux énergies renouvelables, mais avec des bémols sur la façon de garantir techniquement l’intégration de ces sources de production intermittentes au réseau.

Encore plus récemment, il y a quelques mois, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) publiait son rapport « Net Zéro by 2050, a roadmap for the global energy sector », exposant un scénario permettant d’atteindre la neutralité carbone (également appelé scénario ZEN ie Zero Emission Nette) à horizon 2050 grâce à une chute des consommations de l’ordre de 8%, malgré un accroissement global de la population mondiale), à une forte électrification de l’économie et à un accroissement énorme de la proportion de production d’énergie solaire photovoltaïque et éolienne qui devraient représenter 70% de la production en 2050. Le reste de la production électrique pourrait être assuré par du nucléaire dont l’AIE voit la part doubler entre 2010 et 2050, mais avec un poids sur le mix total qui resterait inférieur à 10%. Le scénario inclut également une transformation du parc de véhicules en électrique (60% des ventes mondiales en 2030, 100% en 2050 et 99% des poids lourds).

Ces quelques exemples démontrent que la transformation de l’économie est en route, notamment du fait de l’impératif absolu de décarboner pour pouvoir rester sur une trajectoire d’accroissement des températures inférieur à 1,5°C, vu comme critique depuis la COP 21 et renforcé par la dernière COP 26.

L’envie d’accélérer devient une nécessité absolue lorsqu’on regarde les effets délétères des épisodes climatiques extrêmes. L’accroissement de la pression liée aux tensions géopolitiques et aux volontés d’une plus grande indépendance ou souveraineté énergétique vient s’ajouter à cette nécessité de refonder un nouveau paradigme éco-énergétique. Pourtant la guerre pourrait devenir un frein plus qu’un accélérateur car elle pousse, malheureusement, à gérer d’autres priorités de court terme au détriment des priorités climatiques clefs, dont mise au point et le suivi rigoureux des feuilles de route qui permettant de réellement atteindre les objectifs de décarbonation.

De plus on assiste à un niveau de sensibilité croissante à la question des prix de l’énergie qui devient extrêmement pénalisant pour les consommateurs, du coup moins enclins à intégrer la vision long terme de l’urgence climatique face à leur préoccupation immédiate de pouvoir d’achat qui vient renforcer la revendication « fin du monde vs fin du mois ». Les risques importants de crise économique directement et indirectement induits par les sanctions pourrait peser sur notre capacité à mener à bien et dans les meilleurs délais les titanesques efforts de transformation qui s’imposent pour lutter contre le changement climatique. Bref, pour que la lutte contre le changement climatique, complexe en soi, puisse se déployer au mieux, il faut espérer que des pistes de sortie de conflits vont finir par émerger avec une nouvelle diplomatie énergétique encore à construire… mais ce dernier dossier restera encore longtemps ouvert car le monde est en train de changer bien plus encore qu’on ne l’imagine.

Quelles pistes la situation actuelle va-t-elle nous forcer à envisager, à plus ou moins long terme ? Cela peut-il être, par exemple, l’occasion d’une vraie prise de conscience sur l’isolation thermique ? 

Myriam Maestroni : Les pistes pour aller vers la neutralité carbone sont multiples, comme on l’a évoqué. Néanmoins, la question spécifique de l’efficacité énergétique, vous avez raison de le rappeler, est fondamentale. Elle constitue la pierre angulaire de la transition énergétique. On la retrouve dans tous les scénarios net zéro, et il existe un consensus sur la nécessité logique de réduire les consommations. Néanmoins, force est de constater que l’on reste encore très flou et imprécis sur la définition d’une véritable politique de réduction des consommations d’énergie. Si on prend le secteur du logement qui nous concerne tous, on est loin d’être sur une feuille de route claire, précise et exhaustive. On en est souvent encore à avoir du mal à définir les leviers de réduction des consommations qui sont pluriels. Il s’agit notamment de faire évoluer nos comportements avec plus de 200 éco-gestes possibles pour réduire nos consommations… mais il faut aussi rénover nos logements. Plus de la moitié des logements de l’UE sont en sur-consommation chronique et utilisent de 5 à 9 fois d’énergie que ce que consommerait un logement neuf. Le chantier est gigantesque… et il ne s’agit pas juste d’isoler thermiquement les combles, les sols, les murs, mais également de changer nos chaudières (avec encore d’immenses progrès à accomplir pour trouver un matériel fiable et efficace), d’optimiser nos émetteurs, de réguler au plus juste la chaleur, de baisser les consommations d’eau chaude, de changer nos systèmes d’éclairage, de renouveler nos parcs d’électroménagers anciens et trop énergivores, de couper nos appareils en veille etc. Il faut également équiper nos logements de dispositifs nous permettant de comprendre nos consommations journalières… car il est difficile de prendre des mesures pour réduire des consommations que nous ne comprenons pas, et enfin d’essayer quand c’est possible de produire notre propre énergie. Bref, la route est encore longue pour parvenir à optimiser nos consommations au plus juste.

