Territoires perdus de la République
Violences gratuites, racisme, antisémitisme… voyage aux origines du recul de l’ordre républicain qui ronge notre société
La société va mal : individu tué pour une place de Parking à Tours, inscriptions antisémites sur une porte d'habitation à Paris, agression homophobe dans le XXe arrondissement de la capitale, pressions faites aux femmes concernant leurs comportements.
Guylain Chevrier
Guylain Chevrier est docteur en histoire, enseignant, formateur et consultant. Ancien membre du groupe de réflexion sur la laïcité auprès du Haut conseil à l’intégration. Dernier ouvrage : Laïcité, émancipation et travail social, L’Harmattan, sous la direction de Guylain Chevrier, juillet 2017, 270 pages.
Barbara Lefebvre
Barbara Lefebvre, enseignante et essayiste. Auteur de C’est ça la France (Albin Michel). Elle a publié en 2018 Génération « j’ai le droit » (Albin Michel), était co-auteur en 2002 de l’ouvrage Les territoires perdus de la République (Pluriel)
Atlantico : Tué pour une place de Parking à Tours, inscriptions antisémites sur une porte d'habitation à Paris, agression homophobe dans le XXe arrondissement de la capitale, pressions faites aux femmes concernant leurs comportements, quel est l'état des lieux de notre société au regard de tels actes ?
Barbara Lefebvre : Ces faits, jadis rangés dans la catégorie « divers », font aujourd’hui la une des médias, même si cette médiatisation ne dure que quelques heures et reste sans suite, abandonnant le téléspectateur à son effroi. Cette exposition peut tourner à la saturation notamment sur les chaînes info ou les buzz des réseaux sociaux et contribue à accroitre l’anxiété au sein de l’opinion qui a le sentiment de vivre dans une société terriblement violente. Mais il faut rappeler que la violence est un élément intrinsèque à toutes sociétés humaines et il serait bien naïf de croire qu’on puisse l’éradiquer. Le discours progressiste de la modernité occidentale porte ce fol espoir depuis près de deux siècles. La récusation depuis un demi-siècle de tout autre discours que celui de la modernité triomphante, de toute autre morale à portée universelle que celle des droits de l’homme a contribué à faire du progressisme individualiste sur fond d’économisme la base de toute pensée politique et de toute réflexion sur la société. S’interroger sur la nature de la violence et ses implications théoriques c’est un des fondements de la philosophie depuis les Grecs. Rousseau par exemple n’est pas le gourou du développement personnel moderne qu’on retrouve aujourd’hui dans certaines présentations de sa pensée ; il était loin d’être un pacifiste ! Tout cela pour dire, que notre société ne supporte plus la violence ; c’est le discours consensuel des intellectuels, des politiques, des médias. Mais elle a crée les conditions de sa permanence – sous des formes plus ou moins renouvelées - qu’il s’agisse des violences symboliques ou physiques. La violence demeure le principal moyen pour soumettre autrui, un outil d’entrave à sa liberté voire à son droit de vivre. Ce qui compte dans une société ce sont les instances de régulation de la violence individuelle et/ou collective, davantage que le développement de machines idéologiques à éradiquer la violence. Elle reste une composante de l’âme humaine, elle a son utilité. Quand un ennemi vous déclare la guerre, si vous campez sur vos positions non violentes, il sera victorieux et vous mourrez. On peut rêver d’un monde où les hommes se battraient à coups de peluches mais le réel est bien différent.
