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Vouloir être moderne à tout prix crée un terrible vide social et politique
©Flickr

Homme à la dérive

La "modernité" – concept souvent vide de sens dans la bouche de ceux qui s'en réclament – ne doit pas être la fin en soi de l'action politique. Plutôt que de sombrer dans le culte de cette "modernité", mieux vaudrait savoir préciser cette notion difficile à manier.

Rémi Brague

Rémi Brague

Membre de l'Institut, professeur de philosophie à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne et à la Ludwig-Maximilians-Universitat de Munich, Rémi Brague est l'auteur de nombreux essais dont Europe, la voie romaine (1992), la Sagesse du monde (1999), La Loi de Dieu (2005), Au moyen du Moyen Age (2008), le Propre de l'homme (2015) et Sur la religion (2018).

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Atlantico : Vous dénoncez dans votre dernier livre la "maladie de la modernite" qui a envahi nos sociétés contemporaines. En quoi le terme de modernité a-t-il fini par devenir "pathologique" pour comprendre ce qui nous entoure actuellement ?

Rémi Brague : « Moderne » était à l’origine un curseur : aujourd’hui est plus moderne qu’hier, et moins que demain… Il est donc absurde de vouloir être « absolument moderne », voire « de plus en plus moderne » : nous le serons de toute façon demain plus qu’hier. La pathologie commence là où l’on arrête le curseur pour dire : désormais, nous serons modernes, et on fait du passé un épouvantail : « nous ne sommes plus au Moyen Age ! », comme on a encore le culot de le dire après le XXe siècle.

D'après vous, l'individu pouvait toujours s'inscrire autrefois dans une référence qui le dépassait (la nature, Dieu…) alors que l'homme moderne ne peut se penser que par rapport à lui-même. Jusqu'à quel point ce "vide" est-il soutenable ? Comment notre modernité tente d'y remédier actuellement ? 

Mais il n’est pas soutenable ! Si l’on ne se pense que par rapport à soi-même, on ne peut plus savoir s’il est bon que l’on existe. Il faut un point d’appui extérieur. Les succédanés abondent, mais ils s’usent vite. Qui épouse son temps se retrouve très vite veuf. Tout un côté de nous ne croit plus au progrès ; mais nous croyons encore qu’il faut être « progressiste », et « réactionnaire » est encore une insulte.

En quoi la modernité actuelle se distingue-t-elle de celles des Lumières ? Le terme de "post-modernisme" souvent employé est-il justifié ?

Distinguons « postmodernité » et « postmodernisme ». La première veut dire mille choses, par exemple que les gens qui pensent ont cessé de croire en un tapis roulant qui mènerait automatiquement vers des sommets radieux, illusion qui date justement des « Lumières » avec Turgot, et plus encore Condorcet. Nous ne sommes pas sortis de la modernité, mais nous sommes peut-être en train de sortir du modernisme et donc d’entrer dans le « postmodernisme ».

Vous évoquez notamment dans l'ouvrage une "inflation" du mot "culture" qui s'étend désormais à tout, ou presque, (graffiti, management…). Cela n'illustre t-il pas paradoxalement une disparition de la culture en tant que telle ? 

La culture, comme le mot le dit, transpose l’agriculture au domaine humain. Elle suppose un intense et travail sur soi qui dure toute la vie : il faut acquérir des informations, des compétences et des manières. Il s’agit de s’élever au-dessus de soi-même bien plus qu’au-dessus d’autrui pour devenir « distingué ». Ce qui m’énerve, c’est qu’on appelle « culture » l’expression brute de n’importe quel caprice irréfléchi, ou n’importe quelle habitude reçue du milieu social, des médias ou de la pub. La culture devrait être un moyen pour la personne de trouver son chemin singulier. Elle devient un principe de ce que l’on appelle l’« identité », c’est-à-dire de l’appartenance à un troupeau.

D'aucuns évoquent aujourd'hui une "révolution des valeurs" qui s'illustrerait par une résistance de plus en plus forte à l'égard de projets "progressistes" (mariage homosexuel, PMA, sélection génétique…). Peut-on parler de l'émergence d'une véritable tendance "traditionaliste" ou d'un simple sursaut ?

Quand j’entends parler de valeurs, je sors mon revolver. Des valeurs, ce sont toujours nos valeurs, ou celles d’autres. Pourquoi ne pas parler plutôt de « biens » ? Les biens sont nécessairement communs.

Et tout ce qui se termine en « -isme » suscite ma méfiance. Le progressisme croit bêtement que tout ce qui est nouveau est bon. Mais quand on va dans le mur, on va aussi de l’avant. Quant au traditionalisme qui voudrait figer le passé, il est le pire ennemi de la tradition vivante, laquelle conjugue la piété envers le passé et le souci du bien, qu’il faut toujours chercher à nouveaux frais. Finalement, ce que menacent ces « avancées », c’est l’avenir de la civilisation, et peut-être de l’huPlumanité. De la sorte, s’y opposer, ce n’est pas retourner au passé, c’est se ménager un avenir. Je ne sais pas si cette résistance sera durable ou un simple feu de paille. Si elle doit durer, il lui faudra un gros travail de réflexion, à long terme. J’espère que, à côté de  bien d’autres, mon dernier livre et ceux qui le précèdent et le suivront, pourront y contribuer.

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