Il est vrai que l’explosion des prix (encore loin de refléter le niveau réel des cours du pétrole ou du gaz) nous offre l’occasion de nous ré-interroger sur quoi faire et comment faire… mais le niveau des réponses apportées est encore loin d’être à la hauteur de l’enjeu.

A quelles limites se heurtent les principales pistes envisageables ? 

Philippe Charlez : Il n’y a pas à proprement parler de limites techniques. Toutes les technologies dont je viens de parler aussi bien au niveau des équipements (PAC, voitures électriques, hydrogène vert, fours à arc électrique) que des sources d’énergie (EPR, SMR) sont matures et existent sur étagères. 

Mais, concernant le nucléaire notamment, les filières européennes ont été vidées de leurs compétences à la fois en termes d’ingénieurs (les jeunes talents ne voulaient plus du nucléaire) et d’ouvriers (spécialement sur l’aspect critique des soudures). On sait aujourd’hui que l’explosion des coûts de l’EPR de Flamanville est en partie due aux pertes de compétences. Reconstituer la filière prendra au moins dix ans.

Son économicité est d’autre part fortement liée à la standardisation des équipements. C’est notamment le cas des SMR : individuellement il coûte une fortune alors qu’à partir de plusieurs dizaines il devient très compétitif. Nous avons donc besoin de construire au niveau des 27 un système énergétique européen coordonné et homogène et non une somme de systèmes énergétiques hétérogènes nationaux comme tel a été le cas au cours des deux dernières décennies. Tout autant que l’écologie politique, l’égoïsme nationalisme est un redoutable ennemi d’une transition énergétique réussie.

Nous assistons aujourd’hui au niveau européen à un regain solidarité étonnant. Est-il pour autant structurel ? Ne volera-t-il pas en éclat une fois la tension redescendue ? Rappelons que l’énergie reste dans la charte européenne une chasse gardée nationale. Rappelons que certains pays européens comme l’Allemagne, l’Autriche et le Grand-Duché de Luxembourg restent farouchement anti-nucléaires. Rappelons que parmi les principaux candidats à la présidentielle, trois d’entre eux souhaitent sortir du nucléaire et quatre au moins du système électrique européen. Bien seul dans sa conviction louable de fédéralisme européen Emmanuel Macron a incontestablement gagné des points. Attendons de l’Europe un message cohérent dans la durée avant de crier victoire !

Myriam Maestroni : Le déploiement massif d’un nouveau paradigme éco-énergétique bas carbone implique, comme on l’a déjà évoqué, de déployer simultanément un ensemble de chantiers. A la question des investissements, extrêmement significatifs, qui s’imposent, on va devoir gérer des questions d’acceptabilité citoyenne car il n’est toujours pas facile de convaincre de l’opportunité d’installer des éoliennes, par exemple. Aussi faut-il en plus ajouter à cette difficulté des délais extrêmement longs pour obtenir des permis de construire. A ces questions encore structurelles, on va devoir ajouter la prise en compte d’éléments conjoncturels tels que les contraintes pas encore résolues de remise à niveau des chaînes d’approvisionnements déjà fortement éprouvées par la crise sanitaire et maintenant encore plus par la guerre russo-ukrainienne. On se heurte également à la nécessaire question de la disponibilité des talents, des compétences et des savoirs faire nécessaires pour pouvoir passer à la mise en œuvre des chantiers de la transition énergétique. La question des coûts et des salaires, directement affectés par les effets inflationnistes qui pourraient s’aggraver, sont sans doute également des limites à prendre en compte.

Enfin, on risque de souffrir de problèmes d’approvisionnements en matériaux critiques  (« critical minerals ») dont la liste s’allonge pour la transition vers le paradigme zéro émission nette. En effet, pour construire des installations de production d’électricité photovoltaïque ou éolienne ou de batteries, on a un besoin croissant de métaux rares tels que le cobalt, le lithium, le nickel ou le graphite, par exemple. On prévoit que la demande de ces matériaux, surtout produits en Chine pour le moment -bien que présents dans le sous-sol d’autres zones du monde dont la Russie-, pourrait être multipliée par 6 d’ici à 2040 par rapport à 2020. 

Bref, si les pistes vers un monde plus ZEN sont nombreuses, les contingences dont la folie des hommes en guerre, et les obstacles à lever restent bien nombreux encore, tandis que le « tic-tac de l’horloge climatique » (expression créée par Christian de Perthuis), s’accélère...

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