Voilà, on est en 2018, rue Ordener à Paris et on vit un cauchemar éveillé pic.twitter.com/XqRYUVgxLg
— Marie Ottavi (@marie_ottavi) 20 septembre 2018
Guylain Chevrier : Effectivement, nous voyons monter le nombre de ces actes au fil de l'actualité. Il y a de plus en plus d’homicides volontaires pour des motifs qui paraissent futiles. Un jeune homme, Adrien Perez, a été ainsi poignardé à mort à la sortie d'une boîte de nuit dans la région grenobloise fin juillet. Il avait été mortellement blessé à coups de couteau en tentant de s'interposer pour défendre un ami, pris à partie par plusieurs autres jeunes qui voulaient en découdre. Samedi dernier, c’est un homme de 43 ans, père de famille, qui à Saint-Pierre-des-Corps, près de Tours (Indre-et-Loire), est décédé des coups reçus de plusieurs individus, pour une simple place de parking. Il y a aussi les agressions à caractère discriminatoires contre des homosexuels qui se multiplient, comme celle perpétrée sur le jeune Arnaud à Paris il y a quelques jours, et un peu avant celui de Nîmes, ou trois adolescents visaient spécialement les homosexuels, parce que considérés par eux comme faibles et n’osant pas porter plainte. Le harcèlement de rue, que subissent de nombreuses femmes est aussi assez marquant, comme l’exemple du quartier de la Chapelle-Pajol à Paris en a témoigné. Les femmes de ce quartier se plaignaient de ne pas pouvoir se déplacer sans essuyer des remarques et des insultes de la part de nombreux hommes, avec des bars, des restaurants, le square, interdits par des groupes de vendeurs à la sauvette, dealeurs, migrants et passeurs, qui y tenaient les rues. Une situation qui a déclenché une large pétition pour stopper ce phénomène.
Les territoires perdus de la République sont-ils de plus en plus nombreux ?
Barbara Lefebvre : Oui et précisément parce qu’on n’a pas voulu regarder en face le réel et sa violence, dès la fin des années 1980. La violence de cette jeunesse exigeait une répression sans faille, dans les familles, à l’école, dans le quartier. On a préféré inventer l’idéologie antiraciste en croyant naïvement que cette moraline allait calmer tout le monde. Qui fait l’ange fait la bête disait Pascal. Dès le début des années 1990, on entendait les acteurs de terrain dire que chaque génération était plus violente que la précédente, qu’elle était de plus en plus précoce. On a observé ce cycle d’ensauvagement sans réagir, paralysés par nos illusions progressistes. Les Français ont été saturés de beaux discours et leur cortège d’explications valant excuses : c’est la faute au chômage, à l’élitisme scolaire, à la laideur des logements, à la discrimination raciale, au trafic de drogue, etc. On a dépensé des milliards pour rénover des quartiers sans s’attaquer à ceux qui faisaient régner la terreur dans les quartiers. Il aurait fallu déloger des familles entières, faire les saisies sur salaires et aides sociales des parents de mineurs délinquants, expulser les délinquants récidivistes étrangers, déployer une présence policière pour imposer l’ordre. Si à la fin des années 1980-début 1990 on avait montré de la force et de la résolution quand ces phénomènes étaient à leurs prémices, les choses auraient-elles autant dégénéré ? La loi française n’aurait-elle pas primée sur la loi du quartier dans l’esprit des gens et de façon concrète ? Aujourd’hui ces territoires sont sous la coupe des islamistes ou des trafiquants qui se partagent le pouvoir sans toujours se fréquenter, dans un inquiétant statu quo. Pendant ce temps, des gens sans histoire vivent là et subissent la violence de ces seigneurs locaux.
Guylain Chevrier : Il est indéniable que ces territoires se sont multipliés, car les lignes de force qui sont à l'œuvre ici n’ont pas faibli. C’est Patrick Kanner, ministre de la ville en 2016 qui parlait au lendemain des attentats de Bruxelles, pour ces territoires, d’une tête de pont d’une centaine de « Molenbeek français », du nom du quartier communautarisé de la capitale belge d’où la violence est venue. On a du mal à comprendre que, dans ce contexte, où mille précautions sont à prendre, même des centres sociaux contribuent à cette confusion en en oubliant leur mission universelle laïque et leur neutralité, comme à Bergerac (Dordogne), où le maire les a laissés être utilisés le soir largement par les familles pratiquant le ramadan, jusqu’à 1 heure du matin, sous prétexte de « s’adapter aux habitudes des gens ». Ce qui a amené la CAF à suspendre ses financements. Comment ne pas voir que l’on encourage ainsi une logique communautaire qui pèse sur la liberté de choix des autres personnes de même origine dans ces quartiers, sur la façon de vivre leur religion ou de na pas la pratiquer, au risque du communautarisme, de nouvelles mises à part et de l’enfermement religieux, de fracture avec les autres habitants ?
Comment comprendre les racines du mal ? S'agit-il du résultat d'une situation qui a été laissée trop longtemps sans réponse ?
Barbara Lefebvre : On est restés sans voix pendant plus de vingt ans face aux violences contre les biens et les personnes qui se multipliaient dans ces quartiers : agressions contre les médecins, les travailleurs sociaux, les pompiers, les enseignants, les commerçants, destruction de biens publics, caillassage de bus, feux de voiture, rodéos sauvages. Les émeutes de 2005 ont montré la réalité de ces violences, leur caractère homogène nourri d’une haine profonde de la France sur fond encore vague d’identitarisme islamique et ethnoracial. Et le discours porté par les médias et les politiques a encore été de culpabiliser la société dans son ensemble. La grille de lecture binaire de la société « dominants-dominés » insupporte l’immense majorité des Français contre une poignée d’autres Français qui se victimisent à longueur de journée. Cela crée la fracture, à mon sens, la plus profonde et dangereusement explosive entre deux France. Au-delà de la pertinence de la partition sociale et économique décrite par Christophe Guilly entre élites et France périphérique, il existe aussi une fracture morale et civilisationnelle. Une France récuse l’accusation d’être le bourreau de la seconde qui s’enferme dans un déterminisme identitaire agressif qui empêche toute assimilation aux codes culturels et sociaux de la majorité. Cela ne peut que dériver vers la violence et aller en s’aggravant.
Guylain Chevrier : Nous sommes dans une société de plus en plus permissive, ou on a sacralisé le principe de tolérance, avec en toile de fond un modèle hyper-individualiste, ou le désir est tout et ne doit pas rencontrer de limites, avec cet idéal-type de la réussite fondé sur le tout avoir, que le football symbolise.
Quels ont été les mécanismes sociaux et politiques qui peuvent être à l'origine de faits qui auraient été jugés intolérables il y a encore quelques années ?
Barbara Lefebvre : La question éducative demeure centrale au fond. On voit bien dans ces quartiers difficiles qu’il n’y a pas de fatalité. Des familles résistent à toutes les dérives, leurs enfants réussissent leur scolarité et leur vie professionnelle, et s’empressent de quitter ces quartiers, ce qui est absolument normal. Qui voudrait rester dans le panier de crabes ! Mais ce n’est pas du tout un phénomène réductible à ces quartiers dits populaires. C’est une question sociétale : la destruction minutieuse de la famille après 1945, cette petite patrie lieu de sécurisation et d’éducation primordiale, la destitution de la figure paternelle réduite à un rôle de maman-bis, la maman qui doit aussi être une femme libre devant tout sacrifier à son bonheur individuel – l’éducation des enfants pouvant être sous-traitée à des nounous ou des objets électroniques. La récusation de l’autorité parentale, de leur responsabilité éducative, au profit d’institutions comme l’école me paraît avoir été un des ferments du désordre dans lequel sont plongés nos jeunes, de plus en plus anxieux, avec des addictions précoces aux drogues ou à l’alcool. L’école devrait se concentrer sur l’instruction et la transmission d’un héritage national commun, la grande patrie... Toutes les générations sont touchées par cette destruction du socle civilisationnel qu’est la famille. Et dans des familles porteuses de représentations culturelles différentes, le télescopage avec la famille occidentale moderne démocratiques faites d’égaux puisque les enfants et les adultes sont censés co-gouverner, est très violente et déstructurant. Cela ajoute de la violence à la violence.
Guylain Chevrier : On a relâché le seuil de tolérance à la mesure d’une crise profonde de société et d’absence de projet politique, du laisser-faire multiculturelle, d’une perte de confiance des citoyens dans leurs représentants, alors que l’économie semble subsumer le politique, et l’Union européenne décider à la place des Français, laissant s’effacer dans la brume du temps de l’histoire derrière nous toute idée d’un Etat fort, d’une unité de la nation qui en soit le reflet.
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